Géant de l’e-commerce certes, mais pas encore du jeu vidéo : depuis plusieurs années, Amazon patauge dans la semoule avec ses productions vidéoludiques. Un Breakaway annulé par-ci, Crucible qui connaît le même destin après sa sortie, un New World reporté par-là. La firme américaine ne sait pas sur quel pied danser. Au coeur du problème : un moteur inadapté et la peur de mal faire.
Dans le monde du jeu vidéo, les projets annulés en cours de route sont monnaie courante. Mais ceux qui le sont après leur sortie, ça n’existe tout simplement pas. C’est pourtant le destin tragique de Crucible, TPS multijoueur d’Amazon Game Studios, qui devait marquer une fois pour toute l’arrivée de la firme en tant que nouvel acteur - et surtout créateur - du milieu. Paru en mai dernier, le titre a finalement été abandonné à la mi-octobre. Ses développeurs expliquent pourquoi sur leur site officiel :
Nous avons dressé une liste de fonctionnalités qui, selon nous, amélioreraient l'expérience du joueur. Notre prochaine étape consistait à évaluer les commentaires que nous avons reçus de votre part, associés aux données que nous avons collectées, pour déterminer notre chemin à suivre. Cette évaluation nous a conduit à une décision difficile : nous allons interrompre le développement de Crucible. Nous ne voyons pas d'avenir sain et durable pour le titre - L’équipe derrière Crucible, TPS multijoueur d’Amazon Game Studios, sur leur site officiel
Avant ce clap de fin, le titre suivait déjà une trajectoire sinueuse. En juillet, il retournait en bêta fermée “pour améliorer le jeu en impliquant la communauté”. Un mois plus tôt, deux des trois modes disponibles étaient retirés, histoire de concentrer les efforts sur Coeur des Ruches, le plus pratiqué par les joueurs. “Nous ne commencerons pas la saison 1 tant que nous n'aurons pas senti que notre communauté nous dit que le jeu est prêt” lâche alors l'équipe de Crucible, toujours sur son site officiel.
Crucible - Quelques minutes de gameplay
Peur de se tromper
Cette peur de ne pas contenter les joueurs, on la retrouve dans les autres déclarations d’Amazon Game Studios, à propos du MMO New World (récemment repoussé à l’année prochaine) et du jeu de sport en ligne Breakaway, quant à lui annulé en 2018. Pour le jeu massivement multijoueur, les équipes du géant américain souhaitent “que les joueurs aient confiance en la qualité du travail (des équipes d'Amazon, ndlr) et la jouabilité” du titre. Pour le projet avorté, les développeurs avouent s’être fixés “une barre très haute”. Ils concluent : “Nous n’avons pas réalisé la percée qui aurait fait de ce jeu ce que nous espérions tous”.
Une crainte qui ne vient en tout cas pas du manque de moyens d'Amazon, le site de e-commerce ayant amassé 3,3 milliards de bénéfices net au quatrième trimestre 2019. L'enjeu est ici de faire une entrée tonitruante dans le milieu du JV, à l’inverse d’autres GAFAM - Google pour ne pas le citer - dont l’arrivée s’est révélée beaucoup plus contrastée que prévue. Les Amazon Game Studios se forment ainsi en 2012, avec pour objectif initial de publier les jeux mobiles d’autres studios sur sa boutique propriétaire, l’Amazon AppStore.
Pour Amazon, l'enjeu est de faire une entrée tonitruante dans le milieu du JV.
Mais c’est dans un second temps que la firme de Jeff Bezos affirme vraiment ses ambitions pour l’industrie. D’abord avec le rachat de Twitch en août 2014 pour 970 millions de dollars, et celui du studio Double Helix Games quelques mois plus tôt (à l'origine de jeux qui n’ont pas marqué les esprits, exception faite de la première saison du nouveau Killer Instinct). Puis par un recrutement massif de développeurs, dont certains ont travaillé sur des titres salués par la critique, l’année suivante. Le tout avec pour point culminant l’annonce de Breakaway, Crucible et New World - ses trois premiers “vrais jeux” - lors de la TwitchCon 2016.
Breakaway - Les images du jeu (annulé) d'Amazon
Moteur qui toussote
Amazon a alors toutes les cartes en main : argent, projets, développeurs et même la plateforme où sont diffusés les jeux en masse. Le tout avec de toute évidence un objectif en tête : faire du online (New World) et du compétitif (Crucible et Breakaway), soit les genres les plus regardés sur Twitch. Dans un article du New York Times, Louis Castle, game executive embauché pour diriger l’un des studios d’Amazon, explique que Crucible a été remanié de nombreuses fois depuis ses débuts en 2014, afin de mettre plus l'accent sur l'aspect compétitif à destination du site de streaming. Des changements sur le long terme, impossibles sans les fonds d'Amazon.
Avec Twitch dans sa besace, Amazon n'a de toute évidence qu'un objectif en tête : faire du online et du compétitif.
Mais malgré tous les feux au vert, quel est le problème ? Plusieurs indices convergent sur le moteur maison d'Amazon, Lumberyard, derrière les trois gros jeux annoncés par la firme en 2016. Dernièrement, les langues se sont déliées à son sujet, notamment dans le cadre d’une enquête du Wall Street Journal. Dans une interview accordée au média américain, un salarié d’Amazon Game Studios affirme que le logiciel n’a pas été conçu pour les titres online que le géant souhaite créer.
En conséquence (du fait que Lumberyard ne soit pas conçu pour de gros jeux en ligne, ndlr), faire Breakaway avec ce moteur était comme conduire un train alors que les voies étaient encore en train d’être posées (...) "Ils sont toujours en train de régler les problèmes de ce que signifie posséder et maintenir son propre moteur", a déclaré un développeur travaillant chez Amazon Game Studios, faisant référence à une équipe distincte responsable de Lumberyard - Extrait d’un article du Wall Street Journal, à propos des déboires d'Amazon dans le JV
New World - Le jeu d'Amazon lance sa bêta fermée
En équilibre
Toujours d’après le Wall Street Journal, à terme, la firme de Jeff Bezos pourrait laisser ses développeurs utiliser un autre moteur. Ou c’est peut-être Lumberyard lui-même qui changera, comme le laisse supposer le rachat de GameSparks en juillet 2017, société qui propose une interface développeur pour intégrer plus facilement des fonctionnalités à des jeux en ligne, comme des classements ou des systèmes économiques. Aujourd’hui, le seul jeu d’Amazon Game Studios sorti sous Lumberyard est The Grand Tour, un jeu de course jugé oubliable. Le moteur étant gratuit, d'autres studios l'utilisent aussi, comme Cloud Imperium sur Star Citizen.
Amazon tente de créer différents points d’entrée dans son écosystème jeu vidéo.
Un moteur plus flexible pourrait en tout cas bien aider les affaires d’Amazon. Car en marge de New World, la firme travaille sur un autre projet costaud : un MMO Seigneur des Anneaux, réalisé en partenariat avec Leyou, l'éditeur derrière Digital Extremes (Warframe). L’idée est d'accompagner l’adaptation en série de la célèbre licence, gérée par Amazon Prime Video. Le géant américain tente donc de créer différents points d’entrée dans son écosystème jeu vidéo. Et la récente annonce de Luna, sa plateforme de cloud gaming, en est la preuve.
Mais plusieurs points d'entrée ne veut pas forcément dire que le public sera au rendez-vous, même si les chances deviennent plus grandes. Ce qui manque, ce sont évidemment les jeux. Dans les colonnes du média Inverse, Christopher Dring, spécialiste business JV chez GamesIndustry, donne ainsi son avis sur la question. Et le tout explique pourquoi Amazon peine à percer dans le jeu vidéo.
Pour être une plateforme performante dans les jeux, vous avez vraiment besoin de trois choses : (...) d'une bonne technologie, que Google et Amazon possèdent tous deux. Vous avez besoin d'une communauté forte à atteindre, qui, sur YouTube et Twitch, Google et Amazon ont tous deux des communautés parmi les plus importantes du secteur. Et vous avez besoin de jeux… et c'est là que ces deux entreprises s'effondrent. Amazon et Google ont la capacité de conclure de grosses offres tierces et de sécuriser des jeux indépendants, mais ils n'ont pas la possibilité de lancer des produits AAA réguliers comme Xbox, PlayStation, Nintendo, EA, Ubisoft, etc - Christopher Dring, spécialiste business JV chez GamesIndustry, dans les colonnes de Inverse
Aujourd'hui, Amazon Game Studios compte trois équipes situées à Seattle, San Diego et Irvine (Californie), soit 800 employés. A titre de comparaison, Xbox représente actuellement 23 sociétés de développement alors qu'il y en a 14 du côté de PlayStation. Des boîtes qui sont aussi dans le milieu depuis longtemps, et qui ont donc acquis une expertise dans le milieu. Mais qui savent aussi où aller et comment faire pour y arriver. Ce qui manque à Amazon.
NB : Amazon n'a pas souhaité répondre à nos questions dans le cadre cet article.