Ces derniers jours, la Chine a cristallisé de nombreuses discussions. Les géant américains de la high-tech ont plié le genou, la NBA s’est fait peur, et Blizzard est actuellement dans la tourmente. Un dénominateur commun à tout cela : la Chine, et le gigantesque marché qu’elle représente. Comme les autres, l’industrie du jeu vidéo est sujette aux différents changements d’humeur de la deuxième puissance économique mondiale, qui n’entend pas que l’on conteste son hégémonie. Mais, au-delà des clichés et de la vision binaire, sinon manichéenne, que n’importe quel Européen pourrait avoir de la situation, il est important de comprendre les relations compliquées et parfois paradoxales qui existent entre les éditeurs et studios occidentaux et l’Empire du Milieu.
Afin de comprendre le jeu vidéo en Chine en 2019, il est important de comprendre la Chine de 2019. Et un petit retour dans le temps s'impose. Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, la Chine est un pays divisé par la guerre civile, qui ne cesse vraiment qu’en 1949, lorsque les communistes menés par Mao Zedong prennent le pouvoir. Le 1er octobre de la même année, ils proclament la République Démocratique de Chine : la Chine devient donc un état communiste. Nous sommes en 2019 et c’est évidemment toujours le cas. Si elle porte le nom de république, la Chine n’est pas une démocratie, c’est un état autoritaire dirigé par un parti unique (le Parti Communiste Chinois), dans lequel la séparation des pouvoirs n’existe pas. Depuis 2013, elle est dirigée par le Président Xi Jinping, ancien Secrétaire Général du PCC ; après une réélection en 2018, Xi obtenait du parlement la suppression de la loi sur la limitation des mandats présidentiels, lui permettant de devenir président à vie.
Si son combat politique a été marqué par la lutte contre la corruption qui rongeait la République Démocratique de Chine, Xi a aussi su rassembler autour d’un projet, d’une vision : le « rêve chinois ». Sorte d’alternative au rêve américain, il s’agit d’un programme politique, économique et idéologique qui vise à rendre sa gloire d’antan à la Chine, l’une des plus anciennes et brillantes civilisations de l’histoire du monde. Le rêve de Xi Jinping : permettre à la Chine de redevenir l’Empire du Milieu, littéralement le centre du monde. Comme l’expliquent Sophie Lepault et Romain Franklin dans leur documentaire Le monde selon Xi Jinping, diffusé sur Arte, Xi entend faire du rêve chinois une réalité par trois moyens : en imposant la puissance financière de la Chine, mais aussi en exportant son modèle politique, et en dominant ses potentiels ennemis grâce à son armée (la première du monde). Le discours de Xi a su séduire de nombreux Chinois et aujourd’hui le pays est porté par un fort élan patriotique, dans lequel s’inscrivent également les plus grandes entreprises du pays. Y compris celles qui se sont spécialisées dans le jeu vidéo. Elles apportent ainsi leur pierre à l’édifice, dans le but de donner corps à cette grande vision.
Tencent et NetEase, le deux géants du jeu vidéo chinois
Lorsque l’on parle de jeux vidéo et de Chine, les noms de Tencent et NetEase ne sont jamais bien loin. Les deux entreprises ont connu un parcours similaire et aujourd’hui, l’une comme l’autre pèsent très lourd dans l’industrie du jeu vidéo. Mais qui sont-elles vraiment ?
Tencent est né en 1998 et est basé à Shenzhen, dans la province du Guangdong. Elle officie dans un premier temps dans les télécommunications avant de se lancer dans d’autres marchés de la high-tech. Dès 2003, Tencent s’intéresse au jeu vidéo et commence par acquérir plusieurs studios de développement sud-coréens, qui vont développer pour son compte plusieurs titres online qui connaîtront un succès fulgurant en Asie. Un parcours fulgurant qui fera de Tencent un intermédiaire privilégié pour les grands éditeurs occidentaux comme Activision, qui lui confiera le développement de Call of Duty Online, un FPS multijoueur à destination du marché chinois ; ou comme Riot Games, avec qui Tencent publiera League of Legends via la plate-forme en ligne de l’éditeur chinois. Aujourd’hui, Tencent est omniprésent dans le paysage vidéoludique, quand bien même de nombreux joueurs l’ignorent. Au moment où ces mots sont écrits, l’entreprise chinoise possède :
- 100 % de Riot Games (League of Legends)
- 84,3 % de Supercell (Clash of Clans)
- 48,4 % d’Epic Games (Fortnite)
- 11,5 % de Bluehole (PlayerUnknown's Battlegrounds)
- 5 % d’Ubisoft
- 5 % d’Activision-Blizzard
Et il y en a d’autres. On sait par exemple que Tencent possède 80 % de Grinding Gear Games (Path of Exile), 9 % de Frontier (Elite : Dangerous), 5 % de Fatshark (Warhammer : The End Times - Vermintide) ; 13,5 % de Kakao (Black Desert Online), ou même qu’il a investi dans Discord, l’application de messagerie instantanée. Le montant exact n’est pas connu.
De son côté, NetEase est sans doute moins connu que Tencent mais il est tout aussi important pour les éditeurs occidentaux. Créé en 1997 et basé à Canton, NetEase s’est très rapidement spécialisé dans le web, et la création de contenu à destination d’internet. Il s’est par la suite ouvert aux communications et au jeu vidéo. Comme Tencent, NetEase investit lourdement dans le jeu vidéo dans le milieu des années 2000. Son premier gros coup date de 2008, lorsqu’il obtient les droits d’édition des jeux Blizzard pour la Chine ; il publie dans la foulée Starcraft II et World of Warcraft et organise également de nombreuses compétitions e-sport, ce qui demeure encore aujourd’hui l’une de ses principales activités dans le jeu vidéo. Par la suite, les liens entre Blizzard et NetEase vont se renforcer et l’entreprise chinoise va éditer, toujours en partenariat avec Blizzard, les derniers titres de ce dernier : Diablo III, puis HearthStone, et bien entendu Overwatch.
Depuis, NetEase est devenu un interlocuteur incontournable en Chine. Blizzard a prolongé le contrat qui les liés en 2018. Par la suite, NetEase a profité de plusieurs querelles en occident pour s’arroger de nouveaux alliés : lorsque Bungie se sépare d’Activision en janvier 2019, après des années de relations compliquées, c’est NetEase qui investit 100 millions de dollars dans le studio qui développe et auto-édite la licence Destiny. S’il reste minoritaire, NetEase a droit à une voix au conseil d’administration du studio. En France, Quantic Dream connaît une relation similaire avec le groupe chinois puisque après avoir mis fin au partenariat qui le liait à Sony, le studio de David Cage a pu compter sur les investissements de NetEase. On ignore encore aujourd’hui le montant de la somme. En outre, NetEase jouit également des droits de publication de nombreux jeux occidentaux, comme Minecraft Mobile, EVE Online ou encore la série Total War.
Quel intérêt pour les éditeurs et studios occidentaux ?
Évidemment, de nombreux gamers se demandent pourquoi les éditeurs et studios occidentaux s’allient à des entreprises chinoises. Les réponses sont multiples mais la finalité est finalement toujours la même : le profit, et des rêves de conquête du marché chinois. Car la Chine, avec 1,4 milliard d’habitants et 312 millions de joueurs PC (estimation datant de 2018, source : PC Gamer) représente un juteux marché pour les éditeurs de jeux vidéo. Ce qui n’a pas toujours été le cas : dans les années 90 jusque dans les années 2000, les constructeurs comme Sony, Nintendo et Microsoft ont soigneusement évité la Chine parce qu’elle était une terre de piratage ; cela étant, le marché a fini par se régulariser et aujourd’hui, le pays est perçu d’une autre manière.
Cela étant, s’installer en Chine continue de représenter un épineux problème pour les grands éditeurs de jeux vidéo occidentaux qui se heurtent généralement à la bureaucratie chinoise. Chacun de leurs jeux doit passer entre les mains du SAPP (Administration chinoise de la presse et des publications), un organisme d’état qui est chargé de valider ou non les jeux qui prétendent à une commercialisation sur le sol chinois. Le processus, extrêmement long et minutieux, a rapidement créé des embouteillages et courant 2018, l’administration chinoise avait préféré geler les validations, afin que la SAPP puisse rattraper son retard ; pendant ce laps de temps d’environ neuf mois, aucun jeu n’a donc pu être examiné par les instances chinoises. En mai 2019, la Chine avait donc décidé d’établir de nouvelles règles pour faciliter les démarches mais le processus reste encore très lourd.
De fait, s’associer à une entreprise chinoise comme Tencent ou NetEase a bien des avantages pour les éditeurs et studios occidentaux. Pour les plus petits, comme Bungie ou Quantic Dream, c’est une manière de garnir sa trésorerie, en vue de dépenses à venir, notamment dans le cas de nouveaux projets de développement. C’est aussi un manière de poser un orteil en Chine et d’envisager d’y publier, à terme, certaines créations maison. Pour les plus grands, comme Activision-Blizzard ou Ubisoft, cela permet de s’implanter plus facilement sur le territoire. Les entreprises chinoises comme Tencent ou NetEase maîtrisent les canaux de diffusion locaux et disposent déjà de nombreux partenaires à l’échelle nationale, notamment dans le marketing ou chez les principaux revendeurs. Cela facilite les discussions et évite de nombreuses négociations fastidieuses sur un marché que l’on connaît mal. Officieusement, ces partenariats permettent également d’obtenir plus facilement un laisser-passer de la part de la SAPP, accélérant ainsi le processus de validation du ou des jeux qu’un éditeur entend commercialiser en Chine.
La bonne chose, c’est que jusqu’à présent, des entreprises comme Tencent ou NetEase n’ont jamais tenté d’influencer les productions des entités dans lesquelles ils ont investi. Ils se contentent la plupart du temps de bénéficier des revenus générés, qu’ils soient commercialisés ou non en Chine. C’est en grande partie pour cette raison que des studios comme Bungie ou Quantic Dream, soucieux de leur indépendance créative (un point de désaccord avec leurs précédents éditeurs), se sont tournés vers eux. Il s’agit désormais de voir si le temps leur donnera raison (ou non), puisque les investissements de NetEase sont finalement très récents.
Le point noir, en revanche, c’est que cela peut avoir des répercussions inattendues lorsque les relations sont plus complexes. C’est ce qu’a découvert bien malgré lui Blizzard le week-end dernier, lorsque le joueur pro blitzchung a manifesté son soutien aux manifestants de Hong Kong. Désormais bien implanté en Asie et plus particulièrement en Chine, l’éditeur américain ne peut pas se permettre de se mettre à dos son partenaire et encore moins le public chinois. Il y a trop en jeu.
Mais si l’on pourrait croire que toutes les grandes entreprises chinoises soutiennent à 100 % la théorie du rêve chinois du Président Xi Jinping, les choses sont parfois plus nuancées. Ainsi, Tim Sweeney, le PDG d’Epic Games, a ainsi affirmé sur Twitter que son entreprise soutenait les joueurs et les joueuses qui souhaiteraient parler de politique et des droits l’homme. Un pied de nez à un concurrent ? Sans doute, mais c’est aussi une position étonnante, car Epic Games appartient tout de même à Tencent et si l’entreprise n’est pas majoritaire, elle possède tout de même 48,4 % des parts. Et Tencent n’est pas n’importe quelle entreprise, en Chine : en mai 2018, avec 300 autres acteurs du web chinois, il soutenait la création d’une fédération visant à soutenir « les valeurs du socialisme », apportant ainsi son aide au PCC dans son entreprise de censure de l’internet chinois. Cette fédération est désormais dirigée par Robin Li (PDG de Baidu, premier moteur de recherche internet en Chine), Jack Ma (PDG d’Alibaba, qui possède Alibaba.com et Aliexpress.com) et… Pony Ma, le fondateur et PDG de Tencent. Difficile de dire aujourd’hui quelle influence exerce Tencent sur Epic Games aujourd’hui, ou même s’il en exerce une. Mais la déclaration de Sweeney ne manque certainement pas d’audace.
Les grands éditeurs ont cru voir en la Chine un énorme gâteau qu’ils allaient pouvoir se partager. Il semblerait finalement que la digestion ne soit pas facile.