Alors que la Xbox Series X et la PlayStation 5 ont dévoilé leurs cartes au cours de ces derniers mois, la prochaine génération de consoles s'annonce à un prix pour le moment inconnu. « Ce à quoi les deux sociétés réfléchissent actuellement, c'est : "combien pouvons-nous nous permettre de perdre durant les 12-18 premiers mois ?” » prophétise Peter Moore sur Periscope devant Geoff Keighley à propos de la valeur des futures machines. L’ancien patron de la branche Xbox (de 2003 à 2007) sait qu’un prix agressif permet d’atteindre rapidement la barre symbolique des 10 millions de consoles écoulées, lui qui lança une Xbox 360 bien moins chère que la PlayStation 3. La vente et la revente à perte sont des notions qui nourrissent les fantasmes. Nous vous proposons de faire le point sur ces pratiques aux multiples ramifications.
Vente à perte et revente à perte, deux notions différentes qui mènent à des amalgames
- Hey, tu as vu le prix de la dernière PlayStation à la FNAC ? Elle n’est pas donnée…
- Oui, et d’après ce que j’ai compris, ils perdent quand même de l’argent sur chaque machine vendue !
Cet échange anodin que vous avez peut-être déjà entendu à diverses occasions, voire auquel vous avez participé, soulève de multiples problématiques au sujet de la vente à perte. En haut de la pile des malentendus possibles, nous retrouvons l’amalgame avec la revente à perte. Il est temps d’apporter quelques définitions afin de commencer sur des bases solides.
La vente à perte consiste pour un producteur à vendre aux détaillants un produit moins cher que ce que sa conception lui a réellement coûté. Dans le cadre des consoles de jeux, une machine qui vaudrait 450 euros l’unité à construire à cause de ses composants, et qui serait vendue 399 euros à une boutique, pourrait être considérée comme vendue à perte. La pratique n’est pas interdite, jusqu’à une certaine mesure que nous exposerons plus tard. Pour faire bref, les géants ont le droit de perdre de l’argent sur chaque console vendue s’ils considèrent que cela en vaut finalement la chandelle.
La revente à perte, elle, est juridiquement constituée lorsqu'un distributeur vend un produit en dessous d'un cerain seuil. Dans les faits, les détaillants (FNAC, Auchan, Micromania, etc.) sont dans l’interdiction de fixer un prix au consommateur en dessous du prix d’achat effectif, qui fait donc office de seuil de revente à perte. “La revente à perte est une pratique commerciale légalement interdite. Elle est réglementée en France par l’article L442-5 issu de l’ordonnance 2019-359 du 24-4-2019 et de la loi de modernisations de l’économie, LME de 2008” nous explique Alexandre Peron, Avocat, General Counsel et chargé d’enseignement à la faculté de droit d’Orléans, spécialisé en droit bancaire et financier, droit des contrats, droit commercial et droit des sociétés. Il continue : “Seuls sept cas de revente à perte sont autorisés : les ventes volontaires ou forcées motivées par la cessation ou le changement d’une activité commerciale, les fins de saison ou entre deux saisons de vente, l’obsolescence technique ou les produits démodés, le réapprovisionnement à la baisse, l’alignement sur un prix plus bas légalement pratiqué dans la même zone d’activité par les magasins dont la surface de vente n’excède pas 300 m² pour les produits alimentaires et 1 000 m² pour les produits non-alimentaires, les produits périssables menacés d’altération rapide, et les produits soldés mentionnés à l’article L310-3. En dehors de ces sept cas, la revente à perte est un délit, passible pour les personnes physiques d’une amende de 75 000 euros ou allant jusqu’à 50 % des dépenses de publicité liées à cette revente. Pour les personnes morales, l’amende est portée à 375 000 euros”.
Ainsi, une machine produite par Sony vendue 450 euros à une boutique ne pourrait donc pas être officiellement vendue moins chère par ladite boutique. Cette disposition a été mise en place pour éviter que les géants de la distribution n’écrasent les enseignes plus modestes sous les coups de leur puissance de feu en matière de négociation. Les structures plus petites, spécialisées dans la revente de jeux vidéo, n’ont pas forcément la possibilité de travailler directement avec l’éditeur ou le constructeur. C’est pourquoi elles achètent les jeux et les consoles auprès de grossistes dédiés, dont l'un des plus connus est Innelec. Les revendeurs les plus importants ont tout de même trouvé quelques parades afin de s’assurer des ventes au nez et à la barbe des plus petits : celles de rogner sur leurs marges en confectionnant des offres spéciales du type “10 euros crédités sur votre compte à chaque fois que vous dépensez 100 euros”. “Il s’agit là d’opérations commerciales auxquelles les distributeurs peuvent recourir dans la limite des règles fixées par la DGCCRF et par le code de la consommation” rétorque Alexandre Peron. “À mon sens, ces opérations promotionnelles ne rentrent pas en compte dans l’appréciation de la revente à perte qui s’apprécie uniquement au regard du seuil de revente à perte, calculé par rapport au prix d’acquisition effectif. Ceci est différent lorsqu’une enseigne fait une remise directe sur le produit. Dans cette hypothèse, le produit ne doit pas être revendu à perte” complète-t-il.
De la théorie à la pratique
À chaque lancement de console, les grands groupes spécialisés dans les produits culturels et électroniques se lancent dans une course à l’offre la plus alléchante, dont le podium ne manque pas d’être mis en avant par les sites de bons plans. “Il faut rappeler que ce n’est pas le fabricant qui fixe les prix des magasins. Il recommande un prix conseillé aux distributeurs avec une fiche produit” nous confirme Hugues Ouvrard, ancien directeur de Xbox France et actuel directeur général délégué à l’Olympique de Marseille, lors d'un entretien téléphonique (datant du mois de mai). “À partir de là, les enseignes peuvent fixer librement le prix de vente. Certaines sociétés baissent le prix, d’autres organisent des baisses déguisées en ajoutant des jeux dans le pack” ajoute-t-il. À propos du cadre légal qui entoure la revente à perte, Hugues Ouvrard prend une certaine distance : “Oui, c’est une pratique en théorie interdite” insiste-t-il.
Il aurait effectivement été intéressant de voir si la chaîne hard-discount Lidl aurait pu vendre ses PlayStation 4 à 95 euros sans être mise en accusation. La revente à perte, selon Alexandre Peron, "ne peut pas être interdite en toutes circonstances mais seulement à l'issue d'une analyse spécifique permettant d'en établir le caractère déloyal au regard des critères énoncés aux articles 5 à 9 de la directive”. Il renchérit : “La Cour de justice de l'Union européenne a jugé que la directive 2005/29/CE du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs s'oppose à ce qu'une réglementation nationale ayant pour finalité la protection des consommateurs interdise de manière générale la vente à perte de biens. La question se pose de savoir si cette solution est transposable à la réglementation française, qui interdit la revente à perte tant à l'égard des consommateurs qu'entre professionnels. Elle a été partiellement tranchée par la Cour de cassation, celle-ci ayant jugé que la pratique de la revente à perte entre professionnels n'entre pas dans le champ d'application de la directive du 11 mai 2005”. “En revanche, à mon avis, l'interdiction générale de la revente à perte aux consommateurs est contraire à cette directive. Seule devrait subsister une interdiction subordonnée au caractère déloyal de la pratique” conclut-il. En d’autres termes, il y aurait une sorte de flou en ce qui concerne la notion d'interdiction générale de revente à perte, dans la mesure où la position française ne serait pas véritablement en conformité avec les dispositions de la directive et la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne. En France, le droit de la concurrence interdit au fournisseur d’imposer un prix. “Le fournisseur peut conseiller à ses distributeurs un prix de revente. Si celui-ci est bien positionné, il est vraisemblable qu'il sera appliqué” assure L’Express dans un article datant de 2015.
Le concept du prix prédateur
Récapitulons. Sony, Microsoft et Nintendo peuvent vendre leurs machines à perte aux grossistes/détaillants, c’est-à-dire en dessous du coût total de conception, mais les magasins n’auraient pas le droit d’écouler ces consoles en dessous du prix d’achat effectif, hors exceptions. Les boutiques gardent tout de même la liberté de fixer un prix en s’aidant du prix de revente conseillé par le producteur, tout en veillant à ne pas descendre en dessous du prix d’achat effectif. Ceci étant dit, si un constructeur a le loisir de vendre une console sous le coût réel de fabrication, cela donne forcément un avantage à Microsoft. Sur l’année fiscale 2018-2019, l’entité Microsoft réalisait 39,2 milliards de dollars de bénéfices, bien loin des 9 milliards de dollars récoltés par Sony pour le même exercice. Les derniers résultats publiés par les deux compagnies montrent que la firme de Redmond fait plus de bénéfices sur un seul trimestre que la société japonaise n’en engrange sur une année complète. De ce point de vue, la concurrence a de quoi paraître déloyale. Une entreprise très riche a forcément plus de marge de manœuvre pour fixer un prix bas qu’une compagnie moins profitable.
Mais il y a un mais. Les géants ne sont pas libres de casser les tarifs à leur guise. Proposer un produit à une valeur “abusivement basse” est condamné aux Etats-Unis selon la section II du Sherman Act, et en Europe sur la base de l’article 82 du Traité instituant la Communauté européenne. En effet, une société qui baisserait trop son prix par rapport aux coûts de production dans le but de contraindre d’autres entreprises à faire de même si elles veulent continuer d’exister se risquerait à quelques déconvenues juridiques. En France, “selon le Conseil de la concurrence n° 07-D-09 du 14 mars 2007, il est effectivement interdit de vendre un produit à des prix abusivement bas par rapport aux coûts de production, de transformation et de commercialisation, dans le but d’évincer d’autres entreprises du marché. Sont également interdits les prix prédateurs, c’est-à-dire lorsqu’une entreprise en position dominante fixe ses prix à un niveau tel qu’elle subit des pertes ou renonce à des profits à court terme, dans le but d’évincer ou de discipliner un ou plusieurs concurrents”. Les constructeurs peuvent donc légalement vendre à perte aux détaillants tant que le prix ne constitue pas une atteinte à la concurrence en étant trop bas par rapport aux coûts réels de production. Enfin, une société cotée vendant un produit à perte doit également se préparer à la grogne de ses actionnaires, généralement peu enchantés par l'éventualité de voir leur compagnie perdre de l'argent.
Quelles consoles auraient déjà été vendues en dessous de leur coût de fabrication ?
Les constructeurs n’aiment pas s'appesantir sur les questions liées à la vente à perte. Nous avons contacté Sony, Nintendo et Microsoft dans le but d’avoir plus d’informations quant à l’utilisation de cette pratique, mais les géants du jeu vidéo n’ont pas souhaité donner suite à nos sollicitations. Sur ces 15 dernières années, il semblerait que la majorité de nos consoles de salon aient pourtant été proposées en deçà de leur coût total de conception. Selon une enquête commandée par BusinessWeek et relayée par GameSpot, chaque Xbox 360 “Premium” vendue aurait fait perdre 125 dollars à la firme de Redmond, un chiffre qui descend à 76 dollars pour le modèle “Core” sans disque dur. En ce qui concerne la PlayStation 3, le groupe qui avait déjà décortiqué la Xbox 360, iSuppli, annonce en 2006 que la machine serait un gouffre financier pour Sony. Le modèle 20 Go proposé à 499 dollars engendrerait en effet une moins-value de 306 dollars sur chaque modèle vendu au lancement. Un écart considérable expliqué par les composants onéreux équipant la machine. La génération PlayStation 3 est d’ailleurs la seule à n’avoir apporté aucun bénéfice au géant japonais. Pire, elle a causé 3 milliards de dollars de perte en 7 ans. La Wii U aurait elle aussi été vendue à perte, selon Bloomberg.
Conscients de l’image pas forcément reluisante que renvoie la vente à perte, pratique pourtant pensée pour attirer le consommateur, Sony et Microsoft ont essayé de démontrer que leurs PlayStation 4 et Xbox One étaient proposées à des prix proches du seuil de rentabilité. Yusuf Mehdi (alors vice-président du marketing et strategy officer chez Microsoft) certifiait chez GamesIndustry que la Xbox One serait profitable dès le premier modèle vendu. Le cabinet IHS, qui a décortiqué les deux consoles, a effectivement déclaré que les deux constructeurs gagnaient quelques dollars par console achetée : 28 dollars pour Microsoft et 18 dollars pour Sony. En se basant uniquement sur le prix des composants, donc, et en omettant d’ajouter les coûts additionnels tels que ceux liés à la main d’œuvre et à la recherche/développement. Enfin, la Switch aurait été “immédiatement rentable” selon Tatsumi Kimishima, PDG de Nintendo à cette époque, dans des propos rapportés par VentureBeat. Il est néanmoins compliqué d’affirmer avec assurance la réalité des chiffres avancés par ces sources. Seule une poignée de spécialistes connaît le montant réel des composants intégrés dans un modèle de console prêt à être produit à des millions d’exemplaires. Les montants dégagés suite aux multiples négociations sont des secrets bien gardés. "Les coûts de fabrication baissent continuellement lors du cycle de vie d'une console. Ce qui est vrai à un moment ne l'est plus forcément un mois plus tard" rétorque Hugues Ouvrard.
Le terme “vente à perte” est-il galvaudé dans le milieu du jeu vidéo ?
En répondant à un utilisateur sur Twitter à propos du prix des consoles de jeu, Hugues Ouvrard précise que le marketing, le coût de production d’une console et les dépenses annexes liées à une machine font partie du “cost of sales” compris dans le compte de résultat global. “C’est pour cela qu’il est compliqué de parler de vente à perte” renchérit l’ancien patron de Xbox France. Joint par téléphone, il va plus loin dans ses explications. “La vente à perte n’est pas un sujet. Un constructeur peut viser la marge zéro, mais si on ajoute les autres coûts liés par exemple au marketing, ne viser que la marge zéro fait perdre de l’argent”. Dans le même ordre d’idées, une console peut rapporter de l’argent grâce aux multiples services qui y sont associés (PlayStation Now, PlayStation Plus, Xbox Game Pass, Xbox Live Gold, Nintendo Switch Online, entre autres). “Le challenger peut faire l’effort d’être plus agressif. Si je veux attirer des utilisateurs, alors je peux sacrifier de la marge” développe Hugues Ouvrard. Pour Alexandre Peron, spécialiste en droit des affaires, la vente à perte est un sujet bien réel. “Pour apprécier la vente à perte, les critères prennent uniquement en compte le prix de vente par rapport au prix de revient de la fabrication du produit. Les services additionnels pouvant être vendus en plus sont décorrélés du produit en lui-même”.
Quel est l’intérêt de vendre sans marge pour Microsoft, Sony ou Nintendo ?
La question peut sembler un rien candide. Pourquoi des géants cotés en bourse, dont la réussite est évaluée via les chiffres en hausse de leurs exercices fiscaux publiés chaque trimestre, envisageraient de rogner sur leur marge en sortant de nouvelles consoles ? “Tout simplement pour attirer des consommateurs afin de leur faire acheter des produits et des services additionnels” répond Alexandre Peron. Il est vrai que la console de jeux en elle-même n'est pas l'objet qui rapporte le plus aux fabricants. Les accessoires, les jeux et les services sont plus à même d’augmenter leurs recettes : la console est un point d’accès aux produits plus rentables vendus par les géants. Et comme tout point d’accès, plus il est accessible, plus il a de chance d’attirer du monde. “Sur le marché, tout le monde veut un prix bas. Les consommateurs, les éditeurs qui veulent des parcs installés les plus vastes possibles, et les distributeurs qui veulent en écouler un maximum” déclare l’ancien patron de Xbox France.
Évidemment, les coûts évoluant, une vente à prix coûtant dans les premières semaines dégage au fil des mois de la marge, au fur et à mesure que la valeur des matériaux utilisés baisse. Toutefois, la recherche d’un prix bas comporte le risque d’engendrer un dumping social, pratique visant à diminuer les coûts de production en abaissant le prix de la main-d'œuvre (et/ou en employant celle de pays en développement). Nous rappelons que nos consoles de jeux sont assemblées en Chine et au Vietnam sous la houlette du groupe Foxconn.
Dans un sondage organisé le 9 mai 2020 par Mike Given de GAMINGBible, la PlayStation 5 arrivait loin devant la Xbox Series X dans les intentions d'achat des participants, bien avant l’événement de juin montrant les premiers jeux de la console japonaise. D'aucuns pouvait alors s’étonner de constater que la machine sur laquelle nous ne savions pratiquement rien recevait plus de confiance de la part des votants qu’une Xbox ayant montré beaucoup plus d’éléments. “Cela en dit long sur la fidélité à une marque” conclut le compte officiel de Mad Fellows, studio qui a conçu le jeu musical Aaero . De quoi rappeler que l’image de marque d’une société est très importante, peut-être même plus que la valeur donnée à un ensemble de composants électroniques.