Ils s'appellent City Game Studio, Game Dev Tycoon, Gamers Go Makers, Mad Games Tycoon ou encore Game Dev Story et ont tous un point commun plus qu’évident : leur choix de proposer un jeu de gestion de studio de jeux vidéo. Depuis un peu moins d’une dizaine d’années, les titres de ce genre se sont multipliés, montrant une véritable appétence du public pour cette approche du jeu de gestion. De quoi la considérer comme un sous-genre à part entière ?
Si nous employons le terme “nouveau”, c’est parce que les titres de ce genre ont surtout parcourus la deuxième décennie du 21e siècle, bien aidés par un Game Dev Tycoon sorti en 2013. Beaucoup l’ignorent, mais malgré sa popularité et son influence, il n’est pas le premier titre à s’être aventuré sur ce terrain.
Un style de jeu ancien qui a tardé à se démocratiser
Il faut remonter au début des années 1990 pour retrouver les premières traces d’un titre adoptant cette approche avec Software Manager, sorti plus précisément en 1993 sur Amiga. Très loin de l’approche moderne du genre, il ressemblait visuellement à un jeu d’enquête dans lequel vous passiez d’un écran à l’autre pour gérer les différentes facettes de votre société de jeux vidéo. Il s’avérait toutefois déjà complet, mais a connu un relatif anonymat à sa sortie, certainement peu aidé par les difficultés rencontrées par le studio à son origine : Kaiko fermera ses portes deux ans plus tard, avant de récemment réapparaître avec des portages et remasterisations de Legend of Kay ou de la série Darksiders sur les dernières générations de consoles.
L’Allemagne fut donc l’un des berceaux du genre, comme le montre le deuxième exemple de Software Tycoon, bien plus récent et un peu plus connu des amateurs de ce type de productions. Sorti en 2001 sur Amiga et MorphOS, il adoptait là aussi une approche très différente de celle que vous connaissez aujourd’hui en permettant au joueur de se déplacer dans une rue comprenant l’ensemble des commerces nécessaires à votre activité : cela pouvait aller de l’usine de production à une… pizzeria, sans oublier votre local. Quelques idées originales s’y greffaient, comme la possibilité de sonder les tendances du marché en discutant avec les passants, mais la plupart des éléments de gestion s’appuyaient sur des ressorts classiques.
Que ce soit pour le fond ou la forme, le véritable initiateur de l’approche actuelle des jeux de gestion de studios est un certain Game Dev Story . Vous le connaissez plus probablement sous l’une de ses versions mobiles apparues dès 2010, mais c’est pourtant dès 1997 que celui-ci est apparu sur PC au Japon. Tout y est : la vue isométrique calée sur un seul plan, un style visuel pensé pour un public plus large et se voulant moins réaliste, le gameplay qui mise sur une approche crédible tout en s’avérant très facile à cerner… Bien que Software Tycoon proposait à sa sortie une simulation plus riche et complète, Game Dev Story sera à l’origine de celui qui fera basculer le genre dans une autre dimension : Game Dev Tycoon .
Game Dev Tycoon, la bascule
Le 29 août 2013 sort Game Dev Tycoon sur Steam. Quelques mois après son lancement sur le Windows 8 Store, le titre du tout jeune studio Greenheart Games connaît alors un énorme boost en terme de popularité. Il n’en était pourtant pas à son coup d’essai, puisqu’en avril de la même année, Patrick Klug (fondateur du studio) livrait un billet sur son blog sous le titre équivoque de “Que se passe-t-il quand des pirates jouent à une simulation de développement de jeux et font banqueroute à cause de pirates ?”, qui a fait le tour de quelques médias principalement américains et permis d’offrir un peu de lumière à Game Dev Tycoon. Le titre inclut d’ailleurs à sa sortie un système anti-piratage plutôt original : les joueurs l’ayant recupéré illégalement voient ainsi leur studio pericliter à cause du… piratage de leurs jeux, une manière originale d’éduquer le public aux risques de la pratique pour les studios.
Mais ne nous y trompons pas, c’est aussi pour ses qualités que le titre a su s’offrir une bonne visibilité. La formule est proche de Game Dev Tycoon, mais l’approfondit sur la gestion des projets, la mise en place d’une réelle ligne temporaire et la sortie de consoles imitant plus fidèlement les consoles réelles sans en reprendre les noms officiels. Son style épuré et coloré ainsi que son ton léger se marient avec un gameplay assez complet, bien qu’accessible au plus grand nombre. Mais c’est sans doute un tout autre concours de circonstance qui va lui permettre de rencontrer le succès (il aurait dépassé 1,5 millions de vente sur Steam) : l’émergence de Twitch, qui tout comme YouTube, apporte une nouvelle façon de découvrir le jeu vidéo. La possibilité de faire participer sa communauté à l’heure de choisir le nom d’un jeu créé ou la simplicité visuelle du soft suffisent alors à en faire un jeu facilement “twitchable”, ce dont ne se priveront pas les plus gros casters.
Quelques “copieurs”, mais aussi des approches différentes
Forcément, l’apport du stream donne alors des idées à d’autres développeurs, qui se mettent également à développer leur simulation de studio de jeux vidéo. Parfois pour le meilleur, d’autres fois pour le pire comme le très oubliable Game Tycoon, qui connaîtra une suite, mais que l’on vous déconseille d’essayer tant il s’avère moins intéressant que ses concurrents. À l’inverse, Gamers Go Makers et Mad Games Tycoon se rapprochent de Game Dev Tycoon, mais y intègrent quelques nouvelles mécaniques qui en font des compléments intéressants : le premier par la création de la jaquette et la possibilité de choisir le lieu d’implantation de son studio, le second en permettant d’acquérir de licences à adapter en jeux et en ajoutant la gestion de la production.
Mad Games Tycoon, l'un des nombreux successeurs de Game Dev Tycoon
Plus proche de nous, City Game Studio a opté pour une formule complète reprenant quasiment toutes les idées aperçues dans le genre. En accès anticipé depuis février 2019, il bénéficie d’un suivi qui lui permet d’offrir une formule déjà copieuse, permettant même d’aller jusqu’à créer plusieurs studios et choisir leur implantation au sein d’une ville, ou de racheter vos concurrents. Celui-ci a récemment bénéficié d’un joli coup de pouce en terme de visibilité par le biais de Domingo, qui a fait découvrir le jeu à son public sur sa chaîne Twitch avant d’inviter son créateur dans son émission “Popcorn”. Un premier pas préalable à un succès digne de Game Dev Tycoon ? C’est tout le bien que l’on souhaite au titre de Binogure Studio.
Dans le même univers, certains ont opté pour un concept différent. C’est le cas d’Indie Dev Simulator, qui conserve le même cadre (la création de jeux), mais sous le prisme d’une simulation de vie d’un développeur indépendant, avec gestion de la faim, de l’énergie et du quotidien. Celui-ci ressemble donc davantage à une transposition indé de Punch Club, qui vous permettait d’incarner un boxeur en quête de notoriété. À l’inverse, certains titres ont quitté le monde de la gestion de studio de jeux, mais en ont gardé les codes : certains d’entre vous ont peut-être essayé Tech Corp. (qui avait un certain potentiel, mais n’est malheureusement plus suivi par son créateur), Software Inc. ou le sympathique Startup Company , qui proposent des éléments de gestion similaires, mais une approche cette fois centrée sur une vision plus globale de l’entreprise ou se cantonnant au secteur des services. Dans le même ordre d’idée, Series Makers Tycoon s’inspire aussi fortement de Game Dev Tycoon (visuellement, la ressemblance est plus que flagrante), mais se déroule dans le domaine de la création de séries télévisées.
Une façon de montrer les coulisses de la création de jeux
S’ils sont suffisamment nombreux et caractérisés pour estimer qu’ils forment désormais un sous-genre à part entière, ils ont aussi parfois profité de leur statut de jeu vidéo pour témoigner de certaines réalités se cachant derrière le développement d’un titre. Les difficultés de concilier une vie plus “classique” avec la mise en oeuvre d’un projet en indépendant sont ainsi plutôt bien dépeints par Indie Dev Simulator, évoqué un peu plus haut. La question du piratage était elle évoquée - avec légèreté, certes - par Game Dev Tycoon dès son lancement, tandis que la bonne gestion de la répartition des tâches des employés est également vue comme un facteur mélioratif de la qualité des jeux. Une façon comme une autre de véhiculer un message positif sur l’intérêt de traiter correctement ses employés, au sein d’une industrie ou le crunch est malheureusement trop répandu.
Mais l’un des aspects les plus intéressants, c’est peut-être le moment où de nombreux joueurs devront arbitrer dans leur partie entre le lancement d’un nouvelle licence, risquée financièrement mais plus grisante artistiquement, ou la création d’une suite qui permettrait au studio de financer de nouvelles futures créations. Un éternel arbitrage qui permet de relativiser les choix de certains grand éditeurs, ou à minima de mieux cerner leurs motivations quand il s’agit d’éviter de faire courir de trop gros risques financiers à une entreprise aux frais de fonctionnements de plus en plus importants. Autant d’éléments qui font donc des simulation de studio de développeurs des titres capables de dépasser le statut de simples jeux.
Quel avenir pour ce sous-genre ?
Il ne faut toutefois pas occulter une réalité : en l’état, et avec la sortie d’un City Game Studio faisant office de best-of du sous-genre, il semble difficile d’imaginer que la gestion de studio de jeux ne pâtisse pas à terme d'un manque d'idée pour se renouveller. Il n’a pour l’instant été porté que par des studios indépendants et se cantonne quasi-exclusivement au monde du PC : c’est évidemment logique au regard de l’appétence des utilisateurs de la plateforme pour le jeu de gestion (qui reste un genre de niche), et de l’accessibilité du thème pour de nombreux développeurs, qui peuvent y intégrer des éléments tirés de leur propre expérience du milieu. Pour aller sur des titres plus ambitieux, il faudrait évidemment qu’un studio aux reins plus solides ose s’emparer du thème, mais est-il suffisamment porteur pour cela ?
S’attaquer à des marchés différents est une première piste, en allant notamment sur les plateformes portables, qu’il s’agisse d’iOS, Android ou même de la Nintendo Switch , voire en tentant la conversion sur consoles de salon. Mais le format clavier-souris se prêtant particulièrement bien au genre, la transposition peut sembler délicate de premier abord. Ces dernières années, Greenheart Games a pourtant travaillé sur des versions mobiles de Game Dev Tycoon, qui ont eu la bonne idée de profiter du support tactile pour offrir une expérience aussi intéressante et agréable à prendre en main que l’originale. Sorti en accès anticipé début 2015, Mad Games Tycoon a lui attendu près de 5 ans avant d’être porté sur PS4 , Switch et Xbox One .
Si ces portages peuvent être vus comme l’ouverture d’un nouveau marché pour le sous-genre et un moyen de rentabiliser le développement original, ils masquent surtout une autre difficulté créative : offrir un successeur à ce type de titres. Depuis 2013, Greenheart Games a su surfer intelligemment sur les bonnes ventes de son jeu pour l’améliorer et le porter ailleurs, mais il a aussi pour l’instant écarté, malgré la popularité du premier, l’idée d’un Game Dev Tycoon 2 au profit de Tavern Keeper, simulation de vie de tavernier médiévale qui n’a pas encore de date de sortie. Reste à voir s’ils se pencheront de nouveau sur cette idée après l’arrivée de Tavern Keeper, afin de briser l’idée selon laquelle le sous-genre se heurterait actuellement à son plafond de verre.