Hier matin, le géant japonais du jeu vidéo Nintendo annonçait le rachat de Next Level Games, studio canadien ayant conçu les deux suites de Luigi's Mansion, les Mario Football, l’épisode Wii de Punch-Out!! mais aussi le décrié Metroid Prime Federation Force sur 3DS. Une collaboration de longue date qui se conclut par un mariage de raison dans une période propice aux rachats. Cela faisait 14 ans que la firme de Kyoto n’avait pas sorti ses grosses pièces jaunes pour acquérir un studio de jeux, l’équipe de Monolith Soft ayant emménagé au Royaume Champignon en 2007.
Le vendeur mène la danse
Longtemps considérée comme étant dans une phase de transition, l’industrie du jeu vidéo est en pleine période de consolidation. Le constructeur le plus vorace de ces cinq dernières années est bien évidemment Microsoft, puisqu’il a racheté sept studios (Compulsion Games, Double Fine, inXile, Ninja Theory, Obsidian, Playground Games, Undead Labs). Le papa de Windows est également en cours d'acquisition du groupe ZeniMax/Bethesda, détenteur de huit studios de développement (id Software, ZeniMax Online, Arkane, Roundhouse, Bethesda Game Studios, Alpha Dog, MachineGames, Tango Gameworks). La compagnie japonaise Sony, qui avait jusque-là une certaine avance par rapport à son concurrent direct sur le nombre de first party, s’est payée Insomniac Games en 2019. Oui, nous sommes dans une industrie où le vendeur a de la force. En 2020, THQ Nordic/Embracer a acquis une vingtaine de studios (parmi lesquels 4A Games), tandis que les rumeurs d’une mise en vente de WB Games ont eu vite fait d’intéresser de grands éditeurs. Lors de la conférence téléphonique d'Electronic Arts destinée aux analystes et aux investisseurs pour les résultats du premier trimestre de son exercice décalé (publiés le 30 juillet 2020), le directeur financier Blake Jorgensen répétait que son entreprise "était plus intéressée que jamais" par l'acquisition de nouveaux studios. Ce n’est sûrement pas un hasard si l’entreprise californienne a récupéré au nez et à la barbe de Take Two le groupe Codemasters après une lutte âpre.
Blanc sur rouge, rien ne bouge ?
Arrive le temps des interrogations. Celle qui vient immédiatement à l’esprit, c’est pourquoi diable Next Level Games souhaite vendre ? La réponse est simple. Ce studio second party, c’est-à-dire qui n’appartient pas à Nintendo mais qui dispose d’une relation quasiment exclusive avec ce dernier, vivait depuis presque dix ans des contrats signés avec la firme de Kyoto. Suite au grand succès de Luigi's Mansion 3, les actionnaires de la société ont sûrement estimé que le bon moment était venu pour vendre leurs parts au plus haut. Du mois d’avril au mois de septembre 2020, Luigi’s Mansion 3 s’est effectivement vendu à plus de 1,51 millions d’exemplaires pour atteindre les 7,83 millions de ventes au global. Qu’est-ce que cela va changer pour Next Level Games ? Des liens resserrés avec le constructeur japonais qui lui permettront de mutualiser certains efforts, et surtout d’avoir accès en priorité aux stratégies ainsi qu’aux informations liées aux nouvelles consoles produites par la maison-mère. Nous savons que les processus de validation de Nintendo peuvent être fastidieux lorsqu’il s’agit d’utiliser des personnages issus de leur univers. Les développeurs d’Ubisoft ont déjà expliqué à quel point il fallait montrer patte blanche pour utiliser Mario ou encore Donkey Kong quand on ne fait pas partie des first party du groupe. “Que ce soit pour Donkey Kong ou encore pour n’importe quel visuel de Pokémon, il y a une charte graphique tellement précise à respecter que ça se joue au pantone près. C’est hyper strict” confirme Florent Gorges, historien du jeu vidéo spécialisé dans l'histoire de Nintendo, joint par téléphone. Next Level Games est déjà au fait de ces processus, et le fait que Nintendo décide de les acquérir prouve que la communication entre les deux sociétés est bonne. Pour quelles raisons Nintendo a sorti le chéquier afin d’acquérir la société qui se cache derrière les suites de Luigi’s Mansion ? Pour éviter qu’un autre groupe ne mette le grappin dessus. Une société a toujours une valeur financière, qui est une valeur socle. Mais il y a ce que l'on appelle la “survaleur”. Il s'agit du surplus de prix qu'un acheteur est prêt à payer pour s'assurer une vente et ainsi empêcher des concurrents d'avoir accès à un contenu. Les parents de Mario ont décidé de mettre la main à la poche pour sécuriser les services d’une équipe qui a prouvé son efficacité. Une équipe à l’aise dans différents styles et capable de travailler avec les processus stricts mis en place par Nintendo.
Une main de fer dans un gant blanc de Mario
Nintendo a donc décidé de racheter 100 % du capital de Next Level Games, pour une somme actuellement inconnue. L’acquisition devrait se clôturer durant le premier trimestre 2021. Selon le groupe Intelligence360, la firme de Kyoto serait dans une phase d’investissement à destination de ses studios, elle qui aurait déboursé 530 362 dollars pour améliorer les locaux de Retro Studios à la fin de l’année 2020. Si le géant japonais est capable de caresser ses équipes externes dans le sens du poil (de Donkey Kong), il est surtout connu pour maintenir une certaine pression envers ses collaborateurs. “C’est une méthode de travail à la japonaise. D’une manière générale, la façon de travailler des Japonais est extrêmement déroutante pour nombre d'occidentaux" reconnaît Florent Gorges. À la question de savoir si Nintendo se méfierait plus de ses collaborateurs qui se trouvent à l’extérieur du Japon, le spécialiste de l’histoire de la firme de Kyoto répond par la négative : “Nintendo est une société extrêmement secrète. S’il n'y avait qu'une once de méfiance envers un studio, Nintendo ne travaillerait tout simplement pas avec. Néanmoins, travailler avec un studio externe nécessite pour Nintendo un suivi qualité et du respect des chartes beaucoup plus important". Dans le passé, certaines collaborations avec des entreprises occidentales se sont particulièrement mal terminées. Interrogé chez Eurogamer en 2014, le fondateur d’Argonaut, Jez San, raconte comment son studio est passé de chouchou à vilain petit canard à partir du moment où il a envisagé d'utiliser le personnage de Yoshi dans un projet. “J'ai l'impression qu'Argonaut a été utilisé puis recraché par Nintendo. J'ai aussi le sentiment qu'ils nous ont sous-estimés” déclare-t-il.
En ce qui concerne Retro Studios, cela fait presque 7 ans que le groupe n’a pas sorti un nouveau jeu. Metroid Prime 4, annoncé par l’intermédiaire d’un logo à l’E3 2017, n’a ni image ni date de sortie. Le projet connaît en fait un développement tumultueux. D’abord mis entre les mains d’un autre développeur, Metroid Prime 4 est repris de zéro par Retro Studios. Nintendo explique officiellement le 25 janvier 2019 que la première version du titre “n’atteint pas les standards de qualité”. L’équipe originellement choisie doit apprécier. Du côté de Rareware, l’entreprise britannique à qui l’on doit GoldenEye 007 mais aussi Banjo-Kazooie a longtemps travaillé exclusivement avec le papa de Mario, jusqu’au rachat du studio par Microsoft en 2002. Quelques signes avant-coureurs de mésentente étaient perceptibles dès 2001, quand le jeu Conker's Bad Fur Day fut finalement édité par THQ plutôt que par Nintendo en Europe. “Quand on parle de méthodes de travail entre japonais et studios secondaires à l’étranger, il faut savoir de quelle époque on parle. Les méthodes de travail ont beaucoup évolué ces dernières années” explique Florent Gorges. Il ajoute : “De manière plus générale, il fut un temps où la méthode de travail japonaise considérait l’employé comme un élément exclusivement dévoué à son entreprise. C’était normal et ça ne choquait personne que des gens dorment dans les locaux de la société et ne rentrent chez eux qu’une fois par semaine pour faire leur lessive. À l'époque, il y avait un grand bain dans les locaux de Nintendo ! Mais les choses ont changé suite aux scandales internationaux liés aux périodes de crunch. Même Nintendo, qui est une société qui n’emploie presque que des Japonais dans ses locaux à Kyoto, fait désormais très attention, car tous les regards sont tournés vers eux. Si un scandale de burn-out ou de suicide lié à du surmenage venait à éclater, ce serait dévastateur pour l'image du groupe. Donc Nintendo fait très attention au droit international du travail. Par exemple, Nintendo à Kyôto impose toutes les semaines un "no zangyô day", c'est-à-dire un jour où les heures sup' sont formellement interdites ! Il y a encore 10 ans, c'était impensable au Japon".
Désormais officiellement adoptée par la grande famille Nintendo, l’équipe canadienne de Next Level Games devrait continuer à travailler sur des franchises appartenant à la firme de Kyoto, le studio ayant prouvé à plusieurs reprises son efficacité dans des genres différents. Soucieuse de son image et de la manière dont ses licences sont traitées, la société Nintendo est souvent perçue comme étant intraitable avec ses studios. “Nous sommes exigeants, nous sommes difficiles. On ne veut que le meilleur du meilleur” disait Reggie Fils-Aimé, alors patron de Nintendo of America, à Kanye West lors d’un E3. Le ton est donné.