Masayuki Uemura, l’ingénieur de la NES et de la Super Nintendo, nous a quittés. C’est en milieu de matinée que la triste nouvelle est tombée et il n’a pas fallu bien longtemps pour que les messages se mettent à pleuvoir sur les réseaux sociaux. Parti à l’âge de 78 ans le 6 décembre dernier, cet homme a eu un rôle si important chez Nintendo et dans l’industrie du jeu vidéo qu’il nous paraissait inconcevable de ne pas lui rendre hommage.
En ce mois de novembre 1981, Masayuki Uemura n’est pas serein. En charge du bureau R&D2 (Recherche et développement) de Nintendo, cela fait plusieurs années qu’il cherche une idée visant à redorer le blason de son équipe et celle-ci ne vient pas. En face, le bureau R&D1, dirigé par Gunpei Yokoi, cartonne avec les Game & Watch et il n’en faut pas plus pour créer un climat d’incertitude. À bientôt quarante ans, l’ingénieur électronique sait que son avenir est en jeu, surtout après le fiasco Radar Scope (la borne occasionnera une panique chez Nintendo of America et la création du célèbre Donkey Kong). La situation est tendue. Jusqu’à un certain coup de fil…
Je pense que tout a commencé lorsque Yamauchi-san, l’ancien président de Nintendo, m’a appelé chez moi. C’est certain. Il me dit alors que les bonnes ventes de Game & Watch ne dureraient pas très longtemps. À l’époque, j’étais responsable du service Recherche & Développement 2 dont les effectifs tendaient à diminuer. J’avais pas mal de temps libre et je pouvais rentrer chez moi assez tôt. (rires). Il me dit que le prochain produit qui ferait un tabac serait les jeux vidéo à jouer sur l’écran de télévision du salon et m’a demandé si mon service pouvait les développer. Il souhaitait que les jeux ne soient plus intégrés, mais qu’au contraire, la console utilise des cartouches, un système qui gagnait en popularité à l’époque. Il ajouta également qu’il voulait une machine que la concurrence ne pourrait pas égaler avant trois ans.
Sur le moment, l’ingénieur est complètement déboussolé ! À ses yeux, la demande du président de Nintendo est totalement irrationnelle ! Pendant plusieurs jours, il tente d’éclaircir la requête de ce dernier et obtient une information qui le perturbe encore plus : la machine ne devra pas dépasser le prix psychologique de 10.000 yens (soit environ 100 euros avec l'inflation). Le défi est colossal, voire impossible, mais l’employé de Nintendo a trouvé un vrai moyen de regagner la confiance de son boss. Et il va alors tout donner pour que tout soit prêt pour le milieu de l’année 1982 comme l’exige son supérieur. Dans un premier temps, il se tourne vers l’entreprise Sharp (son ex-employeur) et établit un premier contact qui s’annonce prometteur, mais cet espoir est rapidement douché par Yamauchi lui- même.
J’ai commencé à effectuer des recherches sur les jeux vidéo, mais un autre problème se posa rapidement. Yamauchi-san avait décrété que nous ne pouvions pas fabriquer cette console en collaboration avec Sharp. Cela m’ennuyait vraiment. (rires) J’avais l’intention de collaborer avec Sharp.
En réalité, Sharp travaille déjà avec la R&D1 sur la conception des Game & Watch et le président de Nintendo craint que la gestion de plusieurs projets en simultané perturbe le bon fonctionnement de son fournisseur d’écran et de semi-conducteurs.
LA SOLUTION DE FORTUNE ?
Masayuki Uemura poursuit ses investigations, mais les portes se referment les unes après les autres. Tous les géants du secteur pensent que le boss de Nintendo est complètement à la ramasse et que son projet va dans le mur. C’est finalement d’une petite entreprise que vient l’espoir.
À l’époque, Ricoh possédait une usine de production de semi-conducteurs dotée des installations les plus modernes, mais ils avaient des problèmes car le taux de production de leurs installations végétait. Ils voulaient que je vienne visiter leur usine et voir si nous pouvions nous servir de ces installations. À l’époque, cette usine ne fonctionnait qu’à 10% de sa capacité.
Uemura-san se rend chez Ricoh et pose une question qui fait mouche : « Peut-on obtenir Donkey Kong avec ça ? ». Les ingénieurs de Ricoh, visiblement séduits par l’approche de l’ingénieur, sont sous le charme. Avant d’être des ingénieurs, ce sont des joueurs et ils s’imaginent le potentiel d’une telle console ! Au lieu de jouer en arcade, il serait possible de jouer à Donkey Kong à la maison ? Les intéressés, remontés comme des pendules, parviennent à convaincre leur direction d’accéder à la requête de Nintendo. Et celle-ci est surréaliste ! Elle concerne la production de milliers de composants pour un prix dérisoire de 2 000 yens (moins de vingt euros) par pièce ! Le pari est réussi !
Masayuki Uemura, aux termes d’âpres négociations (et l’aval de son président qui a ensuite pris part aux discussions), obtient ce qu’il désire et va imaginer une console répondant à des contraintes de budget importantes. Reposant sur un processeur 6502 de chez Ricoh, la Family Computer (renommée Famicom par les joueurs japonais) est un monstre de puissance pour l’époque. Sorti le 15 juillet 1983, elle était connue sous le nom de code Young Computer et avait la particularité d’être composée de deux manettes inamovibles, d’un plastique de faible qualité et d’une teinte assez cheap. Pendant son développement, Masayuki Uemura a élaboré plusieurs prototypes de joystick, mais il n’était pas convaincu par ce système de manche. C’est alors qu’il a eu l’idée d’exploiter la fameuse croix directionnelle des Game & Watch et les boutons Select et Start. Il va également intégrer un micro sur la seconde manette de la console (en raison de la popularité du karaoké au Japon). L’ingénieur de Nintendo va ainsi réussir un tour de force en développant une console en… un an et neuf mois au tarif de 14 800 yens (147 euros avec l'inflation). Masayuki Uemura aura également un grand rôle dans la conception du modèle occidental de la Famicom, autrement dit notre NES.
DE LA FAMICOM À LA NES
On a longtemps cru que la NES, dans sa forme occidentale, était avant tout l’œuvre du designer américain Lance Barr, mais ce n'est pas tout à fait vrai. En réalité, Nintendo of America a bel et bien conçu une ébauche de ce que deviendrait la NES, notamment en lui donnant cette forme de magnétoscope. Mais ses designers se sont basés sur un dessin provenant de Nintendo Japon. Et si la cartouche est protégée, à l’inverse de la Famicom et sa cartouche apparente, c’est parce que Masayuki Uemura craignait le climat de certains lieux en occident.
Le Japon a un taux d’humidité élevé, il n’y a donc pas beaucoup d’électricité statique. Cependant, si vous allez en Amérique, en particulier dans un endroit comme le Texas, c’est très sec, donc il y a beaucoup d’électricité statique. Nous voulions donc nous assurer que les enfants ne touchent pas les ports de connexion. C’est ainsi que la cartouche est également devenue plus grande, car c’est ainsi qu’il faut concevoir le produit.
En tant qu’ingénieur électronique, Uemura-san a compris que la forme de magnétoscope (tout le monde rêvait de cet appareil à l'époque) pouvait être un danger pour les mains des enfants un peu trop aventureux. Il a donc fait en sorte que ce soit compliqué d’atteindre les ports de connexion en allongeant la taille de la cartouche. Plutôt futé, non ? Cet ingénieur avait un énorme talent et celui-ci a eu d’excellentes idées. Par exemple, avec d’autres personnes, il a suggéré que le NES Zapper (le pistolet électronique) soit proposé en pack avec un jeu – en l’occurrence Duck Hunt – pour séduire les joueurs occidentaux (SEGA fera la même chose avec son pack Master System – qui deviendra finalement le nom définitif de la console auparavant nommée SEGA Video System). Il sera aussi à l’origine du Famicom Disk System, le lecteur de disquettes compatible avec la Famicom. Fort de cette expérience, il ne pouvait en rester là.
LE COUP DE MAÎTRE
Revigoré avec le succès stratosphérique de la Famicom (pendant, qu’à son tour, la R&D1 vivra quelques moments compliqués), la R&D2 est logiquement appelée pour créer celle qui doit succéder à la console de 1983. Contrairement à ses travaux du début de la décennie 80', Masayuki Uemura a désormais plus de liberté pour imaginer la nouvelle machine. C’est en 1987 que démarre la conception de la Super Famicom, qui deviendra Super Nintendo chez nous. Au départ, la console embarque un processeur central de type 65C816 (de Western Design Center) et se doit d’être rétrocompatible avec les cartouches de sa grande sœur. Mais le temps passe et l’équipe est empêtrée dans des problèmes de gestion sonore. Le projet accumule un tel retard que la rétrocompatibilité est abandonnée au milieu de l’année 1988.
L’ingénieur électronique va ainsi peaufiner son prototype jusqu’au 21 novembre 1988, date de la première conférence de presse auréolée du sceau de la Super Famicom. À l’époque, la console arbore une robe blanche et grise et s’avère plus mastoc que le modèle final. Elle dispose de boutons coulissants et se veut très bombée. La manette, quant à elle, est constituée de boutons rouges et marqués A, B, C et D (les touches de tranche étant E et F). Comme la rétrocompatibilité a disparu, Nintendo cherche une alternative. Masayuki Uemura a ainsi imaginé, en parallèle, un nouveau modèle de Famicom, reliable à la Super Famicom et compatible avec les nouvelles manettes. Toutes ces idées seront ensuite envoyées aux oubliettes.
Sur la conception de la Super Nintendo, Masayuki Uemura ne s’est pas épanché dans les médias occidentaux. Porté par le succès de la Famicom/NES, il a sans doute travaillé plus sereinement et a – probablement – rencontré moins de contraintes. Il ne s’agit toutefois que d’une hypothèse. Le 28 juillet 1989, il participe à une nouvelle conférence de presse et dévoile les fruits de ses travaux. La Famicom « bis » a disparu et toute l’attention se porte sur les changements apportés à la Super Famicom. Celle-ci est désormais très proche du modèle final et embarque encore plus de mémoire. Les boutons des manettes sont renommés A, B, X, Y, L et R et la console, remodelée, se résume à un gros bouton central EJECT, à un bouton coulissant Power et à une touche Reset. Masayuki Uemura et son équipe ont ainsi optimisé le rendu global de la console, son architecture et toutes ses fonctionnalités. Ils ont ainsi collaboré avec Ken Kutaragi (futur ingénieur en chef de la PlayStation) pour le développement de la puce sonore, de marque Sony, équipant la Super Famicom et qui permettra à de nombreux compositeurs de s’exprimer pleinement.
À cet instant précis, il ne le savait pas encore, mais il s’apprêtait à accompagner une nouvelle génération de joueuses et joueurs, tout en fédérant les fans de la NES. Tout comme sa grande sœur, la Super Famicom – ou Super Nintendo comme on l’appelle chez nous – a permis l’émergence de développeurs de génie et de jeux incroyables. Nintendo a d’ailleurs cherché à prolonger sa durée de vie en l’accompagnant du Super FX (avec ses jeux en 3D), mais aussi du Satellaview, le module connecté et permettant d’accéder à du contenu exclusif. Ce dispositif est également l’œuvre de Masayuki Uemura.
Au-delà de ses travaux sur les consoles, l’ingénieur électronique a également joué le rôle de producteur sur des titres aussi emblématiques que Soccer, Baseball, Golf, Clu Clu Land et Ice Climber. Après un passage chez Sharp, il a finalement passé toute sa carrière chez Nintendo avant de partir en retraite en 2004. Discret, l’homme a participé à une conférence en février 2020 au National Videogame Museum de Sheffield et il se livrait, de temps à autre, à quelques interviews. Né au Japon en temps de guerre et dans un milieu modeste, Masayuki Uemura a changé l’Histoire du jeu vidéo et son héritage est encore là pour très longtemps.
Vous savez, c’est seulement quand quelqu’un comme vous arrive et pose beaucoup de questions qui me fait penser que je faisais peut-être partie d’un grand projet. Je suis né pendant la guerre et il n’y avait rien. On jouait avec des pierres et des bâtons de bambou. Puis, à l’école primaire, on a commencé à voir apparaître des modèles réduits de trains et des petites radios montables en kit. Durant cette période, j’ai le souvenir de monter une radio à partir de ses composants, c’est ce qui m’a poussé à devenir ingénieur.
Il s’appelait Masayuki Uemura et on lui doit beaucoup.
Domo arigato Uemura-san.
SOURCES :
- Interview exclusive
Retro Gamer et chaîne Youtube Les Gebs24
- L'Histoire de Nintendo, volume 4
, par Florent Gorges
- Page Wikipédia
Masayuki Uemura
- Interview
Eurogamer.net - The Man who made the NES
- Compte rendu
de la conférence de presse du National VideoGame Museum