C’est un point que nous avons abordé lors de notre test du jeu : le contexte historique choisi par Sucker Punch fait parti de grandes forces de Ghost of Tsushima. Tout d’abord pour ce qu’il permet de faire en termes de direction artistique (le fantasme d’un blockbuster vidéoludique au Japon féodal) mais aussi de narration, avec des problématiques propres au monde des samouraïs comme la notion d’honneur au combat. Mais est-ce que tout colle à la réalité ou le studio s’est autorisé quelques pas de côté ? Nous avons posé la question à un expert.
“Notre Tsushima n’est pas une recréation identique de l’île originale” nous expliquait dans une précédente interview Nate Fox, directeur créatif sur Ghost of Tsushima. “Le but, c’était de créer une collection d’environnements différents que le public associe avec de grands films de samouraïs”. Ce n’est pas nouveau, pas mal de titres reprennent un contexte historique et se permettent des libertés selon leurs besoins. Assassin’s Creed en est sans doute le champion toute catégorie. Mais qu’en est-il du dernier jeu de Sucker Punch ?
Une question légitime sur un titre qui nous plonge dans un moment de l’Histoire peu connu du grand public : l’invasion de l’île de Tsushima par les Mongols au 13ème siècle. Au milieu tout cela, le joueur incarne Jin Sakai, samouraï qui devra mettre de côté son credo pour repousser l’envahisseur. Mais quelles étaient les véritables motivations de ce dernier ? Et est-ce que toutes ces histoires d’honneur ont bel et bien existées ? Réponse avec Julien Peltier, spécialiste du Japon féodal et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet.
Tsushima a toujours été un trait d’union entre l’archipel japonais et le continent. Jusqu'à la fin de l’époque des samouraïs au 19ème siècle, c’est grâce à cette entremise que le commerce entre la Corée et le Japon (au milieu desquels Tsushima se situe, ndlr) va prospérer.
Mais c’est aussi cette position géographique qui va pousser les Mongols à attaquer l’île (route logique entre l’actuelle Corée du Sud, qu’ils détiennent à l’époque, et le Japon, ndlr). Lors de leur première expédition en 1274, ils embarquent des ports au sud de la Corée pour s'emparer de Tsushima.
David contre Goliath
L’an 1274, c’est bien la date qui s’affiche au tout début de Ghost of Tsushima, lorsque Jin et son oncle fixent la flotte mongole s’approchant de l’île. Résonne alors une phrase qui pourra retenir l’attention du joueur : “Nous sommes 80 samouraïs contre toute une armée”. Et sans surprise, les forces japonaises se font écraser par l’envahisseur. Mais pourquoi il y avait-il aussi peu de guerriers sur l'île par temps de guerre ?
Le fait de disposer d'une petite centaine de guerriers pour ce territoire, c’est assez logique (...) C’est une époque où l’on voit l'avènement des samouraïs (...) et globalement, il s'agit d'une petite élite de combattants professionnels qui est numériquement très faible. Donc en termes de proportion démographique sur l’île de Tsushima, c’est pas surprenant.
Par ailleurs, l’île au relief très accidenté est très peu propice à l’agriculture et ne sera jamais très peuplée. C’est encore le cas maintenant. Comparé aux foyers de peuplement d'habitants que l’on peut trouver ailleurs au Japon, l'endroit demeure sauvage et reculé.
Enfin, le régime militaire de l’époque, le Shogunat, est encore jeune. Il date de la fin du 12ème siècle. Donc lorsque les Mongols arrivent, cela fait à peine un siècle que les samouraïs règnent sur le pays (...) et leur bastion est plutôt situé dans l’Est.
Ghost of Tsushima - L'introduction avec l'invasion de l'île par les Mongols
Les motivations des Mongols pour investir le Japon sont plutôt simples : leur Empire - qui atteint déjà une taille phénoménale à l’époque, de la Corée jusqu’à la Hongrie - a pour vocation d’être universel. Et Gengis Kahn, son fondateur superstar mort en 1227, estime qu’absolument tout le monde lui doit allégeance. “Le Japon commerce aussi beaucoup avec la Chine et les Mongols veulent couper toutes les voies de ravitaillement avec ce pays” précise Julien Peltier, avant d’ajouter que “des rumeurs disaient que l’archipel japonais détenait beaucoup de richesses”. Dans tous les cas, l’armée mongole ne fait qu’une bouchée des défenses japonaises. Et ça aussi, ça s’explique par plusieurs choses.
Les samouraïs sont assez désemparés face aux Mongols qu’ils n’ont jamais combattus, qui utilisent d'autres méthodes de combat, emploient des tactiques beaucoup plus élaborées, des armes plus variées, sont beaucoup plus aguerris qu’eux qui n’ont aucune expérience en dehors de l’archipel alors que les Mongols ont déjà un demi-siècle de guerre contre pratiquement le monde entier derrière eux.
Au Japon, les combats de masse sont totalement inconnus à l’époque. Les samouraïs ont l’habitude de se battre en petits groupes (...) Et le combat en formation des Mongols, qui sont capable de manoeuvrer de cent, mille, voire dix mille hommes, est très sophistiqué pour l’époque. Cela dépasse de très loin les compétences de samouraïs.
Le fantasme du samouraï
Pour le coup, Sucker Punch vise juste sur ce point. Les guerriers japonais sont terrassés en début d’aventure, et il faudra du temps à Jin Sakai pour rassembler les forces suffisantes pour faire face aux Mongols. Un long chemin de croix qui poussera d’ailleurs le héros à abandonner malgré lui ses valeurs de samouraï, optant pour des méthodes de combat plus barbares que son katana, ce qui débouchera sur tout un tas de conséquences assez intéressantes - dont certaines sont politiques - que nous nous garderons de détailler. Mais au fait, c’était quoi un samouraï au 13ème siècle ?
Le samouraï du 13ème siècle est avant tout un cavalier archer, non le sabreur qu'il deviendra plus tard. C’est un guerrier qui combat en armure, à cheval, et dont l’arme première est l’arc, même s’il dispose quand même du tachi, l’ancêtre du katana, à la ceinture.
Il y a déjà des considérations très importantes sur l’honneur. À nuancer toutefois parce que c’est un honneur qui suppose d’être vu, d’être manifesté et dont on peut faire le témoignage (...) Le Rouleau des Invasions Mongols relate par exemple la vie d’un guerrier de rang moyen qui passe son temps à dire “il faut que je me dépêche”, “si je ne suis pas le premier à charger, c’est la honte”, “si je ne suis pas le premier à prendre une tête ennemie, je suis déshonoré”. Il y a toujours cette espèce d’obsession corrélée au fait de demander à un témoin de l’assister, car si le fait d’armes n’est pas “enregistré”, c’est comme s’il n’avait pas eu lieu. Donc il n’y aura pas de récompense ou de promotion (...) Ce n’est pas l’honneur pour l’honneur mais pour se distinguer auprès de son seigneur pour obtenir rétribution.
Ghost of Tsushima - Jin devient le Fantôme malgré lui
Et concernant les conséquences pour avoir dévié du code d’honneur, ça ne me paraît guère refléter la réalité. On sent bien que l’important est de vaincre, et que le moyen est secondaire (...) J'imagine assez mal compte tenu de la situation désastreuse que l’on puisse reprocher à un samouraï de s’être mal comporté en ayant adopté les méthodes de l’ennemi. C’est une conception un peu moderne qui renvoie à un Bushidô, la "Voie du Guerrier" beaucoup plus tardive. L’important c’est quand même d’arriver à ses fins : la honte ultime pour un samouraï, c’est d’être vaincu.
On ne sortira pas pour autant le carton rouge à Sucker Punch, qui ne s’est jamais vanté de créer un jeu à la réalité historique exemplaire. Mais qui, comme Nate Fox nous l’a expliqué en interview, est plutôt un menu maxi best of de l’imagerie moderne liée aux samouraïs inspiré de grands films, aussi bien au niveau du scénario que du visuel. “L’équivalent du château sur Tsushima à l’époque, c’était une grande maison avec une palissade” note ainsi Julien Peltier, alors que Ghost of Tsushima fait la part belle aux tours et aux grands édifices. Mais pas de quoi gâcher votre plaisir en jouant. À moins que vous soyez historien.