Avant de devenir incontournable dans l’univers du jeu de rythme (Rez, Space Channel 5, Lumines, Meteos, Child of Eden), Tetsuya Mizuguchi s’est fait un nom en produisant certains des plus grands hits automobiles de SEGA. Né à Hokkaidō le 22 mai 1965, le garçon ne garde que peu de souvenirs de sa ville natale Otaru. Alors qu’il n’a que deux ans, son père, qui travaille dans une entreprise de Sapporo (dans le secteur de l’énergie), est muté dans une succursale à Tokyo puis Yokohama. De son enfance, « Miz », comme l’appellent ses proches, conserve le contraste saisissant entre le Mont Fuji qui surplombe la ville de toute sa beauté et cette fourmilière urbaine insaisissable. Il garde ainsi en mémoire ses nombreuses escapades montagneuse et cette communion avec les forêts, les lacs et les grottes. À l’âge de neuf ans, il est de nouveau contraint à déménager à Sapporo et retrouve ses racines à Hokkaidō. En parallèle de son attrait pour le phénomène [id:2909 Pong|sponsored=false], le garçon a une véritable révélation lorsqu’il découvre, sur le téléviseur de son établissement scolaire, un clip musical. Baigné dans la musique des Beatles, il sent tout le potentiel de cette nouvelle forme artistique et commence à se faire une culture à la fois cinématographique et littéraire. Toutes ces passions vont le conduire vers la filière artistique de la prestigieuse Université Nihon de Tokyo. C’est finalement en découvrant une borne d’arcade révolutionnaire qu’il décide, diplôme en poche, de rejoindre l’entreprise SEGA. Le début d’une incroyable carrière…
Au même titre qu'un film, qu'une pièce de théâtre ou qu'une comédie musicale, la création d'un jeu vidéo est un long processus et un morceau de vie pour des dizaines voire centaines d'individus. Durant ces mois et années, il arrive que la production soit émaillée d'évènements pouvant bouleverser l'édifice créatif. Ces obstacles forment l'expérience et permettent d'aboutir, généralement, à une œuvre bien différente des concepts d'origine. Le jeu vidéo n'échappe pas à cette règle et il est souvent l'épicentre d'une foule de circonstances amenant les développeurs à se surpasser. Jeuxvideo.com a décidé de vous raconter l'histoire de ces jeux, mais surtout de ces hommes et femmes qui ont, par le prisme d'une œuvre artistique, écrit une partie de leur biographie. Régulièrement, vous retrouverez les témoignages de ces artistes apportant un nouveau regard sur les productions d'hier. Cette fois, nous avons décidé nous attaquer à un chef d’œuvre de l’arcade et du genre automobile : SEGA Rally ! Paru en 1994 dans les salles obscures, il a été adapté sur Saturn et demeure, pour beaucoup, l’un des meilleurs jeux de course de tous les temps. Fort d’un gameplay chirurgical et de sensations fabuleuses, il est pourtant l’œuvre d’une équipe totalement novice, supervisée par un créateur visionnaire. Grâce aux témoignages de Tetsuya Mizuguchi et son équipe, nous allons retracer la réalisation de ce titre d’exception, de la signature des licences officielles aux essais de pilotage en passant par la création du jeu. Bonne lecture et n'hésitez pas à nous dire, dans les commentaires, si vous souhaitez revoir de façon régulière ce type d'articles.
À l’inverse de nombreux développeurs japonais aspirant à entrer chez Nintendo, Capcom, Namco ou Konami, Tetsuya Mizuguchi a toujours eu comme seul but d’être embauché par l’entreprise SEGA. En se remémorant ses débuts, il raconte :
De nos jours, Internet est une technologie courante permettant d’envoyer et de recevoir n’importe quelle donnée, qu’elle soit audio ou vidéo, mais à cette époque, il y avait des tas de choses qu’il était impossible de faire. J’ai finalement décidé d’entrer dans ce secteur d’activités après avoir vu une borne appelée R-360. Ce fut un vrai choc et je me suis demandé : « Mais quelle entreprise a pu créer une telle machine ? ». Je n’étais pas du tout intéressé par les autres entreprises. Je pensais même rester à l’université si j’échouais à entrer chez SEGA. C'était la seule compagnie, à mon sens, qui tentait de dépasser les limites en matière de divertissement et qui se restreignait pas au jeu vidéo.
Parue en 1992, la R360 est une borne gyroscopique montée sur un système mécanique qui lui permet de pivoter dans tous les directions, décuplant alors les sensations du simulateur de vol embarqué dans la machine (G-Loc puis, plus tard, Wing War). Tête d’affiche du constructeur à cette époque, la R360 est un pari extrêmement onéreux, symbole d’une entreprise prête à tout pour conserver sa place de leader en arcade. Yu Suzuki a d’ailleurs lâché une anecdote amusante à propos de cette drôle de machine :
C’était une création prestigieuse, capable de faire tournoyer les joueurs dans une sorte de boucle auto-alimentée, mais ce n’était pas sans danger. Pendant les tests, un employé de SEGA est resté une bonne partie de la nuit la tête en bas dans une cabine défectueuse pendant que ses collègues s’émerveillaient de leur nouvelle création.
Déjà, à l’époque, SEGA représente la prise de risques, le summum de la technologie en arcade. Tetsuya Mizuguchi, motivé comme jamais, décide de se rendre au siège de SEGA pour tenter sa chance. Mais pas question pour le passionné de passer par la méthode conventionnelle...
Il relate :
Je me suis rendu directement au siège de l’entreprise à Haneda. Je n’avais pas de rendez-vous (Rires) ! Je me suis dirigé vers l’accueil et la dame de la réception m’a expliqué qu’il me fallait un rendez-vous. Je lui ai alors demandé de me bloquer un rendez-vous (Rires). SEGA n’était pas une si grande compagnie à l’époque, c’était tout petit. J’ai eu un rendez-vous avec la division des ressources humaines, puis j’ai obtenu un entretien.
Il poursuit :
Mon interlocuteur était M. Hisashi Suzuki (NDA : il est considéré comme le tout premier employé de SEGA en 1962, avant même la fusion avec Rosen Enterprises, Ltd.). Je lui ai dit : « Je ne veux pas faire de jeux, je veux créer des expériences divertissantes qui aillent au-delà de ce qui existe, je veux créer le futur ! C’est pour cette raison que je souhaite rejoindre SEGA. » À ce moment-là, j’ai juste fait un déballage de mes connaissances et j’avais avec moi un dōjinshi – un recueil de quarante pages, une sorte de porte-folio, regroupant des créations amateurs et des articles sur la VR – que j’avais réalisé quand j’étais étudiant. Il a écouté attentivement en regardant mes documents puis il m'a lancé : « Eh bien, on n’en trouve pas beaucoup des comme toi ! On est une société de jeux et tu ne veux pas créer de jeux, mais je t’aime bien ! » Voilà, c’est comme ça que j’ai été embauché ! (Rires)
Différent et ambitieux, Tetsuya Mizuguchi tape dans l’œil du recruteur et se voit confier un projet considérable qui n’est pas un jeu, mais une attraction spectaculaire destinée aux salles d’arcade. Le garçon veut exploiter autant que possible la réalité virtuelle, la réalité augmentée, les graphismes en 3D et l’image de synthèse mais il n'a aucunement l'intention de créer un jeu vidéo. Ce qu'il désire, c'est flirter avec les technologies de pointe et SEGA représente l'entreprise parfaite pour se laisser aller à de telles expérimentations ! Dans un pays où la hiérarchie ne se discute pas, cela peut paraître surprenant qu'on ait accédé à sa requête. Mais Tetsuya Mizuguchi n'est décidément pas un employé comme les autres...
L’intéressé détaille :
J’ai rejoint SEGA en 1990 et mon premier projet a été de créer un casque de réalité virtuelle à partir de la Game Gear. Je l’ai fait moi-même en démontant une Game Gear et en utilisant les pièces. Personne ne m’a demandé de faire une chose pareille (Rires), je voulais juste voir ce que ça donnait. Visuellement, c’était un truc hideux, mais c’était simplement mon souhait à ce moment-là. J’ai créé ce matériel et je l’ai amené à la réunion du conseil d’administration. J’ai expliqué qu’on pouvait se servir de cet essai pour créer un casque de réalité virtuelle, mais ça n’a mené à rien à l’époque. C’était ma grande motivation : je voulais créer de la VR !
Créer un dispositif de réalité virtuelle à poser sur la tête à partir d’une Game Gear, voilà qui n’est pas commun ! Bien que l’employé soit novice et que son drôle de prototoype n'intéresse que peu de monde au sein de SEGA, ses supérieurs sont intrigués par le nouvel employé. À l'époque, même si la technologie de la réalité virtuelle est embryonnaire, certaines entreprises travaillent néanmoins sur des procédés innovants. C'est le cas de la compagnie anglaise Virtuality. Cette dernière est l'une des premières à commercialiser des casques de VR et cela intrigue fortement SEGA qui envisage l'arrivée de tels dispositifs sur ses consoles. Au sein de la firme japonaise, Tetsuya Mizuguchi est l'un des rares à se passionner pour cette technologie. C'est donc tout logiquement qu'il est invité à se rendre au Royaume-Uni pour s'entretenir avec les ingénieurs de Virtuality. Riche en enseignements, cette expérience va lui permettre de prendre la tête d'un projet inédit au sein de SEGA : Megalopolis, un programme révolutionnaire destiné à la borne dernier-cri de la marque, l'AS-1. Cette machine est une attraction pouvant accueillir jusqu’à 8 personnes. Le cockpit est monté sur des vérins hydrauliques et fait vivre aux utilisateurs des sensations dignes du Futuroscope. Megalopolis est un court-métrage spectaculaire simulant une course-poursuite dans les rues d’un Tokyo futuriste. Pour mettre au point ce projet, le Japonais s’est tourné vers Michael Arias (rencontré dans le Massachusetts), un réalisateur américain qui s’est installé à Tokyo à l’âge de 24 ans. L’homme, créateur de l’anime Amer Béton, a notamment débuté sa carrière auprès de James Cameron sur le film Abyss (en tant que concepteur des effets spéciaux) et il a également participé à la production d’Animatrix. La musique et les bruitages ont été assurés par Mitchell (dit Mitch) Osias, un sound designer qui travaille pour Warner Bros. Studios. Et pour couronner le tout, Michael Jackson, le Roi de la Pop, fait une apparition comme commandant de bord.
Ce petit aperçu en dit long sur l'impact que pouvait avoir une telle démonstration à l'époque. Autant dire que Tetsuya Mizuguchi ne faisait pas les choses à moitié et cette philosophie n’était pas sans déplaire aux dirigeants qui avaient fait de l’innovation technologique la priorité de l’entreprise.
LE NOUVEAU PROJET
En 1993, Hisao Oguchi, auteur de Super Monaco GP et actuel directeur de SEGA Sammy Holding Inc. (cela montre l’aura du bonhomme), est victime de surmenage et doit observer une longue période de repos. SEGA se retrouve un peu pris au dépourvu et se tourne alors vers ses jeunes créateurs pour lancer de nouveaux projets. Tetsuya Mizuguchi, auparavant réticent à l’idée de faire un jeu, accepte finalement le défi. La technologie, notamment grâce à la nouvelle carte d’arcade SEGA (la Model 2) progresse rapidement et la 3D, autrefois sommaire, est de plus en plus convaincante. L’homme ne veut toutefois pas se précipiter et décide de se renseigner... en Europe.
Après s’être constitué une petite équipe au sein de la division AM3, dont Kenji Sasaki, un transfuge de l’équipe de Ridge Racer, le Japonais s’envole pour le Vieux Continent. Son but ? Comprendre les désirs des occidentaux et pas seulement ceux des citoyens américains ! Tetsuya Mizuguchi débarque à Londres, où se trouve le siège de SEGA Europe !
Je voulais faire un jeu de course, mais je devais réfléchir au concept et aux particularités par rapport aux autres jeux du genre. J’ai rencontré des gens de SEGA France et SEGA Italie. Rappelez-vous, j’étais un nouveau visage à l’époque donc je ne savais pas grand-chose sur cette industrie. Je leur ai demandé quelles étaient leurs inspirations et leur opinion sur SEGA. Je leur disais : « Quel genre de jeu voulez-vous ? Quelle est votre vision ? » La plupart des gens se plaignaient en disant que l’entreprise se focalisait trop sur le marché américain, en prenant comme exemple Daytona USA. Donc, les gens de SEGA Europe se plaignaient de ça mais ils n’apportaient pas non plus de réponses claires.
Sur place, Tetsuya Mizuguchi comprend toutefois que le genre automobile a une forte attraction et il a aussi le sentiment que son entreprise a le regard un peu trop tourné vers le pays de l’Oncle Sam (NDA : Ce qui n'est pas un mirage puisque Hayao Nakayama, le boss de SEGA, voulait conquérir l'Amérique, c'était sa priorité).
À cette époque, pour la première fois, un outil de modélisation capable d’appliquer des textures en temps réel est sorti et un soir, alors que je regardais une émission de télévision, une chaîne de sports, je suis tombé sur des courses de rallye en direct. C’était la première fois que je voyais cette discipline. Je me suis dit : « Mais c’est quoi ça ? » Dans mon esprit, le rallye, c’était surtout le Paris-Dakar avec des camions. C’est très différent du WRC (World Rally Championship) qui met en avant des voitures pouvant être achetées par tout le monde : Toyota, Lancia… Il y a plein de voitures, avec des visuels super cools, qui foncent à travers les forêts et les villes. Il y a plein de monde près de la route, des gens de tous âges, femmes, hommes, enfants… c’est comme un festival, c’est passionnant ! C’est là que je me suis dit : ‘ok, faisons un jeu de rallye’. Daytona se limite à des circuits assez ternes. Avec du rallye, on peut créer des paysages colorés : nature, ville, désert, etc.
C’est avec la ferme intention de persuader sa direction qu’il retourne au Japon. Mais ce n’est pas une mince affaire…
CONVAINCRE POUR TRIOMPHER
Kenji Sasaki, qui a travaillé sur Ridge Racer avant de rejoindre SEGA, apporte des indications sur le contexte de l’époque :
Nous étions déterminés à développer un jeu de course arcade qui soit différent. Avec Ridge Racer et Daytona USA sur le marché, nous avons dû chercher une variante du genre automobile. Nous recherchions quelque chose de populaire en matière de course et comme nous étions friands de bons sons de moteur, de voitures cools et de sensations intenses, le choix du rallye est devenu évident. Mais à l’époque, il y avait deux tabous au Japon à propos du rallye. Le premier était la forme carrée de la voiture. Personne ne voulait créer des jeux avec des voitures rappelant les véhicules de la vie de tous les jours. À l’époque, tous les jeux de course étaient basés sur la F1 ou des bolides de type GT – Grand Tourisme – élégants. Le second tabou provenait de la discipline rallye en elle-même. Les gens n’étaient pas à l’aise à l’idée de pratiquer un jeu basé sur ce sport.
Lors de la réunion du conseil d’administration, Tetsuya Mizuguchi se heurte à un mur.
À l’époque, il existait des jeux de rallye, mais il ne s’agissait que de titres typés Paris-Dakar. Moi, ce que je voulais, c’était concevoir un jeu de course façon WRC et ils n’ont absolument rien compris à ce que je leur proposais (Rires).
La direction de SEGA ne parvient à saisir le souhait du créateur. Elle garde aussi à l’esprit que les jeux de rallye sont, au mieux, des succès commerciaux d’estime, là où la Formule 1 a une telle popularité que le retour sur investissement est quasiment assuré. Dans une impasse, Mizuguchi et Sasaki comprennent qu’ils ont besoin d’un support visuel pour convaincre leur direction. Le natif d’Otaru, épaulé par son acolyte, se met à élaborer un prototype mêlant vidéo et éléments en 3D. Souvenez-vous, ce dernier a toujours été attiré par la vidéo et son extraordinaire pouvoir d’attraction et il ne s’est pas fait prier pour mettre le paquet. Il complète :
J’ai fait un film faisant office de démo. Je pense que c’était la première fois que quelqu’un faisait ça chez SEGA. J’ai conçu un film de trois minutes, juste une vidéo d’une course de rallye. Et Kenji Sasaki, qui avait l’expérience des cinématiques en images de synthèse (CGI), a fait un mélange de différents éléments : désert, forêts, sauts, virages glissants… C’était très fun !
Bien qu’artisanal, le prototype est une redoutable démonstration des souhaits du créateur. Peu de personnes ont pu voir ce programme, mais on peut imaginer, si l’on en croit le témoignage de l’intéressé, qu’il s’agissait d’un véhicule positionné au centre qui tournait sur un axe avec un décor (en vidéo) défilant sur les côtés avec des éléments en images de synthèse. Muni de cet outil hybride, Tetsuya Mizuguchi a pu convaincre les hautes instances de SEGA de se lancer dans ce projet. Mais il faut bien se rendre compte, et c’est souvent le cas pour les œuvres majeures, que sans sa détermination – au risque de se prendre un blâme – SEGA Rally Championship n’aurait jamais vu le jour. Après cette première victoire, il restait un nouveau challenge à accomplir : convaincre Toyota et Lancia !
À l’époque, les deux constructeurs sont des marques emblématiques de la discipline et Tetsuya Mizuguchi souhaite absolument obtenir la licence des deux bombes du moment : la Toyota Celica GT-Four et la Lancia Delta HF Integrale. À l’époque, ces bolides sont incontournables chez tous les fans de rallye. Avant avoir récupéré les coordonnées des constructeurs respectifs, Tetsuya Mizuguchi se permet de les contacter :
Nous n’avions aucune expérience de la conduite de ces voitures. Nous avons alors demandé de l’aide à Toyota et Fiat (propriétaire de Lancia), mais ils ont rejeté notre proposition.
Que ce soit chez Toyota ou Fiat, ses multiples tentatives restent vaines. Le créateur japonais décide alors de demander un rendez-vous à Toyota, qui est une entreprise japonaise installée à Toyota (ça ne s'invente pas, il s'agit d'une ville de la préfecture d’Aichu près de Nagoya), pour présenter son projet en face à face. Cette fois, il le sait, c’est son ultime chance, mais il n’a rien à perdre.
J’ai décidé d’aller rencontrer les dirigeants de Toyota, mais c’était vraiment quelque chose d’unique pour moi. J’étais jeune, sans aucune expérience, mais j’avoue n’avoir été effrayé à aucun moment. Je me suis dit « Allez, fonce ! » et j’ai pu négocier avec le responsable des relations publiques de Toyota. J’étais comme un gamin. Je lui ai dit : « Je souhaite réaliser un jeu de rallye avec cette voiture. » En vérité, je voulais faire un jeu avec la Toyota Celica et la Lancia Delta car elles étaient toutes les deux les championnes du championnat du monde des rallyes mais il n’y avait pas d’affiliation entre les deux constructeurs. La Lancia Delta était l’ancienne voiture championne tandis que la Toyota Celica était la nouvelle championne. Elles ne se sont jamais battues pour le championnat, donc c’était une occasion fantastique pour les confronter dans notre jeu de rallye !
Si Tetsuya Mizuguchi a confiance, c’est parce qu’il détient désormais un atout majeur : sa démo !
J’ai emmené avec moi une cassette vidéo du prototype. Ils détestaient les jeux vidéo et m’expliquaient que c’était un business falsifié sans publicité, sans agences de communication, sans attachés de presse… ils détestaient profondément cette industrie. Mais lorsque je leur ai montré la démo, ils ont été surpris et ils m’ont demandé s’il s’agissait d’un jeu. Les jeux en 2D n’avaient aucune valeur promotionnelle. Aussi, lorsque j’ai montré la vidéo en 3D temps réel, le ton du responsable des relations publiques chez Toyota a changé et il a alors dit : « Écoutez, si Fiat (propriétaire de Lancia) accepte votre proposition, alors on acceptera à notre tour. »
Conscient qu’il a réussi à toucher une corde sensible, Tetsuya Mizuguchi décide de battre le fer tant qu’il est chaud.
Je suis revenu chez SEGA et je leur ai dit : « Il faut que j’aille en Italie - tout de suite ! » Et là, le responsable de la R&D (Recherche & Développement) a rejeté ma demande en m'expliquant qu'ils n'avaient pas d'assurances pour un tel voyage et qu'il n'y avait aucune certitude qu'ils acceptent. Je lui ai répondu qu’il fallait que j’y aille, qu’il en allait de ma vie ! Il a fini par acquieser.
Grâce à son franc-parler, Tetsuya Mizuguchi persuade les dirigeants de Fiat de le recevoir… en Italie. Il prend l’avion depuis Tokyo et se rend à Turin dans la magnifique région du Piémont. Sur place, le Japonais procède de la même manière que pour Toyota, mais embobine ses interlocuteurs en détournant légèrement la vérité.
Je suis allé en Italie, j’ai rencontré les dirigeants de Fiat en montrant la démo et je leur ai dit : « Toyota va signer, ils vont apparaître dans notre jeu ! » (Rires) Je n’ai pas menti, j’ai juste exagéré la vérité. Ils étaient impressionnés et ils ont signé. Je suis retourné voir Toyota et ils ont signé à leur tour. C’était le premier jeu qui avait ce genre de collaboration avec de véritables entreprises, j’étais vraiment fier.
En jouant sur la confrontation entre les deux compagnies championnes du monde de rallye, Tetsuya Mizuguchi a été très malin. Son jeu allait avoir l’appui de Toyota et de Fiat, ce qui était un avantage considérable ! Dès lors, il n’y avait « plus » qu’à se mettre au travail.
EN REPÉRAGE
Tout en négociant avec sa direction et les constructeurs automobiles (aucune ne voulait se faire damer le pion par l'autre), Tetsuya Mizuguchi a réuni la petite équipe qui allait l’accompagner dans ce projet. À l’exception de Kenji Sasaki, tous les développeurs étaient jeunes et n’avaient quasiment aucune expérience. C’est ce que révèle l’intéressé :
Pour pouvoir réaliser ce jeu, il n’y avait qu’une douzaine d’employés et la plupart d’entre eux n’avait aucune expérience dans le développement. Ils avaient tous la vingtaine à peu près et seul Kenji Sasaki avait une certaine expérience. En clair, pour plus de la moitié d’entre nous, moi y compris, nous n’avions jamais fait de développement ! C’était comme une salle de classe de 12 personnes en roue libre (Rires) !
En se rendant sur le Vieux Continent, Tetsuya Mizuguchi voulait en apprendre plus sur les goûts des Européens. Il a finalement obtenu gain de cause pour son jeu de rallye, mais la direction lui a tout de même demandé de ne pas omettre les potentiels acheteurs américains. Avec un budget limité, il a réuni cinq de ses collègues et ils ont loué une voiture pour parcourir l’Amérique du Nord (de la côte ouest américaine jusqu’au Mexique) pendant deux semaines. Munis de caméras et d’appareils photos, ils ont ainsi capturé d’innombrables endroits sauvages comme le Grand Canyon, le Parc national de Yosemite, la Vallée de la Mort, Mexico ou encore San Luis Obispo en Californie.
Ce repérage a ainsi permis de réunir des photos utilisées pour la création des textures.
C’était amusant ! C’était comme un road movie, mais c’était dans le but de créer un jeu de course. Notre périple a débuté à San Francisco. Nous avions des appareils photos pour que les concepteurs utilisent les clichés pour les textures. Je me souviens, nous avions toujours nos réunions dans la voiture. C’était un processus original qui nous permettait de décider de notre prochaine destination. Ce voyage nous a vraiment inspiré. Personnellement, j’avais déjà vécu une expérience de ce type (NDA : Tetsuya Mizuguchi a beaucoup voyagé et s’est même fait voler ses affaires lors d'un voyage aux États-Unis, et plus précisément à New York).
À ses débuts, le projet répond au nom de code Pacific Coast Rally, en référence aux paysages découverts durant le repérage américain.
DANS LE CAMBOUIS
Le démarrage est difficile. Malgré la taille encore humaine de SEGA, l’entreprise a une méthode très occidentale (dont notamment des jours de repos bien plus nombreux que dans n’importe quelle compagnie japonaise) et Tetsuya Mizuguchi a expliqué à plusieurs reprises qu’elle était comme une sorte de start-up avant l’heure. L'intéressé concède :
Le manque d’expérience n’a jamais été une excuse. Chaque fois qu’un problème intervenait, je me disais : « Après tout, personne n’a jamais réussi au début. » La 3D était une découverte pour tout le monde et c’était complètement différent des développements de jeux en 2D. On avait donc de nombreux concepteurs et programmeurs qui étaient incapables de passer de la 2D à la 3D.
À l’époque, SEGA, comme la plupart des studios, met en place des ateliers pour former les nouveaux employés à la 3D, mais ces heures d’apprentissage ne sont pas systématiques, si bien que certains projets sont développés à l’ancienne, en tâtonnant. La petite équipe de novices ne reçoit aucune aide et doit apprendre en répétant les erreurs, en pure autodidacte.
Le passage de la 2D à la 3D signifiait essentiellement que nous devions revoir en profondeur tous les aspects de notre travail. Nous n’avions pas de mentors, ni de conseils. Il n’y avait personne chez SEGA pour venir nous dire quoi faire. Nous devions simplement l’apprendre par nous-mêmes.
Dans les couloirs de l’entreprise, les rumeurs vont bon train sur les problèmes que rencontre l’équipe du « jeu de rallye ». Certains employés vont même voir Mizuguchi en lui demandant pourquoi il a pris un tel risque. Il faut dire qu’à l’inverse d’un jeu de Nascar comme Daytona, un jeu de rallye implique de nombreuses problématiques : décors en extérieur variés, effets de particule sur le véhicule et sur la piste, spectateurs sur le bord de la route, etc. C’est un challenge colossal à une époque où la 3D n’en est qu’à ses débuts. D’ailleurs, pour la petite histoire, le jeu de rallye était un tel défi que l’équipe en charge de V-Rally sur PlayStation avait initialement l’intention de développer un jeu de Formule 1 afin de s’entraîner sur ce nouveau mode de conception que représentait la 3D. Sony leur avait certifié qu’ils seraient les premiers à immiscer la F1 sur PlayStation. Seulement voilà, qu’elle ne fut pas la surprise des développeurs lorsqu’ils ont découvert à l’aéroport de Londres, peu avant une grosse réunion avec Sony Europe, une affiche de… Formula One de Bizarre Creations. Ils ont ainsi décidé de zapper leur jeu de F1 pour se concentrer sur ce qui était initialement la seconde étape : le jeu de rallye. V-F1 (pour Virtual F1) est devenu V-Rally. Cela montre que le genre faisait naître des craintes à une époque où il restait tout à expérimenter en matière de 3D.
C’est ainsi que le jeu de Tetsuya Mizuguchi s’est peu à peu modelé. Mais semaine après semaine, l’inquiétude grandissait et Kenji Sasaki a choisi de s’aérer l’esprit pour prendre du recul.
Pour être tout à fait honnête, j’étais très inquiet de l’échec du jeu dans les salles d’arcade. Ce n’est que lorsque le jeu a commencé à prendre forme, à partir de petites touches personnelles de l’équipe, que j’ai commencé à avoir confiance en son potentiel. À un moment-clé du développement, j’avais travaillé si dur, toujours avec des voitures en tête, que j’en suis arrivé au point où je ne pouvais tout simplement plus voir l’attraction du projet. Je me disais : « Qu’est-ce qui est excitant dans ces voitures ? Qu’y a-t-il de si amusant à conduire une voiture ? » Alors, j’ai pris ma propre voiture et je suis parti rouler dans les montagnes. Ce fut une expérience tellement agréable et exaltante que j’ai décidé de l’intégrer dans le jeu. C’est ainsi que le circuit « Mountain » a vu le jour.
Désert, forêt, montagne et bord de lac, le staff mise sur la qualité. Chaque tracé est étudié au mètre près, notamment dans la conception des virages et des dénivelés. Chaque courbe est testée et retestée pour que les sensations et l’immersion soient au rendez-vous. Ce n’est ainsi pas un hasard si la plupart des pistes, notamment celle du désert, vont être revues et corrigés un nombre incalculable de fois. Durant le développement, Tetsuya Mizuguchi, qui a vécu près du Mont Fuji à Yokohama, voulait absolument un circuit enneigé afin de faire revivre ses souvenirs d’enfance et ses longues escapades montagneuses à marcher dans la neige. Ce circuit ne verra finalement pas le jour, la faute à une technique un peu légère en décalage avec l’exigence du créateur. Il se rattrapera avec le second épisode.
DES SENSATIONS INÉGALÉES
Dans sa quête d’excellence, Tetsuya Mizuguchi a décidé de convier son équipe à une véritable séance de pilotage. Il a ainsi fait appel à des spécialistes de la discipline, la Team C-One Sport, ainsi qu’à un véritable pilote professionnel. Ces essais se sont déroulés sur une Toyota Celica 6 (ainsi qu'un autre bolide) et ont également servi à l’enregistrement de tous les sons de moteur. Les premiers tours de pistes ont été réalisées par le pilote professionnel afin que le staff de Mizuguchi capte l’essence même des sensations du rallye. Ils ont ainsi pu monter tour à tour à bord du bolide pour vivre, en direct, le ressenti d’un vrai pilote.
Puis, ce fut ensuite à leur tour de prendre le volant. La journée, riche en émotions, s’est soldée par un accident. L’adrénaline était si forte que Tetsuya Mizuguchi a mal négocié un virage, au point de défoncer le pare-chocs arrière de la voiture. Mais c’est indéniablement grâce à ces essais (car ils ont répété l'opération), aux côtés de professionnels, que l’équipe a pu apporter toutes ces subtilités au gameplay. L’intéressé se souvient :
Plusieurs fois, je les ai emmenées sur un circuit au Japon. C’était un circuit de terre, pas d’asphalte. Nous avons emprunté de vraies voitures de rallye – et nous avons pris une assurance, donc si nous abîmions les véhicules, ce n’était pas un drame. Il y a eu un peu de casse (Rires), mais ce genre d’expérience était indispensable. Cela nous a permis de savoir comment la voiture réagissait quand on l’a faisait glisser et qu’on appuyait sur le frein subitement. Cela nous permettait de saisir chaque mouvement occasionné par telle ou telle forme de conduite. Quand on sentait l’essieu glisser, c'était si fun ! En faisant le jeu, nous étions pointilleux sur chaque détail : la dérive (NDA : variation de trajectoire du véhicule due à la déformation subie par les pneumatiques), le contre-braquage, etc.
La musique originale de SEGA Rally a été composée par le génial Takenobu Mitsuyoshi (assisté de Tomoyuki Kawamura), l’un des compositeurs historiques et emblématiques de SEGA. Devenu incontournable avec son célèbre « Daytonaaaaaaaa,, let’s go away », il a une nouvelle fois fait parler son talent avec SEGA Rally. Mêlant synthés (notamment des sons d’orgue) et riffs de guitare, les thèmes du jeu sont hyper entraînants et s’accordent parfaitement aux indications du copilote campé par Kenneth Ibrahim (là aussi, devenues cultes – Easy long, easy right, maybe). Sur Saturn, Naofumi Hataya a repris les thèmes de Mitsuyoshi et a amélioré chaque instrument grâce au support CD. Ce dernier a même composé des thèmes inédits (géniaux) lors des ralentis.
Alors que le développement progressait, le nom de code Pacific Coast Rally a disparu au profit du célèbre titre SEGA Rally. La raison est simple : conduire des véhicules officiels sur des circuits fictifs en utilisant ce nom, ça n’avait plus aucun sens. SEGA Rally sonnait très bien et mettait en avant la marque.
Tetsuya Mizuguchi et Kenji Sasaki ont mis un point d’honneur pour imaginer des sensations inégalées (et elles le resteront très longtemps), avec un effort considérable porté sur les dérapages. Ce que l’on imagine mal, c’est que la petite équipe de douze personnes était réunie dans une petite salle de développement, quasiment les uns sur les autres (avec le plafond très bas).
C’était incroyable de se dire que le jeu a été conçu dans une petite salle du bâtiment de Haneda pour le voir sortir ensuite dans le monde entier.
Malgré ces conditions particulières, SEGA Rally est devenu un jeu culte, porté par les graphismes colorés et détaillés de la carte d’arcade Model 2. Le gameplay, absolument divin, est encore à ce jour l’un des meilleurs de tous les temps en matière de jeu de rallye. Malgré son approche arcade, il est d’une telle précision qu’il a traversé les années sans vieillir. Et pourtant, l’équipe de Mizuguchi n’avait quasiment aucune expérience, ils ont appris sur le tas en se basant sur les données officielles envoyées par Toyota et Fiat (pour Lancia). En parvenant à faire signer ces deux constructeurs, le jeu est devenu crédible aux yeux de nombreux joueurs et spécialistes. Derrière, le perfectionnisme à la japonaise a fait que la technique, les sensations et l’ambiance étaient d’un tel niveau que le titre a totalement séduit des publics de tous horizons. Le système de glisse est extraordinaire, les pistes sont ingénieuses et variées et le dynamisme est si palpable (notamment grâce au volant à retour de force) que cet ensemble scotche au fauteuil. Bien évidemment, le contenu peut paraître très faible par rapport aux productions d’aujourd’hui, mais les jeux de l’époque se limitaient à quelques voitures et quelques circuits. Ridge Racer, qui est pétri de qualités, ne comporte même qu’un seul et unique tracé découpé en plusieurs morceaux.
L’une des grandes forces de SEGA Rally, surtout si l’on prend en compte sa période de sortie, réside dans ses multiples surfaces. Dans le circuit du désert, le joueur commence par rouler sur du sable avant de s’enfoncer dans une sorte de terre qui modifie le pilotage de la voiture pour ensuite revenir sur du sable. En forêt, le tracé est constitué de bitume pendant toute sa première partie puis passe à la terre à la sortie du tunnel pour ensuite jongler entre la terre et le bitume. En montagne, le point de départ s’appuie sur un goudron avec traçage de ligne puis se poursuit sur du bitume durant une majeure partie du tracé. Enfin, Lake Side, de loin la piste la plus technique, est recouverte d’une terre très meule qui fait que le bolide n’accroche pas du tout de la même manière. Cette alternance de surfaces oblige le joueur à s’adapter à chaque portion des pistes et c’est un véritable régal.
Visuellement, SEGA Rally est immédiatement reconnaissable grâce à ses couleurs chatoyantes, ses dégradés superbes et ses nombreux détails affichés sur les voitures. Les bolides sont bien modélisés, disposent des véritables immatriculations d’époque et chaque tracé offre un contraste saisissant. On sent véritablement que chaque mètre a été poncé et ce n’est pas un hasard si le développement a pris plus de temps que prévu. Novice, le staff ne voulait pas se rater ! Petit à petit, il a ainsi pu insuffler une véritable personnalité à son titre et a réussi à pousser le curseur à un niveau inenvisageable au départ. Chaque circuit possède ainsi son petit lot d’animations : zèbres, éléphants, oiseaux, cygnes… sans oublier l'hélicoptère qui vous survole, très bas, à l’arrivée du circuit du désert. Grâce à tous ces éléments, SEGA Rally s'est trouvé une vraie identité et surtout une vraie âme.
Pour moi, cela a semblé long, très long. Nous étions si jeunes ! J’avais 28 ans à l’époque et tout le monde était dans la vingtaine, 24, 25 ans en moyenne. C’était la première expérience pour tout le monde en matière de développement 3D, de CG. Pour la grande majorité, c’était aussi la première fois qu’on se frottait au genre automobile. Et nous voulions vraiment créer un jeu révolutionnaire ! Nous avions tous dans l’idée d’oublier la concurrence pour faire quelque chose d’original et différent. Que pouvions-nous envisager avec le type de textures que nous voulions utiliser ? On se disait « Oublions les jeux de course sur circuits, sortons dans la nature ! » Lorsque j’ai découvert le rallye, j’ai ressenti cette passion et je voulais mettre toute cette passion dans le jeu.
Il continue :
Personne n’a fait mieux que SEGA en matière de jeux de course arcade. Ils maîtrisaient le genre et ils disposaient de la technologie et du matériel nécessaires. C’est devenu une partie de leur ADN. Je suis vraiment fier d’avoir participé à cet héritage.
Dès sa sortie en octobre 1994, SEGA Rally est un tel succès que SEGA expédie plus de 12 000 bornes à travers le monde. Avec un tel phénomène dans les salles d’arcade, SEGA ne pouvait passer sur l’opportunité d’offrir à sa nouvelle console, la Sega Saturn (ou Saturn chez nous), une conversion de son hit automobile du moment. Et là encore, ce ne fut pas une partie de plaisir. L’adaptation Saturn a été réalisée par le département CS Consumers, autrement dit celui en charge des développements de jeux sur consoles, qui était – et ce n’est pas un détail – dans les premiers étages du bâtiment à Haneda (les équipes s’occupant de l’arcade étaient aux étages supérieurs). Pour pouvoir réaliser cette conversion, le programmeur principal Ryuichi Hattori, le directeur de projet Atsuhiko Nakamura et le responsable de l’équipe Hiroto Kikuchi ont travaillé très dur… en repartant de zéro.
Les développeurs, pour s’imprégner de l’original, l’ont analysé sous toutes les coutures. Afin de planifier le processus de création sur Saturn, ils se sont installés à la borne, ont pris des notes, dessiné des croquis et pris soin de « photographier » au mieux les mécaniques du jeu. Ce fut un travail de longue haleine qui a été suivi, pendant deux semaines, de discussions pour établir un programme. À l’image de Yu Suzuki qui a fait appel à un maître en arts martiaux pendant le développement de Virtua Fighter, Tetsuya Mizuguchi a invité l’équipe à l’étape de rallye « Asie-Pacifique » indonésienne afin qu’elle s’imprègne de l’atmosphère de la discipline. Les responsables du titre Saturn ont ainsi pu étudier chaque voiture, mais aussi les conduire !
Ryuichi Hattori, l’une des plaques tournantes du projet, se souvient :
J’ai travaillé sur de très nombreuses sections du jeu ! Pas seulement la programmation des mouvements des voitures, mais aussi les graphismes. Avec notre réputation, il fallait qu’ils soient excellents. Au départ, nous avons utilisé beaucoup plus de polygones que dans la version finale, mais l’animation posait problème. Dans ces conditions, nous avons travaillé dur pour qu’un rééquilibrage parfait soit établi entre la qualité visuelle et le confort de jeu. Ce niveau de qualité en matière de graphismes et de réalisme n’était pas faisable sans baisser la vitesse de l’animation. Avec ses 30 images par seconde, je pense que nous avons atteint le maximum de ce nous pouvions faire sur le support. Par rapport à nos prévisions, nous étions satisfaits du résultat final.
Débloquable dans la version Saturn, la Lancia Stratos a fait l’objet d’un vrai travail d’analyse comme le révèle Ryuichi Hattori, en charge de la conversion du jeu sur Saturn :
Pour sélectionner la Stratos, nous avons recueilli l’opinion des consommateurs à propos des différents véhicules, et c’est là que les suffrages ont déclaré vainqueur la fameuse Lancia Stratos. Nous l’avons logiquement intégré au casting. En fait, les performances de la Stratos sont complétement différentes des autres véhicules présents dans le jeu. La Toyota Celica est une quatre roues motrices tandis que la Stratos est une deux roues motrices. Son moteur est plus puissant, ce qui influe sur la vitesse maximale que la voiture peut atteindre. Elle est plus rapide que la Celica ou la Delta. La direction est plus souple également, si bien que la Stratos est une voiture difficile à manœuvrer. Son point fort, c’est la vitesse. Dans les lignes droites, c’est une vraie fusée. En contrepartie, elle est difficile à conduire. Vous devez être un pilote chevronné pour espérer quelque chose de ce type de véhicule. Si vous venez de commencer le jeu, vous serez probablement incapable de la manœuvrer avec précision.
Même son de cloche pour Tetsuya Mizuguchi :
Dans les années 70, c’était un véritable monstre. La Lancia Stratos était comme une super-supercar. C’était un classique de la course automobile, mais tout le monde au Japon et en Europe la connaissait. Au Japon, quand j’étais enfant, il y a eu un boom des supercar, et tout le monde avait des gommes en caoutchouc en forme de voitures. Tous les enfants japonais avaient de nombreuses voitures en caoutchouc, et tout le monde connaissait cette voiture, le nom, les détails. Nous avons donc voulu faire une surprise pour la version Saturn. Je me souviens que j’ai mis le nom à la fin du générique. La Lancia Stratos était comme un acteur apparaissant dans le jeu : « Avec la Toyota Celica, la Lancia Delta Integrale et…. la LANCIA STRATOS. Pardon !? Tout le monde allait se dire : « Quoi ??! » et on ajoutait « Et la prochaine fois que vous jouerez, vous pourrez sélectionner la Lancia Stratos.
Bien que lancée dans une course contre-la-montre (le jeu devait sortir le plus rapidement possible pour profiter de l’engouement de l’original), l’équipe de SEGA Rally sur Saturn a réalisé un miracle. Elle est parvenue à adapter le gameplay pour qu’il soit agréable à la manette, mais aussi au volant (avec le volant officiel de la console qui était, à l’inverse de l’arcade, sans retour de force). Pendant un temps, elle a pensé à relier deux machines entre elles pour le multijoueur, mais le câble link n’était pas prévu sur Saturn et elles ont, une nouvelle fois, travaillé ardemment pour mettre au point un mode en écran splitté qui soit fluide. Mais, au-delà des graphismes, le véritable prodige réside dans la jouabilité qui est, comme en arcade, d’une précision chirurgicale. Pour atteindre ce résultat, le staff a notamment pris Ridge Racer… en pointant tous les défauts ! Elle ne voulait pas que le joueur ait l’impression de suivre un rail et elle a utilisé des données et des calculs hyper précis – avec un système d’algorithmes poussé – afin que les mouvements des voitures soit une copie conforme du jeu en arcade. Inutile de dire que le pari fut plus que réussi.
SEGA Rally en arcade et sur Saturn a été le fruit d’un effort considérable de deux équipes et le résultat d’une abnégation sans limite de Tetsuya Mizuguchi. Pas à pas, il a modelé son premier véritable succès, s’est acharné pour convaincre sa direction et les deux constructeurs phares de l’époque en matière de rallye. Il s’est ensuite assuré que ses collègues captent l’atmosphère de la discipline en mettant en place des sessions d’essais et en les faisant assister à un véritable rallye. Munie de toute cette manière, l’équipe a ainsi pu donner naissance à un pur chef d’œuvre, tant dans le visuel, le gameplay, la musique ou les sensations. Cela fait plus de vingt-cinq ans que ce bijou est sorti, plus de vingt-cinq ans qu’il continue de passionner et ce n’est pas un hasard si sa conversion Saturn demeure, avec 780 000 pièces écoulées, le second jeu le plus vendu de la machine.
Cela fait plus de vingt-cinq ans et on a pourtant le sentiment que c’était hier. Oui, définitivement, SEGA Rally est intemporel.
- Remerciements à @Eonfafnir
Trivias
- Le son du moteur de la Lancia Delta provient… du moteur de la propre voiture de Ryuichi Hattori.
- Avant de choisir la Toyota Celica, Tetsuya Mizuguchi a envisagé de se contenter de la Toyota Supra, mais celle-ci avait, selon lui, une conduite un peu moins intéressante.
- Les circuits, tant dans les thèmes abordés ou le level design, sont un mélange entre les deux semaines de repérage en Amérique et les souvenirs d’enfance de Tetsuya Mizuguchi. Le désert a été intégré pour ajouter un soupçon d’exotisme. La forêt, quant à lui, est une inspiration provenant des forêts de Californie. Le circuit enneigé, quant à lui, a été abandonné pour réapparaître dans Sega Rally 2.
- Le constructeur Fiat, propriétaire de Lancia, était si satisfait du jeu qu’il a signé avec SEGA un accord afin que les développeurs puissent faire apparaître les sponsors sur la Lancia Delta. On peut imaginer que Toyota, qui était le concurrent direct de Fiat, n’a pas traîné à en faire de même.
- Au Japon, il existe une seconde version de SEGA Rally sur Saturn. Appelée SEGA Rally Championship Plus, elle propose carrément le jeu en ligne et gère le pad analogique de la console (celui paru avec Nights into Dreams). Il existe aussi une version intitulée Netlink aux États-Unis parue en 1998.
- Les versions japonaises et européennes de SEGA Rally sont parues après la mouture américaine et sont plus abouties (améliorations visuelles, corrections de bugs...). SEGA a précipité le lancement de la Saturn sur le sol américain et l'équipe était sous pression pour sortir le jeu avant Noël 1995 pour profiter des fêtes.
- Pour créer V-Rally, l'équipe d'Eden s'est appuyée sur SEGA Rally pour surpasser le jeu de SEGA. En interne, ce document circulait pour marquer les différences entre les deux titres.
Sources
- Pix'n Love #16 - Article SEGA Rally
- Interview Tetsuya Mizuguchi par Tokyo Whatsin
- Reportage Otaku - Le cinéma du réel
- Interview Tetsuya Mizuguchi par VG247
- Rétrospective Tetsuya Mizuguchi par Polygon
- Page Wikipédia de Tetsuya Mizuguchi
- Making of SEGA Rally par Edge (Archives)
- Making of SEGA Rally par Terre de jeux (Blog personnel)
- Reportage sur les jeux de course arcade de SEGA par Vice
- Interview Tetsuya Mizuguchi par Medium
- Blog de Fumio Kurokawa
- Magazine anglais MAXIMUM n°2
- Interview de Tetsuya Mizuguchi et Ryuichi Hattori par Game Insider
- Interview de Tetsuya Mizuguchi par Denfaminicogamer
Crédits photo :
- Magazine d'arcade japonais Gamest n°135
- Site japonais Whatsin
- Magazine anglais Maximum n°2
- Blog japonais de Fumio Kurokawa