En 2010, la plus haute instance judiciaire américaine attestait que le jeu vidéo jouissait de la protection sur la liberté d'expression, à l’instar des livres et des films. Possible véhicule d’idées, il offre également un terrain de permission sans pareil. Sans réellement disposer du libre-arbitre, car limité par le cadre instauré par le développeur, le joueur choisit bien par lui-même les manières d’interagir. Miyamoto déclarait d’ailleurs autrefois que le réalisateur devait être le joueur, la fonction du développeur se résumant essentiellement à équiper ce dernier des outils nécessaires pour s'exprimer (The Telegraph, Nintendo's Shigeru Miyamoto: 'What can games learn from film? Nothing', 2014)."Tout ce que je fais, c’est les aider à sentir qu’en jouant, ils créent quelque chose qu’ils sont les seuls à pouvoir créer", avait-il alors déclaré. Mais le joueur ne fonde pas l'univers virtuel à lui seul, il participe simplement à la création d'un regard déjà établi. Seulement par la morale qu'il délimite, le jeu lui offre parfois la capacité de juger son rapport éthique, de par une distance critique.
Comprendre la rhétorique procédurale du jeu...
Dans le cadre structurel du jeu, de manière plus implicite que le gameplay ou la narration, il existe une rhétorique procédurale, à distinguer de la rhétorique processuelle. Débutons par définir cette première notion. La rhétorique procédurale est un discours qui invite le joueur à agir, et à réaliser des actions dans l’optique d'accomplir un objectif ; le jeu propose sa représentation du monde, vouée à nous persuader de performer des opérations logiques ; il s’agit de “faire faire”, en usant de l’interactivité et des mécaniques, plutôt que des mots ou des images. Ian Bogost, chercheur et professeur au Georgia Institute of Technology, est le premier à introduire cette notion de rhétorique procédurale dans ses écrits. Ces affirmations sur le monde développées par les jeux vidéo, les joueurs peuvent apprendre à les “lire, critiquer ses modèles, discutant des implications de ce genre d’affirmations”, dit-il. Bogost illustre ses propos par l’exemple d’Animal Crossing , publié à l’époque sur GameCube (I.Bogost, Animal Crossing's Strange, Unresolved Conflict, 2013).
Animal Crossing déploie une rhétorique procédurale sur la répétition du travail banal comme conséquence des idéaux matériels contemporains. Quand mon enfant de cinq ans a commencé à jouer sérieusement au jeu, il a rapidement reconnu le dilemme auquel il faisait face.
Le joueur récolte sans cesse fruits, insectes ou poissons afin d’amasser assez d’argent dans l’optique d’obtenir de nouvelles fournitures. Mais parallèlement, il doit également économiser pour rembourser le prêt de sa maison au “commerçant local et magnat de l’immobilier Tom Nook”, qui lui proposera systématiquement d'agrandir son logis contre une somme de clochettes exponentielle.
Mon fils a commencé à se rendre compte du piège dans lequel il se trouvait : plus il prenait de biens matériels, plus il avait besoin d’espace et plus il devait s’endetter pour obtenir cet espace. Et l’espace supplémentaire vient alimenter plus d’acquisitions matérielles, poursuivant le cycle.
Animal Crossing est ici défini comme un jeu de dettes à long terme, basé sur “les conséquences d’acquérir des biens et de souhaiter avoir une herbe plus verte que celle de son voisin.” Un principe relativement implicite et librement critiquable, qui ne s’explique pas par les mots, mais bien par les mécaniques que le jeu met à disposition.
...et sa rhétorique processuelle
La rhétorique processuelle demande cette fois au joueur “d’être”, et d’exprimer des valeurs (Bonenfant, Arsenault, 2016). Selon le degré de persuasion, il adhère, ou non, à des idées ou à un discours. Une forme d'engagement, relevant de l'affectif, y est impliqué. Maude Bonenfant, chercheuse à l’Université du Québec à Montréal, développe cette notion :
Dans la philosophie processuelle, le processus réfère à un changement continu et dynamique, une suite d’événements vécus par l’être, une création perpétuelle de nouveaux états : l’être est toujours en devenir.
La rhétorique processuelle renvoie ainsi à la notion de pathos, une méthode de persuasion faisant appel à l'émotion du public ici joueurs, qui les laisse évaluer leurs actions. Libre à chaque individu "d’adhérer ou de résister aux stratégies discursives". M. Bonenfant mentionne Survival Island 3, jeu mobile paru en 2015 et largement critiqué pour ses représentations profondément racistes. Il illustrait les Australiens indigènes comme de « vrais aborigènes » ainsi qu’une menace pour la survie du héros blanc.
Si la pratique de Survival Island 3 par un joueur peut s’accompagner d’une adhésion aux valeurs racistes véhiculées, un autre joueur pourra avoir une distance critique lui permettant de ne pas y adhérer, pour simplement « jouer le jeu » en optimisant la mécanique des règles.
Le jeu vidéo propose donc généralement son propre cadre moral. Le joueur, muni de sa culture, de sa propre représentation du monde et de ses convictions, se positionne comme juge de “la valeur éthique de ses actions”.
En parlant d'“éthique” et de “morale”, considérons donc ce qui distingue ces deux termes. La morale se base sur des principes universels, régis par une société décidant de ce qui est bien, ou mal. Elle s’apprend. L’éthique, elle, se distingue en se confrontant à un contexte, et à des humains. Les individus se basent sur la morale, et en appliquent les principes de manière subjective, selon les situations rencontrées. La morale se pratique. En bref, si la morale découle de l’Histoire et des traditions, l’éthique est plutôt liée au raisonnement. Nous pouvons alors désigner le cadre du jeu comme un système moral ; dans celui-ci, le joueur y performe son éthique. Sicart Miguel rédige en 2005 l’étude “Game, player, ethics : A virtue ethics approach to computer games”. Il déclare :
Un joueur est alors l’être éthique qui interagit avec les règles et le monde fictif, et dont les choix sont déterminés par les buts du jeu, limités par les règles, et évalués par une combinaison des valeurs individuelles, les valeurs de la communauté de joueurs, et les valeurs culturelles, ou de la vie réelle.
Systèmes moraux sans morale et illusions du choix
Dans les jeux de rôle, les développeurs délimitent un univers moral, et proposent assez souvent au joueur une poignée de personnages personnalisables. Imaginons donc que ce dernier dispose d’une toile sur laquelle une silhouette est légèrement esquissée ; c’est à lui d’achever son héros en le peignant des couleurs qu’il souhaite le voir porter, se servant de la palette mise à sa disposition. Il définit des compétences liées au gameplay et au code moral du monde simulé. L'utilisateur prédéfinit un code éthique à suivre dès la création de son personnage, et tente ainsi de s’y tenir.
Antoine Rocipon, auteur de Choix moraux, éthique et jeux vidéo (2018) s'appuie sur la saga Fable . Ici, les choix moraux auxquels vous devez faire face s’appuient sur des représentations manichéennes du monde. Les décisions prises auront un impact non seulement sur le gameplay du jeu, mais également sur son esthétique. Le protagoniste dispose d’une barre de moralité ; En adoptant un comportement maléfique, des cornes lui poussent sur la tête. À l’inverse, il aura droit à une auréole. Le joueur peut ainsi décider de ses actions selon l'apparence qu'il souhaiterait revêtir. Rocipon définit les œuvres telles que la saga Fable comme des jeux à systèmes moraux sans morale, contant les mêmes quêtes, ennemis, et rebondissements.
Nous l'avons évoqué : lorsqu’ils font appel au pathos, les jeux peuvent devenir des outils de rhétorique touchant à l’affect, outre le raisonnement. Mais les dilemmes moraux n'encaissent une réelle valeur que lorsqu'ils sont épineux, débouchant à une conclusion peu définie. Marcus Schulzke, auteur de Moral Decision Making in Fallout écrit :
La valeur des jeux est de créer des simulations fascinantes qui forcent les joueurs à tester leurs propres valeurs en utilisant des sanctions qui répondent aux choix du joueur.
Le dernier paragraphe de cette partie révèle en partie la conclusion de la première saison de The Walkind Dead (Telltale).
Dans les oeuvres narratives, on évoque souvent la notion "d'illusion du choix". L’exemple des épisodes de The Walking Dead (Telltale) en est l'un des plus parlants. Les joueurs débutent leur chemin sur la même route ; et s'ils n’effectuent pas les mêmes sacrifices, ils achèvent leur trajectoire sur un axe final commun. Il réside toutefois un dernier choix cornélien, fréquemment cité pour ses conséquences invisibles et les valeurs qu’il met à l’épreuve. Face à la mort imminente de sa figure paternelle mordue par un rôdeur, la petite Clémentine doit se résoudre à achever Lee d’une balle dans la tête ou à fuir, et donc le laisser se transformer. L’une de ces deux actions sera décidée par Lee lui-même, incarné par le joueur. Cette mort, inéluctable, vous laissera faire face à votre seule conscience tandis qu’un écran noir succédera à votre décision finale. Il sera seulement question de savoir comment vous décidez d’affronter la réalité.
“Le personnage s'en souviendra”
Si nous pourrions également aborder certains titres du catalogue de David Cage (Detroit : Become Human , Fahrenheit ), Life is Strange est de ces jeux narratifs à choix multiples qui interrogent particulièrement sur nos décisions. La trame s’intéresse à Max Caufield, étudiante en photographie à Arcadia Bay. Dotée du pouvoir de remonter le temps, dont elle usera entre autres pour enquêter sur la disparition d’une adolescente, elle sera témoin de la vision d’une tornade anéantissant sa ville. Avec ce don, l’héroïne sera confrontée à des choix périlleux, mais également à des problématiques de la vie réelle. Le joueur est libre d’adapter certaines de ses actions selon les conséquences directes ou indirectes qu’elles présagent. Par les songes de Max, il sera aussi systématiquement confronté à ses regrets : “Et si ?”. Tristan Bera, chercheur à l’Université de Montréal, s’appuie sur cette œuvre pour fonder son étude sur la conscientisation de l’acte :
Le joueur est donc en perpétuel questionnement : puisque, selon la protagoniste, chaque choix est le prétexte au regret de ce qui ne fut pas fait, comment se définit l’action correcte, autant pour elle que pour le joueur ? Le jeu dévoile alors toute sa portée, car il devient un terrain d’exploration du regret de l’acte personnel et une expression de l’impossibilité de pouvoir lui échapper.
Les deux dernières phrases de cette partie révèlent partiellement la conclusion de Life is Strange.
Puis il cite Spinoza ; le philosophe associait l’acte moral à la raison, suggérant que nous agissions pour la nature humaine, et pour chaque homme en particulier. À cela, viennent se mêler les désirs personnels souvent liés à la passion. Dans l’une des séquences du jeu, Max se rend chez son ami Chloé, sans l’autorisation du beau-père de cette dernière. Quand celui-ci s’apprête à pénétrer la chambre de son amie, Max a la possibilité de se cacher. Ce beau-père autoritaire et peu conciliant, David, trouve un joint d’herbe sur le bord de la fenêtre, appartenant à Chloé. S'ouvre à nous un dilemme : sortir Max de sa cachette pour porter le chapeau et écoper des foudres de l’homme qui sera également informé de sa venue, ou laisser son amie subir les remontrances seule. Il est difficile de déterminer quelle solution satisfera le plus grand nombre. Le jeu permet surtout une nouvelle réflexion sur la portée des choix. Aussi le joueur pourra t-il renouveler l'expérience pour témoigner de nouvelles conséquences.
Ici, le jeu sert donc de laboratoire d’expérimentations. Vivant constamment avec ses parts de regrets concernant les réalités alternatives qu’elle aurait pu privilégier, Max nous apprend “l'acceptation d’une certaine part de non-liberté”, et donc celle du regret. Une notion à laquelle nous ferons délibérément face à la fin du jeu, quand il s’agira de sacrifier la vie de notre amie au profit de la survie d’Arcadia Bay, ou l’inverse. Les conséquences de cette dernière action étant quasiment courues d'avance, nous créerons par nous-même le regret à endosser (T.Bera, 2016).
Le jeu comme Théâtre de l’Opprimé
Gonzalo Frasca, concepteur de jeux et chercheur universitaire écrit en 2001 “The Sims: Grandmothers are cooler than trolls” (traduction : "Les grands-mères sont plus cools que les trolls"). Pour lui, il est évident qu’un jeu mettant en scène un univers réaliste composé d’humains sera plus à même d’engager une audience sur le plan affectif qu’un monde fantastique. “Il semble que dès qu’on simule le comportement humain sur un ordinateur, les choses tournent mal”, ajoute t-il. Il évoque notamment la sortie de la simulation sur PC Babyz, en 1999. Plutôt que questionner les qualités et défauts intrinsèques du jeu, le public s’est vu poser un regard critique à la fois sur la simulation et la réalité ; certains étaient préoccupés par l’absence de bébés virtuels handicapés, et d’autres par le temps "gaspillé" à jouer avec des bébés virtuels “tandis que de vrais orphelins mourraient de faim”.
Suggérant que les jeux pourraient nous apporter une dimension interactive plus engageante en puisant dans le réel, Gonzalo Frasca évoque l’intérêt de s’inspirer du Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal ; un genre de théâtre souhaitant lutter contre les formes d'oppression résidant dans les sociétés. Les spectateurs peuvent emprunter le rôle des acteurs et tenter de résoudre un problème réel relaté.
C’est pourquoi Frasca développe en 2003 September 12th, une simulation plantant son cadre au Moyen-Orient, où s'opposent civils et terroristes. Armé de missiles, le joueur peut choisir de se débarrasser de ces terroristes ; mais cet équipement particulièrement destructeur entraînera également la mort d’innombrables innocents. Les survivants démunis qui assistent au massacre se transformeront alors à leur tour en terroristes. Impossible d’éliminer l’ensemble des cibles sans en voir naître de nouvelles. Il ne s’agit pas ici d’un jeu que l’on peut gagner. Finalement, le premier missile lancé sonne déjà votre défaite dans un monde plongé dans le chaos.
Jeu de réflexion créé par Lucas Pope en 2013, Papers, Please est devenu l'une des critiques les plus populaires contre les formes d'oppression, en s'attaquant ici au totalitarisme. Le joueur, dans la peau d'un agent de l'immigration, est chargé de contrôler les papiers de personnes entrant dans l'État fictif d'Arstotzka.
Papers, Please - Bande-annonce
Autocritique, éthos et expression
Plus récent encore, This War of Mine , un jeu ancré en temps de guerre, où votre survie dépendra parfois de choix pris à contre-cœur. Votre schéma éthique sera mis à plus rude épreuve, tandis que vous serez tentés de dérober la nourriture d’autres innocents dans le but de maintenir vos personnages en vie. Cette situation engendre une autocritique du bien et du mal ; et vos mauvais comportements ne conduiront pas forcément à de mauvaises conséquences.
Sébastien Genvo aborde le potentiel expressif des jeux vidéo depuis quelques années, évoquant ces productions qui partagent une expérience de vie problématique sans forcément “convaincre d’une solution pré-établie” (S.Genvo, Comprendre et développer le potentiel expressif, 2012). Il est également auteur du récent Lie In My Heart , un visual novel relatant son expérience personnelle dans une intention émotionnelle. Les jeux expressifs se comprennent à la fois par leur structure et par l’attitude ludique du joueur. Il ajoute :
Il s’agit de construire un univers où l’utilisateur peut se retrouver et évoluer en connivence. L’éthos serait alors à comprendre comme une notion porteuse d’un système de valeurs.
Pour définir l’éthos, S.Genvo s’appuie sur la définition de Nicole Pignier (2008) : “Le concept d’éthos, issu de la rhétorique classique, désignait les traits de caractère que l’orateur devait montrer à l’auditoire pour donner de l’autorité à ce qu’il disait et garantir son discours.” Selon cette considération, l’éthos serait également à interpréter comme “une morale non-moralisante”.
L’éthos ludique permet d’inscrire l’action du joueur comme l’exercice de choix moraux, avec ses conséquences (ici fictives) et à travers la transgression ou la conformation à certaines normes (réelles), mais sans avoir nécessairement une dimension moralisante.
Le jeu vidéo, comme la société, instaure ainsi ses propres règles morales. Les joueurs y font quant à eux l'exercice de leurs valeurs éthiques, puisant dans leur culture et leurs expériences. Même en monde ouvert, les productions vidéoludiques définiront toujours certaines limites. Elles nous forcent à agir, et créent l'illusion du choix ; des barrières tout de même indispensables à l'apport d'une trame narrative immersive. Tous les jeux n'ont pas nécessairement besoin d'être moraux ; et tous les jeux moraux ne sont pas nécessairement moralisateurs. Mais nombreux sont capables de se démarquer en étant le théâtre de la conscientisation de l’acte, d'émotions, ou d'expression du regret. Aussi renforcent-ils l'argument de l'utilité sociale du support aux yeux du grand public. De même, nous pourrions également souligner l'aspect pédagogique des jeux éditoriaux, qui trouvent parfois leur place dans les salles de classe. Certaines pensées sont plus nuancées sur les qualités rhétoriques du média. David Waddington (Université Concordia, Montréal) considère que les jeux très violents peuvent causer une “dépréciation de l’idée même de mal” (M. Bonenfant, D. Arsenault, 2016). Ce discours tend ainsi à penser que nos facultés empathiques pâtissent de ce système moral vidéoludique. Il est évident pour tous de cultiver une distance critique au sein de la rhétorique processuelle d'une œuvre. Dans une certaine mesure, tous les jeux ont quelque chose à nous apprendre, soit en termes de compétences, soit sur notre système de valeurs.
Sources :
- Antoine Rocipon, (2018). « Choix moraux, éthique et jeux vidéos », Conserveries mémorielles
- Bonenfant, Maude & Philippette, Thibault, (2018). Rhétorique de l’engagement ludique dans des dispositifs de ludification . Sciences du jeu
- Gonzalo Frasca, (2001). « The Sims: Grandmothers are cooler than trolls », The Sims Review. Game Studies 0101
- Ian Bogost, (2013). Animal Crossing's Strange, Unresolved Conflict . Gamasutra
- Maude Bonenfant, (2016). Dire, faire et être par les jeux vidéo. | Implications philosophiques
- Sébastien Genvo, (2012). « Comprendre et développer le potentiel expressif », Hermès, La Revue, 2012/1 (n° 62), p. 127-133
- Tristan Bera, (2016). Conscientisation de l’acte dans « Life Is Strange » de Dontno | Implications philosophiques