Le “Netflix du jeu vidéo”. Ce raccourci un brin racoleur qualifie les offres par abonnement (Xbox Game Pass, PlayStation Now, EA/Origin Access, Apple Arcade, Google Stadia…) qui se multiplient dernièrement et s’apprêtent à changer en profondeur notre consommation du jeu vidéo. Quelles sont les menaces et les opportunités cachées derrière cette évolution majeure du marché du jeu vidéo ? La rédaction de jeuxvideo.com s'est penchée sur le sujet.
Le juste Prix
D’un point de vue consommateur, l’abonnement est une excellente opération financière. Pour une somme avoisinant une quinzaine d’euros selon les offres, les joueurs accèdent à des dizaines, voire des centaines de jeux, parfois Day One… c’est à dire le jour de leur sortie. De cette évolution moderne du marché du jeu vidéo découle une baisse drastique du coût pour assouvir une passion souvent onéreuse. L’émergence puis l’avènement d’un nouveau modèle économique impactent forcément les éditeurs et les studios. Car l’argent demeure le nerf de la guerre. Comme le disait Tom Cruise dans le film Jerry Maguire “Show me the money!”. Pour faire simple, pas d’oseille… pas de jeux, c’est aussi simple que cela.
En ajoutant son jeu à une ou plusieurs offres d’abonnement, le studio prend un risque, qu’il soit mesuré ou non. Autrefois, seules les ventes importaient, mais cette approche “linéaire” n’est plus envisageable. Cette récente manière de consommer le jeu vidéo force les acteurs du marché à repenser en profondeur la rémunération des développeurs ce qui devient un vrai casse-tête pour les plateformes en ligne. Deux approches se télescopent et fusionnent actuellement : indemniser en amont de la sortie du jeu ou payer au temps de jeu / à la session. Les accords signés avec les plateformes divergent d’un studio à l’autre et demeurent bien entendu secrets. Chris Charla (directeur de ID@Xbox) le décrit en ces termes lors d’une interview accordée à Engadget :
Bien que nous ne parlions pas publiquement des détails de nos relations commerciales, nous pouvons confirmer que nous soutenons les studios participant au Xbox Game Pass au-delà des droits de licence qu'ils perçoivent et nous nous assurons qu'ils soient rémunérés équitablement pour avoir mis leurs jeux à disposition des membres du Xbox Game Pass. - Chris Charla (directeur de ID@Xbox)
Cette relation n’est-elle pas un brin idéalisée ? Les limites de ces rémunérations sont bel et bien réelles et touchent l’ensemble des développeurs, peu importe le genre et la durée de vie des jeux disponibles. Baser un retour sur investissement sur le temps de jeu et le nombre de sessions ne comble pas 100% des attentes de certains studios. Que le titre incriminé soit extrêmement court ou explose les compteurs, le sentiment de ne pas gagner suffisamment persiste, même si les accords signés sont perçus comme décents. Fred Wester (président de Paradox Interactive) s’exprime à ce sujet dans les colonnes d’Eurogamer :
Chez Paradox, nous aimons ce modèle commercial (offre par abonnement), car les gens jouent à nos jeux pendant trois ou quatre mille heures. Pour nous, le Game Pass est toujours un modèle décent, même si nous estimons ne pas être assez payés, car les gens jouent à nos jeux bien plus longtemps qu’à des expériences narratives. - Fred Wester (président de Paradox Interactive)
Prenons le cas de Human Fall Flat. L’O.V.N.I développé par le studio No Brake Games a surfé sur le succès de sa version PC et profité de son arrivée sur le Xbox Game Pass pour cumuler plus de 3 millions d'heures de jeu selon Matt Percy (Directeur du planning pour le Xbox Game Pass), ce qui se traduit en gain substantiel. Un accord financier basé sur le temps de jeu prend tout son sens avec un tel exemple. Au contraire, Teddy Dief (directeur créatif sur Hyper Light Drifter) ne mâche pas ses mots quand il s’agit de se prononcer sur le “Pay-per-Play” auprès du site Engadget car en définitive, la bonne santé financière des studios dépend majoritairement des négociations entre les créateurs et le service par abonnement.
La rémunération au temps de jeu est vraiment mauvaise pour les jeux courts, et je déteste cela. - Teddy Dief (directeur créatif sur Hyper Light Drifter)
Ce modèle économique émergent sur le marché du jeu vidéo doit encore faire ses preuves et pourrait à terme menacer l’existence même de plusieurs développeurs indépendants n’ayant pas encore fait leurs preuves. Derek Bradley (président de A44 - Ashen) va jusqu’à qualifier cette évolution “d’arme à double tranchant”... malgré le succès de son Action-RPG sur le Xbox Game Pass. La cannibalisation des ventes inquiète également et à juste titre les studios. L’ajout d’un jeu dans une offre par abonnement pourrait réduire les ventes traditionnelles sur ladite plateforme. Pourtant, les premiers retours officiels plaident en faveur de ce business model. A en croire Cyrille Imbert (président de Dotemu et de Capital Games) et Sean Krankel (cofondateur de Night School Studio), Blazing Chrome et Oxenfree ne constatent aucun impact sur les ventes. Mieux encore, les anciens jeux des éditeurs profitent d’un regain d’intérêt auprès des joueurs une fois leur suite annoncée sur le Xbox Game Pass. Matt Percy peut en témoigner et cite Doom Eternal ainsi que Rage 2 pour étayer son propos :
En moyenne, nous constatons une augmentation de 25% du nombre de précommandes de franchises et une augmentation de 10% des ventes de franchises provenant de jeux inclus dans le Game Pass. Et cela vient des membres du Game Pass qui ont découvert qu’ils adoraient vraiment ces franchises et qui les suivaient. - Matt Percy (directeur du planning pour le Xbox Game Pass)
Un terreau fertile pour les créateurs
Le marché du jeu vidéo évolue constamment et certains changements, plus que d’autres, impactent durablement si ce n'est définitivement nos habitudes de consommation. L’accès grandissant à une bibliothèque toujours plus fournie de jeux pousse les joueurs à picorer et explorer une ludothèque riche de dizaines de titres variés. Les jeux les plus modestes gagnent en visibilité grâce aux abonnements et peuvent éventuellement prospérer. Via le Xbox Game Pass, les abonnés jouent plus longtemps (+20% de temps de jeu) et découvrent plus de jeux (+40%) et de genres (+30%).
Les gens viennent pour Halo mais découvrent ensuite qu’ils aiment Ashen. C’est une très bonne chose pour nous en tant que plateforme. - Matt Percy (directeur du planning pour le Xbox Game Pass) - The Sydney Morning Herald
Les offres par abonnement sont un formidable moyen pour les gens de découvrir de nouveaux types d'art qu'ils n'essaieraient jamais autrement. (...) Cela donne aux développeurs une chance d'être découvert par un nouveau public. - Teddy Dief (directeur créatif sur Hyper Light Drifter) - Engadget
Le Xbox Game Pass est une offre idéale pour les jeux narratifs et les jeux courts afin de trouver un public enthousiaste. - Chris Charla (directeur de ID@Xbox) - Engadget
La présence d’un titre dans une offre par abonnement met en lumière l’éditeur et/ou le studio en charge du projet. Le Xbox Game Pass, le PS Now, Uplay+ ou encore EA/Origin Access sont autant de canaux parfaitement pensés pour promouvoir un catalogue de jeux sans réellement avoir de répercussions sur les ventes. D’autant que ce manque à gagner supposé est souvent compensé par une visibilité accrue du jeu, mais également de tous les autres titres de la firme ce qui multiplierait par deux la base globale de joueurs d'un éditeur sur les machines concernées. Être simplement cité lors d’une conférence E3, un Inside, un State of Play ou porté par une plateforme de distribution permet de toucher une audience plus large, considérée comme inaccessible par les principaux intéressés. Cet échange donnant-donnant établit une relation de confiance entre des acteurs interdépendants.
Le roi du contre-la-montre
Arme de marketing massif, ventes et visibilité accrues, rémunération en amont de la sortie… l’offre par abonnement ne présente à première vue que des avantages. Toutefois, le concept de rémunération au temps de jeu chagrine un certain nombre de développeurs qui se voient contraints de réaliser des jeux focalisés sur la rétention sous peine de ne jamais rentrer dans leurs frais. Celeste, élu meilleur jeu indépendant au Game Awards, ne peut que difficilement exister dans un tel écosystème prenant pour principale métrique le temps. Avec ses 10 heures de durée de vie, le titre de Matt Make Games est un mauvais deal pour le studio dans le cadre d’un contrat au coût par heure jouée.
Si les développeurs sont payés à la minute, les jeux plus longs et les jeux rejouables gagnent plus d’argent, alors que les jeux linéaires, en particulier ceux qui se concentrent sur la narration, obtiennent un contrat moins intéressant. - Teddy Dief (directeur créatif sur Hyper Light Drifter) - Engadget
Nous pourrions assister à un basculement vers un modèle commercial «pay-per-play», dans lequel le temps passé ou le nombre de sessions est la mesure utilisée pour déterminer le partage des revenus. Cela favorisera grandement les jeux avec une forte rétention, et potentiellement exclura des jeux tels que des expériences narratives courtes. - Paul Kilduff-Taylor (directeur de Mode 7 Games) - PCGamer
Le simple fait qu’un jeu soit quatre fois plus long qu’un autre ne signifie pas qu’il vaut plus d’argent. Il y a donc tout un tas de raisons pour lesquelles ce mouvement m’inquiète. - Mike Rose (fondateur du studio No More Robots) - FastCompany
La dilution du contenu pour accroître artificiellement la durée de vie est un autre risque à prendre en compte. En rémunérant les studios via une métrique temporelle, les plateformes envoient un message limpide “Seul le temps est important” qui pourrait à terme appauvrir la ludothèque et surtout l'uniformiser avec des productions calibrées pour booster la durée de vie et donc les revenus au détriment des jeux courts, narratifs et/ou linéaires. Sans parler de disparition, certains genres et projets d’auteur pourraient ne plus avoir l’espace suffisant pour subsister et “espace” ne signifie rien d’autre que “argent” dans le cas présent. Les revenus liés à ce type de modèle économique se limitent majoritairement aux nombres d’abonnés. Ce simple fait mathématique engendre une course à la rentabilité pour les créateurs. Il faut donc s’attendre à plusieurs acteurs forfaits dans les années à venir.
Néanmoins, l’espoir demeure. Les plateformes cherchent constamment à enrichir leur offre et à développer leur service. Cette démarche se traduit par l’ajout de jeux et de genres d’horizons variés dans leur catalogue. Ainsi, Microsoft, pour ne citer que ce service, sélectionne les titres qui rejoindront le Xbox Game Pass sur la base d’un catalogue présenté au préalable par les éditeurs et les studios. Mais quel est l’impact réel des distributeurs sur les projets ? A quel point influence-t-il les créateurs ? Chris Dwyer, un consultant indépendant, ne déborde pas d’enthousiasme et le fait savoir sans détour à PCGamer.
Nous atteignons un territoire inexploré qui pourrait avoir des conséquences durables sur le contrôle du créateur sur son contenu. - Chris Dwyer (consultant indépendant)
L’offre par abonnement est vouée à s’imposer dans un futur proche, sans pour autant faire disparaître les ventes traditionnelles, et ce modèle économique émergent modifiera en profondeur un marché du jeu vidéo prompt à évoluer… pour le meilleur et pour le pire.