Dans l'univers des légendes urbaines du jeu vidéo, l'une d'entre elles connaît une éclatante notoriété : Polybius. Les Simpsons, Les Mondes de Ralph, Loki... toutes ces productions plus ou moins récentes ont déjà accueilli dans leurs décors la mystérieuse borne d'arcade dont la naissance remonte aux années 1980 déjà. Revenons sur la petite histoire de ce symbole de la culture populaire vidéoludique.
Dans le paysage titanesque des légendes urbaines du jeu vidéo, Polybius en est probablement l’étendard. Entre complot gouvernemental, développeur intraçable et borne d'arcade tueuse, l'histoire qui suit puise ses sources dans les forums et bouches à oreilles du début des années 2000. Retour sur la creepy pasta vidéoludique la plus célèbre du XXIe siècle.
1981 à Portland : la théorie du complot
L'histoire de Polybius prend racine en 1981. Un an après la sortie du légendaire Pac-Man, les bornes d’arcade, dignes successeuses des flippers, restent ancrées dans l’air du temps jusqu'à l'avènement des prodigieuses consoles. Un article du Time note que les machines les plus populaires grapillent alors pas moins de 400 dollars par semaine. Nintendo publie à cette époque le premier Donkey Kong, tandis que Williams Electronics sort son Stargate. Les précurseurs de la scène vidéoludique posent les fondations des jeux labyrinthes, des plates-formes et des shooters. Et quelque part dans une salle de Portland, plus grande ville de l’Oregon, la légende raconte que les adolescents s’agglutinent autour d'une autre sensation locale : Polybius, une nouveauté présumément développée par une société baptisée "Sinnesloschen". Traduit d'un allemand approximatif, ce nom renvoie aux termes nébuleux "privation sensorielle". Quant au titre du jeu, il semble évoquer Polybe, un hipparque et historien grec qui affirmait notamment : "Si l'histoire est privée de la Vérité, il ne nous reste plus qu'un récit futile et sans intérêt". Aucune image de ce jeu pourtant populaire ne fera jamais surface. La rumeur dit que les curieux découvrent sur l'écran d'une borne noire des mécaniques qui se rapprochent de Tempest. Paru la même année, ce jeu d'action au rythme effréné nous chargeait de sauver la Terre d'une invasion alien à bord d'un vaisseau. Les ennemis avaient la particularité d'apparaître au centre de l'image et de se déplacer sur une trajectoire circulaire.
Dans Polybius, l'action est présentée comme rapide, frénétique, presque addictive ; et surtout, elle fourmillerait de messages subliminaux et d'énigmes cryptiques et kaléidoscopiques ; tout un tas de bizarreries qui provoqueraient chez le joueur des réactions physiques inquiétantes : hallucinations, terreurs nocturnes, crises d'épilepsie voire pensées suicidaires submergeraient les pauvres victimes qui se seraient essayées à l'expérience. Certains auraient même tiré un trait définitif sur le jeu vidéo, ou pire, auraient tiré un trait sur leur vie. Bref, Polybius serait finalement une sorte de version maléfique de la Dreamachine de Ian Sommerville et Brion Gysin, ce cylindre rotatif aux effets de lumière voués à plonger le cerveau dans un état de détente. Mais l'histoire, loin de s'arrêter là, raconte que les infernaux symptômes n'ont rien de surnaturels et découleraient d'intentions bien humaines. Des hommes vêtus de costumes noirs s'attrouperaient régulièrement autour de la borne pour y récolter les données. C'est de là que naît la théorie du complot entourant Polybius : ces individus en costard seraient tout bonnement des membres de la CIA, lesquels auraient concocté le titre dans l'intention de grossir leurs rangs avec de nouveaux soldats dotés d'une résistance mentale impeccable. Ils cataloguent les meilleurs scores, puis sans prévenir, font disparaître silencieusement les bornes. Évidemment, nombreuses sont les questions qui surgissent : pourquoi choisir de recruter des soldats via un jeu vidéo psychédélique ? De quelle façon, en 1981, a-t-on pu mettre au point cette création ? Comment la CIA a-t-elle réussi à évaluer les capacités cognitives de joueurs seulement en étudiant leurs scores ? Aussi fantasque le récit soit-il, certains y ont bien cru.
Steven Roach et les autres
Sur internet, aucune trace visible de Sinnesloschen, le supposé studio de développement à l'origine de Polybius. La première mention faite du jeu est quant à elle difficile à déterminer, mais aurait été réalisée bien après 1981 ; On le trouve en tout cas évoqué noir sur blanc en 1998, quand une entrée lui est dédié sur Coinop.org, sorte d'annuaire spécialisé dans l'arcade. On accusera d'ailleurs Kurt Koller, propriétaire du site, d'avoir créé le récit de toute pièce pour promouvoir sa base de données. Les rumeurs prennent une nouvelle ampleur en 2006, quand un homme s'identifiant sous le nom de Steven Roach publie un billet sur les forums de Coinop, clamant être l'un des concepteurs du jeu. Le post n'aura pour argument que la bonne foi de son auteur.
Je pense qu'il est temps que je mette un terme à cette histoire, même si la spéculation est amusante. Je m'appelle Steven Roach et je suis basé en République tchèque. Sinneschlossen était une société créée par moi-même et plusieurs autres programmeurs amateurs en 1978, qui travaillaient sur des composants de circuits imprimés et qui considéraient la programmation comme une activité secondaire limitée, mais très rentable.
Roach explique que son équipe a réalisé Polybius à la demande d'une "société du sud de l'Amérique", dont le nom est gardé secret pour des questions juridiques. Et de poursuivre : "Marek Vachousek était le programmeur qui a trouvé le nom de Polybius. Il avait étudié la mythologie grecque à l'université Masaryk et a trouvé ce nom parce qu'il sonnait assez audacieux et mystérieux". Mais à peine quelques jours après que le titre soit publié sur les bornes d'arcade, une terrible nouvelle survient : un garçon de 13 ans du Lloyd District de Portland est victime d'une crise d'épilepsie en y jouant.
Des directeurs d'entreprise sont descendus dans la ville pour évaluer la situation, ce qui peut expliquer ces rapports d'étranges hommes en costumes noirs traînant dans les parages et les machines ont souvent été prises en plein jour, provoquant des incidents mineurs mais notables. Pour autant que j'en sois informé, seules sept machines ont été distribuées dans la région et aucun autre incident lié à la santé n'a été signalé.
L'évènement aurait alors contraint le studio à retirer son jeu du circuit. Mais voilà, aucune liste d'anciens élèves de l'université Masary n'incluerait le nom de ce fameux Roach (Cf. enquête de Cat DeSpira). En revanche, on le trouvera cité dans les colonnes d'une rubrique de faits divers : en novembre 1998, un homme du nom de Steven Roach et sa femme Glenda sont arrêtés à Brno, en République Tchèque. L'école Morava qu'ils dirigeaient bafouait les droits de l'Homme, le personnel torturant et emprisonnant illégalement ses élèves. Naturellement, le lien entre ces deux individus ne pourra jamais être prouvé. De son côté, le responsable de coinop.org affirme en 2009 que Steven Roach est "imbu de lui-même, et ne connaît rien à ce jeu."
Le vrai du faux
En 2015, la journaliste Cat DeSpira publie un long article baptisé "Reinvestigation Polybius : With 2015 update". Cette adepte des légendes urbaines a justement grandi à Portland et aimait flâner dans la salle du Malibu Grand Prix Arcade. Mais comme la plupart des gens, ce n'est que bien après 1981 qu'elle entend parler de Polybius et des atrocités qui l'entourent : "Comme pour toutes les légendes urbaines, selon l'ancienneté de leur circulation, une fois les bases posées par l'événement initial, des couches supplémentaires sont ajoutées de décennie en décennie". Mais chaque légende aurait ses parts de vérité, imbriquées et suffisamment déformées pour constituer un conte plus sensationnaliste, à une époque où les nouvelles technologies fascinent particulièrement. Après enquête, elle conclut qu'il existait bien un jeu ressemblant à Tempest en novembre 1981 comme l'attesteraient les factures de cinq anciens exploitants de salles d'arcade du début des années 80 à Portland. Son nom aurait simplement été "Tempest". Mais le véritable élément déclencheur serait plutôt cet événement survenu dans sa salle d'arcade fétiche le 27 novembre 1981. Brian Mauro, 12 ans, tente de battre le record mondial de 30,1 millions de points sur Asteroids. Mais après 28 longues heures investies et quelques litres de jus d'orange et de Coca-Cola engloutis, le jeune Mauro est pris de douloureuses crampes dans les bras et de graves troubles intestinaux. Cloué au lit plusieurs jours, il devra se contenter du score de 14 millions de points et du titre honorifique du plus jeune marathonien de l'histoire des salles d'arcade classiques. Après lui, Michael Lopez, 14 ans, choisit de défier ses amis sur Tempest dans la même salle. Il racontera avoir souffert de vomissements et d'une migraine peu de temps après ; des symptômes qui peuvent s'expliquer par l'action frénétique du titre."J'admets que le rythme visuel et le flash de Tempest d'Atari me mettent mal à l'aise", justifie DeSpira. Lopez poursuit :
Mes amis étaient complètement paniqués. Ils étaient convaincus que le jeu m'avait fait du mal. Quand je suis retourné à l'école, les gens disaient que le jeu était dangereux. Je leur ai dit, 'Non... c'était une migraine'.
Et puis il y eut des décès. Jeff Dailey notamment, un joueur victime d'une crise cardiaque après avoir réalisé l'un des meilleurs scores sur Berzerk. Et Bukowski, mort d'une insuffisance cardiaque en jouant, lui aussi à Berzerk. Dans les deux cas, on blâme notamment le stress causé par le jeu.
Quant aux soi-disant Men in Black qui s'attroupaient régulièrement autour de la borne de Polybius, ils peuvent puiser leurs origines dans plusieurs situations ; notamment dans une nouvelle partagée par le journal The Oregonian le 9 décembre 1981. Celui-ci rapportait qu'après un an de surveillance de la part d'agents fédéraux, un mandat avait été déposé chez un propriétaire de salle d'arcade jugé coupable de truquer ses bornes pour verser illégalement de l'argent au lieu de points. Article à l'appui toujours, Car DeSpira évoque également une grande arrestation survenue quelques mois plus tard dans une salle servant de planque dans l'État de Washington, où s'étaient réunis 25 suspects dans l'intention de vendre des biens volés pour plus de 400 000 dollars. Des événements qui se produisent dans un contexte particulier : si les salles d'arcade occupaient une place prépondérante dans le mode de vie des familles américaines, elles n'étaient pas exemptes de polémiques (à l'instar des jeux vidéo d'aujourd'hui). Pendant le climat de conservatisme ambiant de la guerre froide de l'ère Reagan, on accusait régulièrement les bornes de jeux d'arcade, populaires auprès des jeunes, d'être une nouvelle alternative aux jeux d'argent. Beaucoup les trouvaient nocifs pour les enfants et capables de les rendre agressifs. Todd Luto, co-producteur de la série documentaire The Polybius Conspiracy, partage sa vision endurcie de l'époque dans les colonnes d'Eurogamer :
Au début des années 80, les salles de jeux n'étaient pas le havre de paix que les gens pensent. La drogue était un élément important de ce qui s'y passait. Les jeux d'argent étaient également très présents. Le FBI est venu dans la région de Portland, a placé des caméras cachées et a suivi les gens grâce aux initiales de leurs meilleurs scores. Les gens se souviennent donc d'un raid du FBI. Mais ils se souviennent aussi qu'il y avait des personnages de Men in Black qui y allaient aussi. Alors certains disent qu'ils n'essayaient pas de laver le cerveau des enfants, mais qu'ils essayaient de garder un oeil sur la salle d'arcade.
Et puis il y a bien sûr le projet MK-Ultra, nom de code d'un programme de la CIA dévoilé en 1975 qui a fait grand bruit. Celui-ci consistait, dans les grandes lignes, en l'élaboration d'une substance (incluant du LSD) capable d'altérer l'esprit et testée secrètement sur des sujets ; technique servant notamment à interroger les supposés partisans du clan soviétique. Bref, toutes ces histoires créent un terrain fertile pour les mythes, théories du complot et légendes urbaines, comme celle de Polybius. Enfin ajoutons à cela l'existence de Poly-Play, une borne d'arcade développée en Allemagne de l'Est en 1985 qui incluait huit petits jeux.
Reportage : Polybius, de la légende urbaine à la réalité (virtuelle)
Le mythe de Polybius reste alimenté au fil des années par des flopées d'internautes qui clament détenir des images du jeu interdit, ou qui tentent simplement de le reproduire. Sur le site sinnesloschen.com, il est possible de télécharger une "tentative de recréer" le mythe d'antan, incluant 11 niveaux à parcourir à bord d'un vaisseau dans des décors psychédéliques et circulaires. Et puis plus récemment, en 2017, nous avons eu droit au Polybius du studio Llamasoft, un jeu de tir psychédélique hommage en réalité virtuelle. Une production à déconseiller aux personnes souffrant de crises d'épilepsie.