En l’espace de quelques semaines, le visage de Twitch semble avoir changé. Les politiques mobilisent tout à coup des dizaines de milliers de spectateurs et les chaînes de télévision s’invitent à la fête. Certains internautes sont fermement contre, alors que d’autres y voient une évolution plutôt logique de la plateforme. Les discussions sont animées et polarisées. Tentons d'y voir plus clair.
À l’annonce de l’arrivée de BFMTV sur Twitch, les poils se sont hérissés. “J’espère que tu as conscience du monstre que tu as créé Samuel Etienne”, interpelle par exemple un internaute, en réponse au message de la chaîne d’information en continu. Le nom du journaliste, animateur et apprenti streamer revient immanquablement dans le débat sur l'arrivée des médias TV - mais pas que - sur la plateforme, dont il est jugé responsable.
Il y a trois mois, avec l’aide du bien connu Etoiles, Samuel Etienne se lançait ainsi sur Twitch. Il rassemble désormais chaque matin plus de 10.000 personnes pour une revue de presse, un “truc de vieux" comme il l'appelle. Pendant environ deux heures, le visage de Questions pour un champion et de la matinale de France Info lit les journaux et échange avec le tchat, profitant de l'interactivité et du temps long qu'il lui est offert.
France TV a d’ailleurs profité des expérimentations de son protégé pour à son tour se lancer sur Twitch, fin janvier, dans un live consacré aux vaccins contre le Covid. Samuel Etienne était alors accompagné de Damien Mascret, médecin et journaliste pour le groupe. Résultats : Top 1 France, cinquième mondial, et pic à 18.000 viewers. Le “FC Bienveillance”, public du streamer de bientôt 50 ans, ne semble pas étranger à ce succès.
Baptême du feu
Informer sur la pandémie, c’est aussi l'angle choisi par BFMTV pour son premier live Twitch, où Margaux de Frouville, cheffe du service santé, répondait aux questions des internautes. Des questions qu’il fallait déjà réussir à lire, dans un tchat surchargé, inondé par les insultes et les trolls. “On s’attendait à un bizutage" nous confie Julien Mielcarek, directeur des rédactions digitales du groupe et en charge de ce lancement.
Le chat de @BFMTV be like :#BFMTV pic.twitter.com/rjIJE4AsEM
— Glakos🇲🇫🇨🇲🇳🇬 (@DaFrenchGlakos) March 3, 2021
Comme beaucoup de médias d’envergure, BFMTV cherche à toucher de nouveaux publics et à développer son offre éditoriale sur d'autres réseaux, même les moins propices de prime abord, comme Snapchat. Un sens de l’histoire qui ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté du streaming. “Ils ont leur média, on a le nôtre" ; “Ils dénigrent le jeu vidéo à la télé et ils veulent venir sur Twitch” estiment par exemple deux streamers avec un petit nombre d’abonnés, lorsque nous leur avons demandé leur avis à propos de l’arrivée de la TV sur la plateforme. Il faut dire que les deux mondes ne sont pas très copain-copain : certaines critiques de la part des médias traditionnels à l'égard du web et de ce qui gravite autour du jeu vidéo sont restées en mémoire. Et que le public d’internet délaisse en masse les programmes du petit écran.
Julien Mielcarek ne généralise toutefois pas les remarques douteuses ou offensantes lors de ce premier live, qui a tout de même accueilli des questions intéressantes - tous les internautes ne sont pas opposés à l'arrivée des chaînes de TV sur la plateforme. La suite des événements lui donne raison : les autres streams de BFMTV se sont bien mieux déroulés, grâce à un nombre de viewers plus faible (environ 2.500 contre 20.000 début mars) et une meilleure modération. Pour ceux qui y restent opposés, une règle tacite, reprise par Samuel Etienne, circule : “si ce n'est pas bien, vous n’allez pas regarder, si vous ne regardez pas, ça ne va pas marcher”.
Appel d’air
“Je crois qu’on surestime la capacité d’adaptation des acteurs historiques de la télévision et des médias traditionnels pour s’imposer (sur Twitch, ndlr)” explique aussi l’apprenti streamer, lors de la dernière Nuit de la Culture, en compagnie d’Etoiles. “Je pense que les passerelles entre la TV et Twitch vont rester petites, et que celles qui ne sont pas intéressantes ne vont pas marcher (...) France Télévisions n’a aucune envie d’envahir cette plateforme, mais de créer des petites passerelles, sur une émission”.
C’est d’ailleurs ce que prévoit de faire le groupe lors d’une soirée dédiée à la jeunesse, diffusée le 18 mars sur France 2 et Twitch. Le stream permettra d’interagir et de recueillir les témoignages des internautes. Pour l’heure, le compte de France Télévisions sur la plateforme compte un live, et celui de BFMTV, cinq. “On est dans l’expérimentation” confirme Julien Mielcarek, “on tente des choses, on ne sait pas encore si ça va durer une semaine ou un mois”. Parmi ces tentatives, un direct consacré à l’Attaque des Titans, et un autre pour décrypter les propos de Marine Le Pen, alors invitée sur le plateau de la chaîne d'information en continu.
Pour l’heure, avec son émission consacrée aux jeux vidéo Jour de Play, seule Arte a misé sur un rendez-vous régulier, toutes les deux semaines, avec une saison d’ores et déjà bien remplie. Une émission créée par des streamers et des personnalités qui connaissent l’industrie vidéoludique sur le bout des doigts. “On n’est pas des gens de la télé qui débarquent sur Twitch" nous explique Camille Alexandre, présentatrice et co-rédactrice en chef du show, "Arte a choisi l’approche inverse” . Elle et son confrère, Cosmografik, ont ainsi pris le temps d’expliquer à la chaîne les codes de la plateforme, d'interactivité bien sûr, mais surtout de proximité. A ce propos, Julien Mielcarek préconise aux journalistes de BFMTV d'assumer le moindre cafouillage technique en direct, dans le but de rejoindre le "principe d'authenticité de Twitch".
Façon de faire
Une simplicité qui ne va pas forcément de soi pour des journalistes en poste lors de lives Twitch, et qui incarnent un média. Dans le Journal Du Dimanche, on apprend que France TV réfléchit à une sorte de charte de conduite pour les rédacteurs du groupe, lorsqu’ils utilisent ce genre de plateforme à titre personnel. La question fut posée à Laurent Guimier, directeur de l’information pour la société, après que Samuel Etienne a affirmé sur RMC ne pas vouloir inviter Marine Le Pen sur sa chaîne et finalement changé d'avis. Le journaliste a même adressé une invitation publique à la présidente du Rassemblement National, sur Twitter. "La démocratie, c’est évidemment échanger avec tous, y compris avec ceux avec qui on n’est pas d’accord" avait-il alors écrit.
Cette contradiction entre fonction et codes de Twitch s'applique aussi aux politiques, dont la présence a fait réagir ces derniers jours, quand bien même elle n’est pas nouvelle. Beaucoup ont noté la différence de ton entre le Premier Ministre Jean Castex et François Hollande sur le stream de Samuel Etienne, alors que l’invitation de l’ex-président avait déjà suscité des craintes, dissipées pour la plupart au vu de son naturel. “Sur Twitch, il ne faut surtout pas montrer que tu communiques” nous éclaire Mathieu Cocq, économiste, streamer et auteur d'une thèse portant notamment sur la plateforme. Selon les internautes, c’est le piège dans lequel est tombé le Premier Ministre face à Samuel Etienne. Le journaliste voit l'exercice comme un outil de démocratie directe.
Un idéal que nuance Mathieu Cocq : “Avec 80.000 viewers (chiffre dépassé par les interviews live des deux hommes politiques, ndlr), la communication est limitée”. L'ancien chercheur note qu’il existe deux mondes sur Twitch : “celui où tu peux discuter directement avec le streamer et celui où tu parles avec les autres membres de la communauté", car il devient impossible de lire tous les commentaires. Lors du direct avec le Premier Ministre, Samuel Etienne et ses modérateurs avaient d’ailleurs limité l’accès au tchat à la condition de dépenser 3.500 points de chaîne, ressource gagnée par le public en regardant souvent un même streamer. Un prix à l’entrée abandonné en plein direct. “Twitch, c’est vraiment le rapport à l’individu”, résume Mathieu Cocq.
Le problème, c'est que ce rapport pose ici pas mal de questions. Des internautes s'inquiètent par exemple de la manière dont Twitch pourrait adoucir notre perception de certains politiques, surtout à l'approche des élections présidentielles de 2022. Beaucoup s'interrogent également quant au rôle du CSA, l'autorité française qui régule le temps de parole des acteurs de l'Etat à la télévision et à la radio. Mathieu Cocq a quant à lui en tête une transformation plus profonde, sur l’audience même de Twitch qui pourrait vieillir en partie. Mais avant de tirer la moindre conclusion, l'économiste reste prudent : “il faudra voir si cette histoire n’est pas un épiphénomène".