En 2020, le visage d’un neurologue illustre du secteur vidéoludique fera son grand retour : le Dr. Kawashima. Son Programme d'Entraînement Cérébral avait propulsé dans les années 2000 une popularisation des jeux pour le cerveau tout en sensibilisant un public encore assez peu ciblé : les seniors. Durant cette même décennie, les consoles de Nintendo s’invitent progressivement dans les établissements pour personnes âgées ; elles proposent de nouvelles activités sociales, intellectuelles ou sportives. La dernière itération proposée par l’éditeur est donc l’occasion d’interroger la promesse qu’elle véhicule à ces joueurs : Le programme du Dr Kawashima permet-il réellement de rajeunir l'âge du cerveau ?
La remédiation cognitive par les jeux ne date pas d’hier
Dès le milieu du XXe siècle, les chercheurs en neuropsychologie s’intéressent aux effets de l’environnement sur le développement de notre intelligence, d'abord concernant les plus jeunes. En 1945, René Spitz explique le retard de développement des enfants malades par leur confinement dans des espaces hospitaliers mornes. En 1966, Harold Skeels prouve qu’un environnement scolaire précoce a des vertus pour notre quotient intellectuel. Tant de recherches qui appuient la nécessité de stimuler nos fonctions cognitives. En ce sens, les outils d’éducation, tels que le Programme d’enrichissement instrumental de Feuerstein, démontrent des progrès, faibles mais existants. En 1987, James Flynn, professeur en sciences politiques, définit “l’effet Flynn”, qui atteste que nos QI ont augmenté depuis la création des tests dédiés ; une croissance bénéficiant en outre d’une culture enrichie et d’une scolarisation plus précoce, mais aussi d’une alimentation plus saine.
Il devient alors fréquent, pour les magazines à destination des enfants, tels que Le Journal de Mickey ou Picsou Magazine, de proposer quelques pages de jeux de réflexion, comme celui des sept erreurs, ou encore le traditionnel rébus. En 1994, la méthode Gym-Cerveau, pensée pour un plus grand public, devient la référence de son époque. À côté de l’éducation cognitive, on distingue la remédiation cognitive, qui se définit comme « la rééducation des fonctions cognitives altérées ». Un public devient une cible proéminente : les seniors. Et puis l’on comprend vite que les jeux vidéo, par leur dimension interactive et immersive inégalable, seront un outil de taille pour s’essayer à ces concepts. Les spécialistes de la neurologie expérimentent le jeu numérique comme un nouveau stimulateur cérébral, dans les hôpitaux ou les établissements de retraite. Benoît Virole, psychologue psychanalyste, décrit le support comme un « intégrateur de pensée » ; c’est-à-dire que, la faible nécessité motrice qu'il exige génère une économie d’énergie ; celle-ci nous permettant de réaliser de grandes actions dans le monde virtuel. Les études de terrain fleurissent, et un éditeur de jeux, en particulier, mise sur ce marché, source d’une nouvelle pépite marketing.
Nintendo, stimulateur de cerveau grand public
S’il y a bien un éditeur qui prétend à démocratiser le jeu vidéo en conciliant toutes les générations, c’est sans conteste Nintendo. En 2005, le géant nippon lance Touch! Generation, une gamme de casual games ludo-éducatifs. La mise sur le marché de la Wii, un an plus tard, propulse à outre mesure une ère de casualisation. Un visage, en particulier, devient prisé du grand public : celui du docteur Kawashima. Sur les spots publicitaires, Nicole Kidman, ou à l'échelle française, Michelle Laroque, s’essayent aux exercices du neurologue sur Nintendo DS. Nintendo investit sans rechigner dans des campagnes marketing de grande envergure. Et il a raison, puisque le Programme d'Entraînement Cérébral du Dr Kawashima : Quel Age a votre Cerveau ? figure aujourd’hui parmi les cinquante jeux les plus vendus de l’histoire. Il s’écoule à plus de 19 millions d’exemplaires. La presse généraliste s’intéresse à l’identité de Ryuta Kawashima. “Mais qui est le docteur Kawashima ?” s'interrogeait le Parisien en 2009. Entre temps, dans les établissements pour personnes âgées, des volontaires s’essayent au titre, ou à d’autres alternatives parues. Plus sujets aux troubles de la mémoire, ils trouvent là une expérience innovante. “Les personnes âgées deviennent accros aux jeux vidéo !”, pouvait-on alors lire ailleurs. Si sa personne se fait discrète, l’avatar du neurologue s’est pourtant démocratisé dans le monde entier. Le cerveau, est, selon les dires du Dr Kawashima, un muscle qu’il est bon d’entretenir par de petites activités journalières.
Mes recherches ont démontré qu'une telle activité permet d'augmenter les flux sanguins locaux dans les régions les plus importantes du cerveau et stimule l'établissement de connexions neuronales.
Les exercices proposés par le programme sont assez basiques : calculs élémentaires, lecture à voix haute, test de Stroop et épreuves de mémoire constituent des classiques de la neuropsychologie. Son postulat de départ, au-delà d’un entraînement cérébral, propose un rajeunissement cérébral ; la plupart d’entre nous seront naturellement surpris la première fois, lorsque le score final des tests de Kawashima nous annonce que notre cerveau à environ 60 ans, quel que soit notre âge. Difficile donc de faire pire, et nos efforts quotidiens à la réalisation de ces exercices nous feront progressivement gagner quelques années. Mais outre les progrès constatés dans le jeu, quels sont-ils réellement dans la vie réelle ? Et peuvent-ils vraiment servir à la remédiation cognitive des seniors ?
Des résultats scientifiques positifs sur les performances
De manière globale, les études de terrain soulignent de meilleurs réflexes cognitifs grâce aux jeux pour le cerveau. En 2014, Sharon L. Tennstedt, ex Vice-Présidente de New England Research Institutes, et Frederick W. Unverzagt, Professeur de psychologie clinique, publient l’étude ACTIVE, menée par divers chercheurs américains. Sur une base 2 832 participants âgés de 65 ans et plus, et durant six semaines, l’équipe s’est attelée à comparer trois types de formation cognitive : L’une basée sur la mémoire, une autre sur le raisonnement, et la formation Posit Science qui se focalise sur la vitesse de traitement de l’information ; cette dernière s’appuyant sur des exercices numérisés. À travers six sites des États-Unis, les chercheurs ont effectué un suivi de cinq ans. Il se serait alors avéré que chaque formation a noté des améliorations cognitives, en particulier pour 87% des participants ayant utilisé la formation Posit Science. Celle-ci aurait également permis de réduire de 35% le risque de dégradation de la qualité de vie. Mais ces exercices sont-ils vraiment l'unique raison de ces progrès ? Notons tout de même que ce premier constat favorise donc le support numérique au support papier quant à la réussite des tests.
D’autres études, uniquement axées sur l’usage des jeux vidéo cette fois, soulignent de la même manière des effets positifs. En 2013, une étude de chercheurs de l'Université de l'Iowa, menée sur 700 personnes de plus de 50 ans, souligne une amélioration de 70% de “la capacité de concentration, des progrès sur la vitesse de réaction, un élargissement du champ visuel, et une plus grande facilité à passer d'une tâche à une autre”. Et la même année, l'Université de Californie démontre “une amélioration de l'attention, de la mémoire court terme, et de la capacité à réaliser plusieurs tâches en même temps.” Pourtant, ces travaux continuent à être discutés par maints spécialistes et rencontrent des contradicteurs ; les jeux sont-ils réellement la source de l’amélioration de la qualité de vie ? La question de la généralisation des acquis se pose. Car en effet, certains facteurs viennent perturber les résultats des diverses études réalisées. D’une certaine manière, s'ils se montrent bénéfiques au sujet des performances, ils restent bien plus incertains sur le plan affectif et face à la complexité du quotidien. Les efforts réalisés dans les programmes d'entraînement cérébral peuvent-il être vraiment utiles dans la vie réelle ?
L’avis de Christian Bocti, professeur agrégé au Département de médecine de l'université de Sherbooke
Afin d’obtenir d’autres éléments de réponses, nous avons contacté Christian Bocti, professeur agrégé au Département de médecine de l'Université de Sherbooke, exerçant notamment à la Clinique de Mémoire et Centre de recherche sur le vieillissement IUGS. Il suggère :
“Ceci (le transfert des acquis) n’est pas démontré et c’est le grand problème de toutes les solutions commerciales qui prétendent améliorer les fonctions cognitives”.
S’entraîner régulièrement à répéter certaines tâches vidéoludiques soulignera certes des progrès sur le support ; un peu comme lorsque l’on tente de franchir le niveau difficile de n’importe quel jeu par quelques efforts. Mais il serait bien plus difficile d’admettre que nos progrès in game puissent être transposables aux contraintes de la vie réelle. Ceux-ci n'auraient donc pas plus de mérite que n'importe quelle autre activité physique ou intellectuelle. Le spécialiste s’appuie toutefois sur l’étude ACTIVE, citée plus haut, qui démontrerait une certaine validité.
“En s’entraînant à faire une tâche particulière dans un jeu vidéo, il est certain que l’on va s’améliorer dans cette tâche particulière. Par contre, cela n’aidera pas les fonctions cognitives au quotidien, dans des tâches qui sont moins contraintes, plus variées et plus complexes. C’est le problème du transfert des acquis".
“Certains jeux peuvent améliorer le temps de réaction, les fonctions exécutives et les capacités visuo-spatiales”.
Virtuality VS Reality, la complexité du transfert des acquis
La généralisation des acquis désigne la possibilité d’actualiser les compétences reçues dans un jeu à la vie courante ; une généralisation qui peut être favorisée par plusieurs facteurs : la variété des contextes proposés dans les exercices, et la possibilité de résoudre un problème par plusieurs solutions. S'ajoutent aussi le niveau de difficulté adapté au sujet, la définition claire du périmètre de l’activité et des critères de réussite, la variété des épreuves et les feedbacks apportés. C’est ici ce que l’on appelle l’écologie des apprentissages, c’est-à-dire, “leur parenté avec les situations de la vie courante” (Radillo A, 2009). Les exercices proposés par le Dr Kawashima auront donc du mal à satisfaire l’entiereté de ces critères. S’ils permettent d’identifier des fonctions cognitives déficientes, leur utilité dans des contextes réels et plus complexes reste questionnable. Il faut donc différencier l’approche “développementale” de l’approche “différentielle” du jeu.
D’une autre manière, des facteurs affectifs pourraient bien altérer les résultats des études citées. Notamment la motivation. Les jeux pour le cerveau sont par définition des outils autonomes, proposant des objectifs clairs et favorisant l'autodétermination. Des facteurs qui permettraient alors d'accroître la motivation à jouer. Dans L'expérimentation de l'utilisation des jeux vidéo en remédiation cognitive, écrit par Adrian Radillo, psychologue clinicien qui étudie pour sa part le milieu scolaire, on peut lire :
”Il se pourrait donc que les programmes d’entraînement cérébral donnent l’impression d’être efficaces par une augmentation de la motivation, mais sans qu’elle soit réellement efficiente pour des activités cognitives impliquant la mémoire, l’attention ou le raisonnement”.
Et cet élan de motivation bénéfique pourrait très bien concerner tous les âges. Aussi, la découverte d’une activité nouvelle et le score relativement bas avec lequel nous débutons génèrent un effet d’échauffement considérable. Enfin, l’impression subjective qu’un jeu est efficace joue également sur le plan motivationnel.
Silver Geek, fer de lance des activités vidéoludiques pour seniors
Quoi qu'il en soit, les jeux vidéo pour la santé démontrent un potentiel suffisamment notable pour être exploité. Chez les enfants, on pense généralement que la motivation à jouer est bien plus présente que chez les seniors ; En effet, la plupart d'entre eux ne disposent pas préalablement d'une culture vidéoludique. Mais tout comme l’utilisation d’un serious game en classe, les activités ludo-numériques pour les plus âgés doivent être encadrées par des médiateurs. En France, le fer de lance de cette démarche est l’association Silver Geek , lancée en 2014. Des volontaires en service civique organisent des ateliers pour les seniors, majorairement ravis de l'expérience. À l’honneur de leurs sessions de jeux : des jeux sur tablette (Quizz, Scrabble, dominos, etc.) et Wii Sports Resort , dont le mini-jeu de bowling fait même l’objet de tournois Esport. Et, selon Vincent Blanchard, secrétaire de l’association, le jeu vidéo est un excellent moteur de motivation pour ce public atypique. Il nous explique :
"Le jeu vidéo est un excellent support pour intéresser les personnes âgées au numérique car, il permet de démystifier ces technologies encore méconnues d'un grand nombre de personnes âgées. Les seniors sont plus facilement attirés par la découverte d'outils ludiques qui s'assimilent très rapidement à d'autres activités ou loisirs qui rythment en quelque sorte leur quotidien, surtout lorsqu'ils ne vivent plus à leur domicile".
Implantée sur vingt-deux départements, l'association intervient, durant six à neuf mois et ce, chaque semaine, dans diverses structures d’accueil munie de leur kit d’animation. Progressivement, des équipes de joueurs se forment pour plus tard participer à des tournois départementaux ou régionaux, au détour de grands événements, tels que la Paris Games Week. Et d'après les bilans de Silver Geek, l’impact majeur que génèrent ces nouvelles expériences, se situe principalement sur le bien-être généré, les liens sociaux et la santé :
"Par exemple, le développement du lien social et intergénérationnel intrinsèque à notre projet, de même que la fierté et l'estime de soi suscitées par nos compétitions sont au moins aussi importantes que le "média" que nous utilisons".
Par ailleurs, les volontaires et personnels des établissements ont noté des améliorations concernant l’activité physique, les capacités fonctionnelles, les fonctions cognitives, la qualité de vie et le plaisir, et le ressenti psychologique. D’ailleurs, un rapport sur l'évaluation de l'utilité sociétale de Silver Geek, réalisé en 2015, relève que "94 % des seniors interrogés pensent que les animations de l'association leur ont apporté et/ou appris quelque chose." Et c’est probablement l’impact le plus important à considérer.
Alors, les jeux et programmes d’entraînement pour le cerveau sont-ils vraiment utiles ? En autonomie, dans une certaine mesure. Mais intégrés à un processus collectif et organisé, ils le seront d’autant plus. Avant d’être un outil ludique pour le cerveau, leur fonction première, ils génèrent alors des impacts tout aussi primordiaux : l’intérêt pour un nouveau support, l’apport de nouveaux divertissements, le développement des liens humains, et le plaisir ; Une forme de divertissement social qui peut également compléter d’autres activités intellectuelles ou sportives. Maintenant, les jeux et programmes d’entraînement pour le cerveau améliorent-ils les fonctions cognitives ? Encore une fois, dans une certaine mesure. Si les efforts quotidiens réalisés dans le Programme d'Entraînement Cérébral du Dr Kawashima soulignent des progrès dans le jeu, les données scientifiques sur leurs impacts dans la vie attendent encore d’être entièrement démontrées. Les spécialistes de la question insistent sur l’incertitude des études, dont la méthodologie peine à prouver que le jeu vidéo seul peut-être un facteur d’amélioration de la qualité de vie sur le long-terme ; et surtout, s’il peut réellement apporter un soutien face aux tâches plus complexes du quotidien. Unanimement, on s’accorde tout de même à souligner certains progrès constatés, notamment sur le temps de réaction, les fonctions exécutives et les capacités visuelles. Les jeux vidéo, pour le cerveau ou pour le corps, n’ont donc pour les seniors, rien d’obsolète, et sont à considérer avant tout comme un formidable outil d’utilité sociale.
Sources :
- Radillo A. « L'expérimentation de l'utilisation des jeux vidéo en remédiation cognitive », Enfances & Psy, 2009/3 (n° 44), p. 174-179.
- Lorant-Royer, S., Spiess, V., Goncalves J. et al., « Programmes d'entraînement cérébral et performances cognitives : efficacité, motivation... ou « marketing » ? De la Gym-Cerveau au programme du Dr Kawashima... » , Bulletin de psychologie, 2008/6 (Numéro 498), p. 531-549.
- Tennstedt, S. and Unverzagt, F. The ACTIVE Study , New England Research Institutes, 2014.
- Wolinsky FD, Vander Weg MW, Howren MB, Jones MP, Dotson MM. A Randomized Controlled Trial of Cognitive Training Using a Visual Speed of Processing Intervention in Middle Aged and Older Adults , 2013.
- Anguera, J., Boccanfuso, J., Rintoul, J. et al. Video game training enhances cognitive control in older adults , 2013, Nature 501, p.97–101.
- Silver Geek. Rapport sur l'évaluation de l'utilité sociétale de Silver Geek , 2015.
- Silver Geek. Dossier de Presse , 2020.