Nous sommes à la Game Developer Conference de mars 2019. Le PDG de Google, Sundar Pichai, ouvre la conférence du groupe en racontant son portrait de joueur. Avec humour, le dirigeant indo-américain glisse quelques anecdotes puis, avec plus de sérieux, détaille le poids de plus en plus considérable de Google dans l’univers du jeu vidéo. Matérialisé sous la forme d’une vidéo percutante, Stadia se livre à la face du monde et promet monts et merveilles avec l’avènement d’un service révolutionnaire basé sur la technologie du cloud-gaming. Le projet, chapeauté par Phil Harrison (ex-monsieur Sony et Microsoft), est alors au cœur de l’attention et la conférence se conclut avec la venue sur scène de Jade Raymond qui annonce la création de Stadia Games and Entertainment. Le studio, propriété de Google, a pour mission d’épauler les éditeurs mais aussi de donner vie à des jeux exclusifs à Stadia. Moins de deux ans plus tard, alors que nous venons d’apprendre la fermeture de ce studio (et ses filiales), toutes ces belles paroles ont volé en éclats. Comment en est-on arrivé là ? Le marché est-il assez grand pour plus de trois acteurs majeurs ? Voici quelques éléments de réponse.
Si l’annonce est brutale, on ne peut pas vraiment dire que la fermeture du studio Stadia Games and Entertainment soit une (grande) surprise. Face à des mastodontes qui ne cessent de se renforcer avec des offres toujours plus alléchantes, le modèle économique de Stadia – malgré la qualité technique indéniable – peine à se développer et certains observateurs s’attendaient à ce que la firme de Mountain View revoit sa stratégie. Mais peut-être pas aussi rapidement…
Des promesses envolées
En prenant la direction de Stadia Games and Entertainment, Jade Raymond comptait bien aller au bout de ses intentions initiales. Forte d'un CV prestigieux, notamment en lien avec la licence Assassin's Creed, elle a en effet convaincu bon nombre de ses anciens collègues et employés de Montréal et Toronto (du temps où elle était chez Ubisoft) de la rejoindre et les joueurs étaient en droit de s’attendre, au vu de l’expérience accumulée par les intéressés, à des productions à la fois spectaculaires et innovantes. Mais la réalité est cruelle et le service Stadia n’a pas répondu aux attentes d’une industrie en pleine mutation. Malgré un démarrage poussif, il était permis de croire que la santé financière de Google allait permettre à Stadia de trouver son rythme de croisière. C’est d’autant plus vrai que le cloud-gaming s’affiche comme une alternative intéressante dans un avenir qui embrasse de plus en plus le dématérialisé. Le géant du web en a décidé autrement. À tort ou à raison ? Le temps nous le dira mais il est évident que le coût de fonctionnement du service n’a pas été épongé par le nombre d’abonnements. L’exemple le plus criant nous vient d’Oscar Lemaire, journaliste indépendant officiant au Monde ou chez nos confrères de Gamekult, qui rappelle, par le biais d’un tweet, que Stadia représente 0,2 % des utilisateurs sur l’un des plus gros jeux de la fin d’année 2020 durant sa période de lancement. Autrement dit une brindille ! Le service pensait sûrement se refaire une santé avec Assassin's Creed Valhalla et, surtout, Cyberpunk 2077 mais ça n’a visiblement pas suffi.
Un pari risqué
Avec une multinationale comme Google, on se doute bien que la stratégie validée par l’équipe derrière Stadia n’est pas le fruit d’une soirée trop arrosée et d’idées écrites à la volée sur un bout de nappe. Ce choix a été longuement pensé, étudié et analysé sous toutes les coutures. Et pourtant, pour n’importe quel quidam s’intéressant à l’univers du jeu vidéo, cette direction, à défaut d’être incompréhensible, est difficile à suivre. Bien que s’appuyant sur une technologie dernier cri (issue du Project Yeti lancé en 2016) ainsi que sur sa capacité à se lancer via un simple navigateur Internet – à condition que celui-ci soit Chrome – Stadia oblige l’utilisateur, en complément de son abonnement, à acheter chaque titre – dématérialisé – à l’unité. Face à un Xbox Pass qui propose le téléchargement d’une centaine de titres ou le PlayStation Now qui dispose, lui aussi, d’un catalogue considérable, les joueurs, pour leur grande majorité, n’ont pas fait le choix de Stadia. Et ce n’est certainement pas avec l’évolution des services de la concurrence (notamment le cloud-gaming chez Microsoft ou même chez Nintendo – même si la carotte de 39,99 euros a du mal à passer) que les choses vont changer. En tout cas dans l’immédiat. L’autre point, et qu’on a un peu tendance à oublier parfois, c’est que le cloud gaming impose une connexion suffisamment solide pour être totalement opérationnel. Or, si l’on se focalise sur le seul territoire français, le déploiement de la fibre est loin d’être équitable entre les régions. Bien que la France connaisse la plus forte progression européenne (12 millions d’abonnés à la fibre dont 23 millions éligibles), cela reste un frein à l’utilisation de service en cloud-gaming. Il suffit d’aller sur les forums pour comprendre que beaucoup sont intéressés par le cloud-gaming mais qu’il reste inaccessible pour un nombre important d’utilisateurs. Et Stadia fait partie de l’équation dans un pays où certaines zones géographiques peinent encore à atteindre 5 mégas de débit.
Google n'est pas la seule GAFA à tenter de pénétrer sur le marché du jeu vidéo. Depuis quelques années, Amazon essaye, elle aussi, par petites touches de séduire les joueuses et les joueurs. Mais indéniablement, et leurs productions sont là pour nous le faire dire, la firme de Jeff Bezos ne se précipite pas. À ce jour, le projet le plus ambitieux se nomme The Grand Tour Game, un jeu d'arcade calqué sur la célèbre émission éponyme présentée par les anciens trublions de Top Gear UK. Amazon a probablement une certaine ambition mais son action dans le domaine du jeu vidéo demeure pour le moment assez anecdotique.
Changement de stratégie
En décidant de fermer ses studios « first party », à savoir ceux de Montréal et Santa Monica mais aussi Typhoon Studios (acheté en décembre 2019), Google a acté le départ de Jade Raymond, mis en difficulté près de 150 salariés (qui devraient être reclassés ou proposés à d’autres studios) et stoppé net les projets en cours. Au final, alors que des jeux étaient en préparation depuis de longs mois, le public n’en découvrira aucun et on peut donc douter de leur état d'avancement. Par le biais du communiqué de Phil Harrison, on devine sans mal que la situation était inextricable :
Créer des jeux de premier ordre à partir de zéro prend de nombreuses années et des investissements importants, et le coût augmente de façon exponentielle. Compte tenu de notre volonté de tirer parti de la technologie éprouvée de Stadia et d’approfondir nos partenariats, nous avons décidé de ne pas investir davantage dans l’apport de contenu exclusif de développement interne SG&E, au-delà des jeux prévus à court terme.
Après un court remerciement à Jade Raymond, il ajoute :
Au cours des prochains mois, la plupart des membres de l’équipe passeront à de nouveaux rôles. Nous nous engageons à travailler avec cette équipe talentueuse pour leur trouver de nouveaux rôles et les soutenir.
En agissant de la sorte, Google mise sur son statut d’éditeur pour rassembler les joueurs. Toutefois, et c’est un détail qu’il est difficile de zapper, le paragraphe sur l’avenir de Stadia ne fait que quelques lignes et il faudra voir si ces promesses seront suivis d’actes. Si l’entreprise a bien l’intention de proposer sa technologie à d’autres compagnies (car mettre en place une telle infrastructure demande une somme de talents colossale), il va tout de même falloir suivre de très près l’évolution de la situation. Phil Harrison apparaît un peu comme la dernière « tête d’affiche » et il va sans dire que le catalogue, qui est loin de lutter face à la concurrence, va avoir bien du mal à démontrer une plus-value. Ce que nous enseigne cette situation, c’est que la fortune de Google n’a rien pu faire pour sauver les rames de l’équipage. Si la barque est encore sur l’eau, il va falloir pas mal de ténacité aux intéressés pour ne pas sombrer. Pour se faire une place dans l’industrie, il ne s’agit plus seulement de la connaître mais il est aussi indispensable de prendre les bonnes décisions au bon moment. Par ailleurs, et quelle que soit la stratégie de commercialisation, cette dernière doit être accompagnée d’un message simple et limpide. Sans cela, il apparaît très difficile de percer un marché qui est détenu, dans les grandes lignes, par Nintendo, Sony, Microsoft et l’incontournable Steam. Le jeu vidéo est aujourd’hui d’une telle richesse, d’une telle densité, que l’industrie vidéoludique va probablement avoir besoin, à un moment, de souffler. Et tous les acteurs potentiels n’auront pas forcément une place aux côtés des géants du secteur. Au début des années 2000, la bulle Internet a éclaté et entrainé dans son sillon un nombre incalculables de studios et il serait dommage de revivre une situation similaire (qui a failli se reproduire en 2012) une vingtaine d’années plus tard. Google a probablement senti que la position était intenable, que le parc installé est famélique et a préféré stopper l’hémorragie. On donne aussi parfois, peut-être, un pouvoir déraisonné au dématérialisé (par rapport au support physique) mais cela démontre, une nouvelle fois, que le contenu – et les exclusivités – sont des éléments primordiaux dans le choix des consommateurs (et aussi que le modèle physique n'est pas mort). Il suffit de voir les chiffres de la Nintendo Switch pour s’en convaincre. Une chose est sûre, on va suivre de très près l’évolution de Stadia car il est indéniable que nous sommes à un tournant de la stratégie « jeu vidéo » de Google.