L’information émanant de CNBC puis corroborée par VentureBeat a fait grand bruit. Ainsi, AT&T souhaiterait se séparer de son unité jeux vidéo, qui comprend la totalité de WB Games. Le billet d’origine révèle que trois grands noms du numérique seraient intéressés par cette acquisition, à savoir Electronic Arts, Activision Blizzard et Take Two. Il y a quelques semaines, le site The Information a ajouté que Microsoft aurait également pris part aux négociations. À la clé ? Des studios prestigieux qui ont prouvé leur savoir-faire à de multiples reprises, tels que Rocksteady ou encore NetherRealm. Un rachat de cette ampleur n’étant jamais anodin, nous allons vous expliquer ce qui se trame dans les couloirs de nos géants au moment où une acquisition de ce calibre se dessine.
AT&T, la vorace maison-mère endettée qui souhaite vendre au plus haut
Le groupe AT&T (acronyme d’American Telephone and Telegraph, première organisation à avoir breveté le téléphone - ndlr) fait partie des leaders des fournisseurs de services téléphoniques aux Etats-Unis. De sa naissance à la fin du XIXème siècle sous le nom Bell Telephone Company à aujourd’hui, la société américaine n’a cessé de connaître de lourdes transformations. Elle s’est divisée en 1982, tout d’abord, afin de se dépêtrer d’un procès pour monopole qu’elle était sur le point de perdre. Elle s’est renommée, ensuite, dans les années 1990. Enfin, l’entreprise a connu plusieurs mutations dans les années 2000 quand elle a voulu de nouveau fusionner avec ses anciennes entités. L’ogre des télécommunications a un appétit monstre et se sent rapidement à l’étroit dans son périmètre d’origine, quand bien même il dépasserait les frontières avec l’essor d’Internet et du mobile. Au cours des années 2010, AT&T ratisse large dans ses acquisitions. En juillet 2015, l’entreprise finalise le rachat de DirecTV, une compagnie américaine de télévision par satellite, pour 49 milliards de dollars. Cet intérêt pour la télévision va pousser le géant à bâtir un empire tentaculaire dans les médias.
En octobre 2016, il annonce son envie de croquer Time Warner contre la rondelette somme de 108,7 milliards de dollars. Pour quelle raison ? Tout simplement pour accélérer la transition voulue par la direction vers les nouveaux médias. Time Warner, qui deviendra WarnerMedia, est un des plus grands groupes de production TV et cinématographiques des États-Unis. Né en 1990 de la fusion de Time Incorporation et de Warner Communications, il possède des filiales réputées telles que HBO, The CW Television Network, CNN ou DC Comics. Ce conglomérat multinational de médias possède également un segment jeux vidéo avec Warner Bros Interactive Entertainment. Un segment qui depuis 2004 ne cesse de croître grâce à des productions conçues par des studios reconnus, comme Monolith Productions (F.E.A.R. ), TT Games (LEGO Star Wars ), NetherRealm (Mortal Kombat ) et RockSteady (Batman Arkham Asylum ). Cependant, en absorbant Time Warner, AT&T en récupère aussi la dette. Fin 2019, elle s’élevait à 150 milliards de dollars pour la globalité d’AT&T.
Le fonds activiste Elliott Management n’est pas convaincu par cette fuite en avant coûteuse vers les médias et le divertissement. En septembre 2019, il prend une participation de 3,2 milliards de dollars et écrit une lettre de 24 pages où il dénonce la mauvaise gestion, selon lui, des dirigeants d’AT&T. L’actionnaire appelle à des désinvestissements sur des actifs “non-essentiels”, souhaite arrêter les rachats majeurs, et propose une revue complète des éléments du portfolio. Auprès des autres actionnaires de la société, ces revendications font mouche. Il faut reconnaître qu’Elliott Management a tendance à faire trembler les grands groupes auxquels il s’attaque. Le fonds qui gère 38 milliards d’actifs a par le passé imposé son point de vue chez Telecom Italia. L’actionnaire, qui était contre l’acquisition de Time Warner (WB Games), estime que la compagnie se disperse trop dans ses secteurs d’activité. Le 28 octobre 2019, AT&T fait un pas en direction du fonds en prévoyant de redistribuer 75 milliards de dollars aux actionnaires, en organisant du changement dans la holding, et en annonçant un plan de croissance économique sur trois ans. C’est dans ce climat que CNBC annonce en juin 2020 l’envie du géant américain de se séparer de WB Games. Face à l’endettement que la maison-mère désire éponger, AT&T n’a qu’un seul objectif : vendre au plus haut, et si possible en gardant le contrôle des licences juteuses telles que Batman ou Harry Potter. Ce n’est pas pour rien que les acheteurs potentiels cités disposent d’un flux de trésorerie conséquent : seuls les plus gros peuvent espérer correspondre aux critères recherchés par AT&T.
Le groupe vendeur et les banques d’affaires tiennent les rênes
Selon CNBC, VentureBeat et The Information, AT&T chercherait donc à vendre sa filiale Warner Bros Interactive Entertainment. Le montant de la transaction s’élèverait à quatre milliards de dollars. “Quatre milliards ? En fait, il n’y a jamais de prix de départ dans un processus concurrentiel impliquant un vendeur et plusieurs acheteurs potentiels. Le vendeur ne révèle jamais d'indication de valeur aux candidats, le but étant de maintenir la tension concurrentielle et de faire tomber les enchères” nous répond Antoine C, spécialiste des Fusions & Acquisitions au sein d'une banque française. Il continue : “Ce sont bien aux acquéreurs potentiels de proposer un prix. Le chiffre de quatre milliards avancé est donc probablement le prix proposé par l'acheteur le mieux-disant”. Lorsqu’une transaction de cette envergure se déroule, il faut savoir que c'est le vendeur qui initie et pilote l'opération. Pour l'aider dans ce processus souvent long et intense, il choisit un conseil en Fusions & Acquisitions, appelé également banque d'affaires. Dans un processus de cession, la banque d'affaires a un rôle de chef d'orchestre : elle organise le processus, gère les relations entre les différentes parties et accompagne le vendeur (son client) dans les négociations avec les acheteurs potentiels. Néanmoins, au moment où nous écrivons ces lignes, ni AT&T, ni les sociétés citées comme intéressées ne confirment quoi que ce soit à propos de cette opération. S’agit-il alors d’une rumeur infondée ? “Le rôle clé de la banque d'affaires est de préserver la confidentialité. Seul un cercle très restreint d'initiés est au courant de l'opération. Les candidats ne se connaissent pas, ou alors au tout dernier moment. Quand une société est vendue, ses employés, par exemple, sont mis au courant au dernier moment. Il ne faut pas créer de mouvement de panique, d'autant que l'annonce au marché de ce genre d'opérations a généralement un impact fort sur la valorisation boursière de l'acheteur et du vendeur” confie Antoine C. Le silence radio observé est donc normal : il permet aux banques d’affaires d'optimiser le processus. En réalité, seuls les actionnaires importants et le management sont au courant, car décisionnaires, de ce genre de mises en vente.
La banque d'affaires n’est rémunérée qu’à la réalisation de la cession, et en fonction d'un pourcentage sur le prix final (généralement moins de 1 %). Ce mode de rémunération permet un alignement parfait des intérêts entre la banque d'affaires et le vendeur, l'objectif étant de vendre au meilleur prix. “C’est le jeu de faire monter les enchères. Pris dans l'incertitude d'un processus concurrentiel, il n'est pas rare que les acheteurs potentiels nous remettent des offres bien au-dessus de ce que nous attendions” reconnaît l’expert. Il ne serait donc pas impossible que le nom de Microsoft ait été cité plus ou moins volontairement afin de faire monter la note auprès des sociétés intéressées par WB Games. “Les acquéreurs potentiels ne sont pas en position de force. La concurrence est une condition nécessaire si l'on veut faire monter l'addition. C'est une partie de poker, il arrive parfois que l'acheteur le mieux-disant monte encore son prix par peur de ne pas remporter l'opération” explique Antoine C. Il conclut : “Le deal final n'est annoncé que quand l'acheteur est trouvé et que les principaux termes de l'offre conviennent aux deux parties”. Les banques d’affaires, telles que Goldman Sachs, JP Morgan, Morgan Stanley, Deutsche Bank ou encore Crédit Suisse, disposent généralement d’un mandat exclusif, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent pas être mises en concurrence. Elles ont néanmoins la possibilité de gérer l’affaire en coopération, comme cela arrive régulièrement sur des opérations de ce niveau. Il est à noter que la banque d’affaires n’est pas obligatoire, dans le sens où le processus peut être internalisé. Cette manière de procéder reste néanmoins rare, en particulier pour des opérations de cette ampleur.
Six mois pour trouver un accord
Un processus de cession débute par une phase de préparation pendant laquelle la banque d'affaires réalise un dossier complet de présentation de la société cédée, ainsi qu'un business plan. En parallèle, la banque d'affaires, en collaboration avec le vendeur, dresse une liste de groupes qui pourraient avoir un intérêt (et les capacités financières) pour réaliser l'opération envisagée. La banque d'affaires prend alors contact avec les groupes présélectionnés sur une base anonyme : les groupes intéressés signent un accord de confidentialité pour avoir un accès au dossier complet préparé. Dans le cas de la cession d'une division d’un grand groupe coté, comme ici avec AT&T et WB Games, il est nécessaire de fournir les informations historiques et prévisionnelles ainsi que les jeux qui sont en cours de développement. “Pour que l’acheteur achète, il faut lui donner envie, lui montrer le potentiel de la société cédée, et donc dévoiler ce qu’il y a dans les tuyaux. Le dossier qui est rédigé est un livre ouvert sur cinq ans” ajoute Antoine C. Après analyse du dossier préparé, les acquéreurs potentiels intéressés émettent des offres indicatives à l'intention du vendeur, en mentionant le prix qu'ils sont prêts à payer. Le vendeur choisit alors les offres (en général trois à cinq) qu'ils jugent les plus intéressantes. S'ouvre alors une deuxième phase durant laquelle les acheteurs potentiels sélectionnés réalisent un audit complet de la société cédée touchant des domaines divers (finance, social, fiscal, etc.). Cela leur permet de vérifier les informations transmises par le vendeur et d'avoir une vision précise, objective, de ce qu'ils s'apprêtent à acheter. Les informations transmises par le vendeur et la banque d'affaires doivent être identiques pour tous les candidats afin d'assurer une concurrence loyale. Il s'agit d'une obligation légale.
À l'issue des audits, les acheteurs potentiels doivent soumettre une offre ferme, et donc engageante, au vendeur. Ils ont la possibilité de réévaluer leur prix par rapport à leur offre initiale afin d'augmenter la probabilité de remporer l'enchère. La meilleure offre est alors choisie par le vendeur, puis traduite en termes juridiques au sein d'un protocole de cession signé par les deux parties. Le closing et le transfert des fonds concluent définitivement l’opération. “Un processus de cession classique, c'est-à-dire de la préparation du dossier à la réalisation finale de l'opération, dure généralement entre six ou huit mois. Plus l’opération est rapide, plus elle est rentable pour la banque d'affaires” nous informe Antoine C. Si nous prenons pour point de départ la date où la rumeur de la vente de WB Games a surgi, nous devrions donc connaître l’identité du potentiel acheteur avant la fin de cette année. En théorie, une société est rachetée en s’endettant. Pour mettre le grappin sur Time Warner, le groupe AT&T s’était par exemple endetté de 40 milliards de dollars. Les compagnies préfèrent gonfler leur dette plutôt que de financer sur leurs fonds propres. “Pour financer une acquisition, la dette est utilisée en priorité. C'est une ressource bon marché, d'autant plus en période de taux bas, contrairement aux fonds propres qui nécessitent de servir un rendement parfois élevé aux actionnaires. De plus, les intérêts de la dette sont déductibles fiscalement” rappelle le spécialiste en Fusions & Acquisitions.
La valeur stratégique fait monter les enchères
Electronic Arts, Activision Blizzard, Take Two, Microsoft… toutes ces sociétés ont de bonnes raisons de s’intéresser à WB Games. Et AT&T le sait bien. Des studios comme NetherRealm et Rocksteady peuvent peser lourd dans les négociations. Plus l'opération est stratégique pour l'acheteur, plus il est en capacité de monter son prix. “Une société a toujours une valeur financière, qui est une valeur socle, raisonnable. Et puis il y a ce que l'on appelle la survaleur. Il s'agit du surplus de prix qu'un candidat est prêt à payer pour s'assurer de remporer l'enchère et empêcher ainsi ses concurrents d'avoir accès à un contenu. L'acquéreur se demande souvent s'il serait capable de développer en interne le savoir-faire de la société qu'il s'apprête à acheter. Il peut estimer qu'il n'en a pas les capacités, que cela lui prendrait trop de temps, ou lui coûterait finalement trop cher. Dans cette configuration, il peut être parfois intéressant de surpayer une société, car cela permet de gagner beaucoup de temps sur la concurrence” explique Antoine C. Il est certain que des titres produits par des équipes prestigieuses pourraient être un atout fort dans la stratégie d’abonnement mise en place par Microsoft, d’autant plus que cela priverait hypothétiquement Sony de jeux à fort potentiel.
Les jeux WB Games sont développés par NetherRealm, Rocksteady, TT Games, Monolith, Avalanche, Portkey Games ainsi que par différentes structures situées aux Etats-Unis et au Canada. Ajouter autant de studios à ses équipes en place comporte néanmoins des risques. Le premier est de se confronter à des licenciements, économies de coûts facilement activables lors du rapprochement de deux sociétés. Sur ce point, l’expert en Fusions & Acquisitions se veut mesuré : “il y aura forcément des doublons, et donc des postes supprimés permettant de réaliser des économies immédiates. Mais cela devrait se cantonner aux fonctions support comme les ressources humaines, le marketing, la direction financière. Le jeu vidéo est constitué de talents qu’il convient de conserver. Ce sont eux qui font la renommée d’une équipe, et donc la valeur d'une société”. Le second est qu’une fusion de cette envergure peut être longue à se mettre en place. L’achat de la Fox par Disney a dû être approuvé par les autorités américaines de la concurrence, ce qui n’est pas une simple formalité. Dans son acquisition de Time Warner, AT&T a dû attendre juin 2018 pour que les autorités valident l’opération, alors que le rachat fut lancé en 2016. Enfin, les propriétés intellectuelles ne sont pas forcément comprises dans le lot. À vrai dire, presque tout ce que WB Games met en vente est sous une licence détenue par la maison-mère. En d’autres termes, cela obligerait l’acheteur planifiant de développer des Batman et autres Harry Potter à louer les propriétés intellectuelles appartenant à la maison mère, et donc à partager les bénéfices. Face à l’endettement que l’entreprise AT&T souhaite éponger, il serait étonnant que le futur acquéreur puisse bénéficier d’office des licences, sans contrepartie. Les négociations, si elles ont bien lieu, devraient donc être mouvementées.
Lorsqu’une société cotée en bourse propose une de ses filiales à la vente, il y a tout un processus qui s’active visant à faire du vendeur le véritable gagnant de l’opération. Les acheteurs, eux, bougent leurs pions dans un jeu de l'oie où chaque case peut les sortir de la partie s'ils ne misent pas suffisamment. Pour le cas d’AT&T et de WB Games, d’autres acquéreurs potentiels qui gravitent autour du monde du jeu vidéo pourraient également être tentés, à l’image de Google et d’Amazon. Les entreprises chinoises aspirant à pénétrer le marché occidental, comme Tencent et NetEase, auraient également un intérêt à se rapprocher du géant américain en cette période, d’autant plus que NetEase développe désormais le jeu mobile du Seigneur des Anneaux (Rise to War). Lors de la conférence téléphonique d'Electronic Arts destinée aux analystes et aux investisseurs pour les résultats du premier trimestre 2021 (publiés le 30 juillet 2020), le directeur financier Blake Jorgensen a répété que son entreprise "était plus intéressée que jamais" par l'acquisition de nouveaux studios. En insistant sur le fait que ce sont les talents qui comptent, plus que les franchises. En coulisse, les enchères montent.