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Alors qu’il travaillait dans un gros studio de jeu vidéo, Arnt Jensen décide de tout plaquer pour voler de ses propres ailes. Déçu et dégoûté par l’industrie elle-même, il commence à laisser parler sa colère sur le papier. De ces dessins découleront un jeu devenu un véritable classique aujourd’hui : Limbo, symbole de la désillusion de son créateur. Retour sur la genèse atypique d’un jeu pas comme les autres.
Arnt Jensen, l’électron libre
C’est au Danemark, dans une petite ferme pittoresque, que grandit le petit Arnt. S’il mène une petite vie paisible dans la campagne, profitant de ses balades en bordure de forêt pour s’évader quotidiennement, son esprit se laisse déjà aller à des sujets bien sombres. Dès son plus jeune âge, il lit les Frères Grimm (Le Petit Chaperon rouge, Hansel et Gretel, Blanche-Neige…), Astrid Lindgren (Fifi Brindacier…) et Tove Jansson (Les Moomins…). Rien d’étonnant en soit, les lectures classiques d’un enfant scandinave. Mais Arnt n’est pas attiré par les jolis dessins, les aventures enfantines ou les mondes merveilleux. Ce qu’il apprécie, lui, c’est la façon dont la mort est traitée dans ces différentes lectures, du moins c’est ce dont il se rappelle aujourd’hui. Étrange pour un petit garçon ?
Mais Arnt est un enfant à part. Il préfère dessiner, plutôt que de passer du temps avec ses camarades. Il faut dire que le tempérament d’Arnt ne colle pas avec la légèreté propre aux jeunes enfants : le jeune garçon est têtu, intransigeant et son ego est supérieur à la moyenne. Ce n’est que plus tard, en 1994, qu'il réalisera que ces traits de caractère ne sont pas forcément un mal. C'est à cette date qu’il rejoint la Design School de Kolding. Doué avec un crayon et fasciné par les jeux et l’informatique, il nourrit peu à peu l’espoir fou de pouvoir combiner ses deux passes-temps et exercer un métier de passion.
C’est donc la consécration quand il est appelé par IO Interactive pour devenir concept artist. Si ce nom ne vous dit rien, sachez juste que c’est ce studio qui se cache derrière la saga Hitman. C’est principalement grâce à cette dernière que le studio danois a su grandir et attirer les acheteurs (Eidos Interactive en 2004, puis Square Enix en 2009), devenant peu à peu une grosse machine de l’industrie. Si Hitman premier du nom avait reçu un retour plutôt mitigé, avec Hitman 2 : Silent Assassin IO Interactive (3 millions d’unités vendues) a transformé l’essai, faisant de la saga la figure de proue du studio. Et qui dit licence à succès, dit souvent nécessité de produire de nouveaux épisodes vite et sans grand renouveau. C’est là que ce qui s’apparentait à un rêve, devient un cauchemar pour Arnt.
Une industrie gangrenée et un besoin de liberté
Une créativité étouffée, un mimétisme stérile, une période de crunch qui laisse peu de répit… Tous ces aspects peinent Arnt, qui est de plus en plus sujet à l’angoisse et ne s’épanouit plus dans son travail. Il décide de quitter la boîte et de se lancer à son compte, mais rien n’y fait. Il déteste les impératifs de productivité et le fait de devoir se plier aux exigences de ses clients... Sa déception, il la couche sur le papier, en laissant libre cours à son imagination bridée. En ressort une plage et une grotte sombre (appelée son « endroit secret ») qui constitueront le point de départ d’une série de dessins créant peu à peu un univers monochrome obscur et intriguant. Dès qu’il se sent mal, c’est dans ce dernier qu’il se plonge, l’étayant chaque jour un peu plus. À travers la noirceur de ce petit monde imaginaire, il extériorise ses angoisses présentes et passées, comme sa déception face à l’industrie, sa fascination haineuse des insectes ou son attrait pour la mort. Vous l’aurez compris ce sombre univers qui prendra vie au fil des coups de crayon d’Arnt Jensen, c’est celui de Limbo.
Très vite, le jeune homme comprend que son prochain jeu sera tiré de ces dessins, et que, pour une fois, ce sera le sien, pleinement. Une fois l’univers ainsi créé, Arnt commence à penser à ce qui fait un jeu : les mécaniques de gameplay. « Ce sera un point’n click » se dit-il pour commencer, afin de coller à son seul impératif : développer un jeu assez simple mécaniquement parlant pour qu’il puisse le faire seul. Rien de bien étonnant puisqu’Arnt a toujours été un solitaire dans l’âme, et sa quête de liberté n’a rien arrangé. Et pourtant, il doit très vite revenir sur ses exigences naïves… C’est en 2006, soit deux ans après son premier dessin, qu’il se décide finalement à accepter la dure réalité : s’il est bon artiste, il n’a pas les compétences nécessaires au bon développement d’un jeu. Résilié, il part donc à la recherche d’un partenaire pour l’accompagner dans cette tâche.
Pour trouver la perle rare, il diffuse une petite vidéo pour partager l'univers et le concept de son jeu. Et ça plaît… beaucoup… beaucoup trop… Arnt reçoit des dizaines de messages, certains mêmes provenant de grands éditeurs. Pour quelqu’un qui, encore aujourd’hui, est très mal en l’aise en interview, se retrouver ainsi assailli de toute part a de quoi ressembler à un nouveau cauchemar :
J’ai vraiment pris peur avec toutes ces personnes cherchant à me joindre. Je recevais des e-mails venant d’éditeurs du monde entier. Il s’agissait d’un projet fait pour un seul homme à l’époque, et j’avais l’impression qu’ils cherchaient à le contrôler et en faire partie. J’étais terrifié à l’idée qu’ils puissent me le prendre et en faire quelque chose de commercial.
Arnt Jensen pour Edge
Playdead, la simplicité avant tout
Contre toute attente, une candidature attire son attention : celle de Dino Patti. La vidéo lui a suffi pour comprendre l’essence du projet d’Arnt, et surtout, ce qu’il lui manquait pour le réaliser. Dès leur première rencontre, il apparaît comme évident que le duo fonctionne, malgré leurs différences. En réalité, ces dernières deviennent très vite une force puisque les deux hommes se complètent, aussi bien sur le plan créatif qu’entrepreneuriale. Car pour développer Limbo, les deux hommes décident de créer le studio indépendant Playdead, notamment financé par des bourses de l’État (une première au Danemark) et la générosité de quelques investisseurs, qui ont bien sûr cherché à influencer le développement du jeu, comme le redoutait Arnt Jensen.
Mais avec Patti à la barre, le cap tient bon et l’équipe s’agrandit petit à petit pour donner vie à la vision d’Arnt. En 2007, Playdead a ses propres locaux et réunit un solide noyau de huit personnes, autour d’un seul mot d’ordre : la simplicité (ou quiet immersion selon Jensen). Un credo qui a d’ailleurs, comme aime le rappeler fièrement Jensen, poussé l’équipe à jeter pas moins de 70 % de leurs idées avant de boucler le jeu. C’est ainsi qu’est né Limbo, un jeu sans fioritures ou quêtes superflues, sans dialogue, sans réelle musique, sans réalisme outrancier, sans commandes compliquées, et qui arrive pourtant à avoir une profondeur qui l’a, à sa sortie en 2010, immédiatement propulsé au rang de classique du jeu indépendant.
C’est ainsi en voulant rompre avec les carcans imposés par les gros studios de jeux vidéo qu’Arnt Jensen (accompagné de Dino Patti) a mis au point, avec Limbo, sa propre façon de faire du jeu, plus proche que ce qu’était l’industrie à ses débuts : un milieu de passion porté par la créativité, loin des guerres financières et de pouvoir. Mais la pratique est souvent bien plus rude que la théorie… Peu de temps après la sortie d’Inside, deuxième jeu (à succès) du studio, Dino Patti quitte Playdead. Il est bon de rappeler que sans lui, Limbo tel qu'on le connaît n'aurait sans doute jamais pu voir le jour. Les raisons de ce départ ? Une guerre d’ego qui rongeait Playdead depuis 2015 et qui s’est conclu par le retrait de Dino Patti, qui a été poussé vers la sortie et forcé de vendre ses parts dans l’entreprise. Car oui, même au paradis de la simplicité, les choses sont loin d’être aussi simples qu’il n’y paraît...