Il y a un peu plus d’un mois, Microsoft annonçait l’acquisition de ZeniMax Media, la maison-mère de Bethesda, pour la somme de 7,5 milliards de dollars. Un coup de tonnerre dans l’industrie du jeu vidéo dont l’écho est encore perceptible dans les rubriques des sites spécialisés comme généralistes. Xbox récupère autant de studios prestigieux que de licences importantes, ainsi que 2 300 développeurs. Avec comme but affiché de nourrir un Game Pass qui se rêve en Netflix du jeu vidéo. Mais dans l’ombre, Microsoft pourrait avoir une autre ambition : celle d’opérer un retour à la première place sur le marché américain avec ses Xbox Series.
AMERICA, F*** YEAH !
L’histoire entre la Xbox et les États-Unis a débuté comme dans toutes les bonnes romances : avec de petites attentions. Disponible dès le mois de novembre 2001 chez l’oncle Sam alors que les autres territoires ont dû attendre quelques mois supplémentaires, la première Xbox était accessible à 299 dollars le jour de son lancement, contre 479 euros dans nos vertes contrées (avant une baisse de prix soudaine). Avec ses manettes boursouflées pensées pour les grandes mains et des stars telles que Dwayne “The Rock” Johnson invitées par Bill Gates pour en faire la promotion, la console américaine ne pouvait décidément pas renier ses origines. D'une manière plus générale, l’aigle à tête blanche avait enfin une console à dresser contre les systèmes venant du pays du soleil levant, après la défection d’Atari. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la Xbox portait secrètement le nom de code “project Midway”, en référence à la bataille des Îles Midway pendant la Seconde Guerre mondiale où les soldats américains ont battu l’ennemi japonais. Microsoft a pourtant su nouer de solides relations avec SEGA et Tecmo dans le but de s’assurer quelques exclusivités appréciées provenant de studios nippons. Le résultat ? Sur les 24 millions de Xbox distribuées dans le monde, presque 3/4 des ventes ont eu lieu uniquement en Amérique du Nord. Bien sûr, la machine au gros “X” n’a pas réussi à rattraper la PlayStation 2 sortie un an plus tôt. Elle n’est arrivée que sporadiquement en tête des ventes sur son territoire d’origine, comme au mois d’avril 2004 suite à une baisse de prix non négligeable. Elle n’a pas non plus atteint les objectifs fixés et a fait perdre beaucoup d’argent à la société américaine (entre 5 et 7 milliards de dollars).
Aux États-Unis, Microsoft doit attendre l’arrivée de la Xbox 360 pour prendre sa revanche. Comme le confirment les chiffres du groupe NPD, consultables sur Vgsales, la console de Microsoft qui a vu naître Gears of War et Kinect a connu un succès retentissant sur son territoire. L’analyste Mat Piscatella du groupe NPD rappelle dans un message posté sur son compte Twitter que jusqu’en décembre 2019, la Xbox 360 fut la console dont les ventes ont généré le plus d’argent aux États-Unis. Mais les histoires d’amour finissent mal, en général. Après une fin de septième génération en faveur de Sony, la firme de Redmond n’a pas réussi à rebondir sur le succès de sa deuxième machine. En matière de part de marché, la PlayStation 4 prend rapidement l’avantage sur la Xbox One. À l'heure où nous écrivons ces lignes, presque 114 millions de PS4 ont été vendues, contre approximativement 50 millions de Xbox One (ce chiffre est une estimation, Microsoft ne souhaitant plus communiquer sur les ventes de ses machines). Le divorce serait-il totalement consommé entre les Américains et la Xbox One, fille de leur ancienne petite protégée ? Pas forcément, à en croire les graphiques partagés par l’utilisateur Hiska-kun sur Resetera, citant IDG Consulting comme source. Nous y découvrons une performance étonnante de la Xbox One, bien loin de ce qui était imaginable. Ne manquerait-il pas qu'un petit quelque chose à la marque pour rebondir ? Comme un coup de pouce venant des studios Bethesda, peut-être ?
Bethesda, for the lead
En juin 2019, Les Echos rappelaient que les Etats-Unis étaient devenus le plus gros marché du jeu vidéo, dépassant la Chine en termes de chiffre d’affaires généré. Tom Wijman, analyste chez Newzoo, expliquait aussi que 50 % des revenus du jeu vidéo aux Etats-Unis provenaient de la vente de consoles. De quoi motiver Microsoft à entamer une reconquête en partant d’un postulat simple, si ce n'est simpliste : quoi de mieux pour parler aux Américains que de leur proposer des jeux façonnés par d'autres Américains ? Bien que Bethesda se vante de disposer de talents partout dans le monde, ses développeurs sont en fait majoritairement situés dans le pays de l'oncle Sam avec id Software, ZeniMax Online Studios, une partie d’Arkane Studios, Roundhouse Studios et Bethesda Game Studios. Alpha Dog, quant à lui, est situé au Canada. Les autres entités du groupe se cachent en France (Arkane Lyon), en Suède (MachineGames) et au Japon (Tango Gameworks). Additionnés aux autres groupes appartenant à la firme de Redmond (et en omettant de compter le département Global Publishing), cela donne une proposition first party composée à presque 70 % d’entreprises situées en Amérique du Nord. Mais engager des efforts pour cibler un territoire ne garantit pas systématiquement un succès. Après tout, la Xbox One était elle aussi une console pensée pour le public américain avec, entre autres, un “One Guide” un temps réservé aux États-Unis. À la différence qu’ici, la firme de Redmond réfléchit en nombre de jeux plutôt qu’en fonctions multimédia. Le manque de diversité du côté des développeurs first party peut malgré tout jouer en défaveur du constructeur. Un problème dont est conscient Phil Spencer, vice-président du gaming chez Microsoft. Il nous expliquait l’année dernière que “posséder des équipes situées un peu partout dans le monde” était “important”. “Je pense qu’en Asie, nous pouvons avoir plus de First Party” déclarait-il à notre micro en novembre 2019. Mais les chiffres parlent d’eux-mêmes. D’après DomsPlaying, qui s’appuie sur les relevés du groupe NPD, seuls deux titres japonais figurent au top 20 des jeux les plus vendus aux États-Unis entre 2010 et 2019 avec Mario Kart 8 (14ème place) et The Legend of Zelda : Breath of the Wild (19ème place). Si nous retirons Minecraft (10ème place), toutes les autres productions du classement viennent de compagnies américaines, à l'image de Take Two, Activision, Electronic Arts… et Bethesda.
Oui, Bethesda Softworks sait concevoir des jeux qui se vendent aussi bien aux États-Unis que dans le reste du monde. The Elder Scrolls V : Skyrim compte 30 millions d’acheteurs, ce qui est de bon augure pour le succès potentiel de The Elder Scrolls VI . Doom , quant à lui, voit ses ventes en progression. Doom Eternal a connu le meilleur lancement de la série, doublant les revenus de Doom (2016) sur leurs week-end de lancement respectifs. Un Doom de 2016 qui s’était lui-même vendu 67 % plus que Doom 3, en comparant la première semaine de disponibilité des deux productions. En contrepartie, Bethesda détient aussi des licences en perte de vitesse. C’est le cas de Wolfenstein dont l’épisode New Colossus aurait réussi à attirer timidement 2 millions d’acheteurs, ou encore de The Evil Within , dont le deuxième épisode se serait largement moins bien vendu que le premier. Fallout 76 a peiné à convaincre, tandis que Prey n’a pas trouvé son public. C’est aussi parce que les derniers jeux de Bethesda n’ont pas connu de ventes prodigieuses que Microsoft a pu négocier un prix de 7,5 milliards de dollars, montant considéré comme “étonnamment bas” par DFC Intelligence (groupe spécialisé dans l’analyse de l’industrie du jeu vidéo - ndlr). C’est toujours moins que les 26,2 milliards de dollars mis sur la table pour LinkedIn, ou les 30 milliards de dollars qu’aurait pu coûter TikTok. Toutes les licences Bethesda qui appartiennent désormais à Xbox sont autant de cartouches pour le Game Pass (console/PC) que pour les Xbox Series X|S.
La primeur du contenu
Microsoft a mis la main sur une société à même de livrer au moins un "AAA" tous les ans. Sur la question de l’exclusivité des prochains jeux Bethesda, les points de vue diffèrent. Là où Jeff Grubb (VentureBeat) et Dan Stapleton (IGN) pensent que l’on ne dépense pas 7,5 milliards de dollars pour publier des jeux multiplateforme, Phil Hornshaw (GameSpot) et Chris Plante (Polygon) estiment que les jeux sortiront partout, car Microsoft serait le constructeur le moins intéressé par les exclusivités. Officiellement, la firme de Redmond a tout d’abord répondu qu’elle étudierait la question “au cas par cas”. Interrogé sur CNN, Phil Spencer a ensuite préparé les joueurs à l’idée de ne pas voir The Elder Scrolls et Doom sur d’autres consoles de jeux que les Xbox. Plus récemment, le patron du gaming chez Microsoft démontrait dans les lignes de Kotaku qu’il n’avait pas besoin de sortir les futurs jeux Bethesda sur PlayStation 5, grâce à l’écosystème très large de sa marque qui comprend les smartphones (xCloud), le PC et les consoles. Dans une interview accordée à Gamesindustry le 29 octobre 2020, Todd Howard (producteur exécutif chez Bethesda) paraissait moins catégorique. N’oublions pas que la vente d’un soft sur les plateformes PlayStation rapporte de l’argent à Sony, jusqu’à 30 % de la somme dépensée par le consommateur s’il est téléchargé sur le PlayStation Network. Microsoft pourrait estimer qu’attirer de nouveaux utilisateurs dans son écosystème (Xbox, Game Pass) pourrait lui rapporter plus que d’autoriser la sortie de grosses cartouches sur des machines concurrentes. C’est en tout cas ce que devrait tenter d’orchestrer la firme de Redmond pour doper le succès de ses futures consoles sur son territoire d’origine. Voire au-delà.
Les équipes de Microsoft savent qu’elles peuvent encore espérer un retour en force des consoles Xbox aux États-Unis malgré six années passées dans l’ombre des PlayStation. Bien que Phil Spencer assure “que ce n’est pas le nombre de consoles vendues qui compte”, les gestes ne trompent pas. Si les ventes de consoles n’avaient plus vraiment d’importance, il n’y aurait tout simplement pas eu des millions de dollars dépensés dans le développement de la console next-gen la plus accessible du marché avec la Series S. Satya Nadella soutient les opérations, tandis que Wedbush Securities prévoit une augmentation significative des abonnements Game Pass. En gardant Bethesda comme un groupe autonome intégré à la compagnie, Microsoft ne veut pas chambouler l’organisation des studios nouvellement acquis afin que ses talents puissent continuer à délivrer des jeux rapidement. Si nous prenons en compte les partenariats signés avec Electronic Arts et Gamestop (la maison mère de Micromania), la firme de Redmond est en train de confectionner une force américaine pensée pour reconquérir son lucratif territoire de prédilection. Et par voie de conséquence, une partie du reste du monde.