Alors que la triche au sein des jeux solo vise à contourner les difficultés et à faciliter la progression du joueur, elle se révèle plus problématique lorsqu’elle se greffe aux jeux multijoueurs. Avec l’émergence des jeux en ligne, le cheat a commencé à impacter négativement l’expérience d’autrui. Historiquement, la triche a-t-elle toujours été considérée comme un fléau ? Jusqu’où les cheaters sont-ils prêts à aller pour avoir un semblant de domination ? Comment réagissent les principaux acteurs de l’anti-cheat face à cette propagation de joueurs malhonnêtes ? Découvrons ensemble la bombe à retardement qu’a causé la triche vidéoludique dans l’industrie aujourd’hui, des premiers tournois Donkey Kong jusqu’à un changement de business model par les éditeurs de jeux vidéo.
Les prémices du cheat : de l’innocence aux premiers excès
Le cheat représente un ensemble de méthodes qui visent à contourner les règles d’un jeu vidéo afin d’acquérir déloyalement des privilèges lors d’une partie. A l’origine, les codes de triches étaient intégrés par les développeurs pour explorer plus aisément les mécaniques d’un gameplay. Grâce à ces raccourcis, ils économisaient des heures de productivité en évitant de rejouer des niveaux qui demandaient de la patience et des heures de jeu considérables. Initialement conçu comme un outil de travail, le cheat va devenir une véritable caverne d’Ali Baba pour les joueurs, avec comme premières victimes les jeux solo. Ces cheaters vont alors provoquer une évolution à part entière dans la manière de tricher : avant même de rentrer les codes via des manipulations sur le clavier, ils modifiaient le code du jeu afin de redéfinir son comportement. Jadis, les détenteurs d’Atari et d’Amiga avaient même la possibilité de tricher via la version crackée d’un jeu. Restait-il à savoir où trouver ces cheat codes.
A l’époque, les codes de triches représentaient ce qu’est le Deep Web aujourd’hui : difficile d’accès pour les non-initiés. Découvrant la fascination des joueurs pour le « cheat », les développeurs exploitèrent cette part de mystère – vive le marketing – en insérant au sein des jeux solo des codes destinés à tricher comme à troller, à l’instar du code-rumeur qui prétendait déshabiller Lara Croft alors qu’en vérité elle explosait. Les années 80/90 voient donc fleurir une poignée de revues destinées à révéler ces codes de triche comme Tips Collector ou encore La Bible des Secrets des jeux vidéo. Cette culture du secret s’est ensuite développée sur Minitel où l’on trouvait une pléthore de sites dédiés à la triche. Parmi l’un deux, l’ETAJV (Encyclopédie des Trucs & Astuces de Jeux Vidéo), cette encyclopédie mythique qui a débuté en distribuant des disquettes gorgées de codes de triche à l’entourage de son créateur, Sébastien Pissavy. La démocratisation d’internet s’accompagne alors de l’évolution de l’encyclopédie avec la création de jeuxvideo.com en 1997.
Hier comme aujourd’hui, l’utilisation principale de ces « cheat codes » dans les jeux solo vise à esquiver la difficulté en acquérant des vies, de l’argent ou des munitions à l’infini de façon à éviter la frustration d’échouer (cf : les fameux codes « motherlode » et « rosebud » que Will Wright, le créateur des Sims, semble tout à fait approuver par ailleurs). Outre l’envie de s’affranchir du challenge, les motivations des joueurs sont multiples : découverte d’un niveau secret, création de points de sauvegardes, compréhension du fonctionnement d’un jeu, volonté d’agir de façon insensée ! Au bout du compte, la triche dans les jeux solo prend des allures d’easter egg, son caractère innocent indique que le joueur ne gâche l’expérience de personne – à part peut-être la sienne, tout dépend des avis sur le sujet. Un moddeur du jeu Sekiro nommé « Tender Box » a même simplifié l’aventure pour aider les joueurs de la communauté en difficulté à terminer le jeu. Bien que les codes de triche se raréfient au fil du temps, certains éditeurs continuent d’alimenter la nostalgie, à l’image de Rockstar dans Red Dead Redemption 2 où le joueur peut s’amuser à chercher le code dans les journaux, un clin d’œil habile à la presse papier d’antan qui délivrait ces fameux codes secrets.
Inversement, abordé sous le prisme de la compétition, le « cheat » va rapidement s’apparenter à un boulet au pied pour les joueurs honnêtes. Avant l’existence des jeux multijoueurs, il était possible d’affronter plusieurs adversaires grâce au système de score, l’objectif étant d’établir un record. Les cheaters de l’époque rivalisaient d’imagination avec des procédés de triche très « système D ». Par exemple, il n’était pas inhabituel de modifier les circuits d’une borne d’arcade pour faciliter sa progression. Tout bien considéré, on pourrait presque comprendre Billy Mitchell, cet américain soupçonné d’avoir utilisé un émulateur au lieu d’une vraie borne d’arcade afin d’obtenir le record mondial sur Donkey Kong. Jadis, les jeux appelaient à frauder tant leur niveau de difficulté était élevé : “les jeux d’arcade sont des jeux où l’on ne peut que perdre. Le jeu finit invariablement par terrasser le joueur, par devenir injouable” pour citer Mathieu Triclot dans la Philosophie des jeux vidéo. L’immortel « Konami code » face au jeu Gradius sur la console NES a certainement dû immuniser plus d’un joueur sur le moment. Pour autant, jusqu’où la triche peut sembler tolérable ?
La liberté de l’un s’arrête là où commence le cheat de l’autre
L’imagination débordante des cheaters pour contourner les règles va rapidement diaboliser la triche qui devient progressivement insupportable auprès des joueurs désintéressés. Derrière l’avènement des jeux multijoueurs en ligne se sont profilés des fraudes plus élaborées (et souvent illégales). Du aimbot dont l’objectif est de faciliter la visée en localisant les autres joueurs au farming qui automatise l’accomplissement de quêtes pour gagner en puissance, en passant par le wallhack avec lequel le joueur peut « voir » à travers les murs et objets jusqu’au streamhack dont la particularité est de faire vivre un enfer aux streamers… En bref, il y en a pour tous les goûts.
Avant même d’argumenter sur les raisons qui motivent les cheaters, il est nécessaire d’évoquer le rôle des créateurs de logiciels de triche. Ces personnes qui agissent dans l’ombre tentent de persuader les joueurs qu’ils ont besoin de leurs systèmes de cheat, cités plus haut, pour gagner en performance. Je dirais que le cheat ne semble plus tolérable à partir du moment où l’on ne respecte pas les développeurs, dont on altère le travail effectué pour satisfaire de mauvaises motivations. Karl Magnus, l’ancien directeur du studio EA DICE, exprimait d’ailleurs à Kotaku ses sentiments sur les cheaters : « Cela fait mal à mon cœur de joueur mais aussi à mon cœur de développeur, je dois le dire ». En partant de ce constat, il serait légitime de se questionner sur ces tricheurs qui participent à la destruction de l’essence même du jeu multijoueur, à savoir un esprit de compétition « honorable ».
Outre le motif le plus manifeste qui est le désir de tricher pour le plaisir du gain, certains prétextes sembleraient presque acquitter ces cheaters « malgré eux ». Il va sans dire que l’on peut épargner ceux qui trichent « par obligation » à la suite d’une épidémie de cheaters sur un jeu donné - même si je préconiserais éminemment de quitter le navire. En revanche, certains justifient leur triche par l’absence de temps pour s’entraîner, ce qui déclenche la frustration d’être inférieur à la moyenne et la volonté d’être à armes égales. S’ajoute à cela l’exaspération du monde réel – que ce soit vie privée ou travail – qui engendre le cheat dans une optique de domination virtuelle. L’accusation d’autrui souligne donc l’incapacité d’affronter ses propres émotions, ce qui mène tout droit à la triche. Tandis que Stephen Totilo, le rédacteur en chef de Kotaku, affirme qu’il s’agit d’une « réaction commune à ce genre de situations », d’autres estimeront qu’il n’y a pas de victoire sans challenge – en vérité, c’est surtout insupportable pour les autres.
Le cheat est d’autant plus conflictuel s’il est réalisé à la dérobée par l’usage du wallhack ou d’une macro no-recoil, méthode consistant à supprimer le recul et/ou la dispersion d’une arme. Cette remarque est idéale pour mettre en lumière les cheaters dits « sournois », autrement dit ceux qui feignent d’avoir un bon niveau en actionnant des cheats difficilement détectables. Probablement par manque de confiance en soi et pour avoir l’esprit tranquille, ces tricheurs esquivent la compétition ainsi que les possibles défaites qui viennent avec. Or comme l’a formulé Varys de Game of Thrones « Mais que reste-t-il, si l’on abandonne le mensonge ? Le chaos » : s’ils sont repérés, ces tricheurs risquent de payer leur fourberie en étant réprouvés par une communauté dont l’acharnement et la perspicacité aura été bénéfique. Indépendamment de la trahison accordée à leur fidèle escouade investie sur Apex Legends, se mentir à soi-même représente l’une des pires manipulations du cheat, surtout quand la réalité refait surface.
Bien qu’en y réfléchissant à deux fois, les clients de l’aimbot et les streamhackers alias ceux qui nuisent délibérément à l’expérience de jeu des autres joueurs sont inégalables sur l’échelle de l’agacement. Encore qu’après avoir questionné un streamhacker, celui-ci m’a affirmé que ce n’était pas pour embêter le streamer, « […] mais juste pour me faire remarquer par les viewers » en précisant qu’il ne pensait pas aux éventuelles répercussions pour le streamer « […] cela ne m’avait jamais traversé l’esprit que le fait de streamhacker n’était pas cool ». En bref, qu’il s’agisse d’intentions innocentes ou non, il est surtout question de batailles d’ego qui instaurent au sein des jeux multijoueurs en ligne un climat des plus intenables. Mais qu’en est-il lorsque l’argent entre en jeu ?
Ah ! Qui ne rêverait pas d’être millionnaire à tout juste seize ans grâce à une compétition de jeu vidéo ? Inutile d’avoir beaucoup de flair pour deviner que l’arrivée des cashprizes appariée à la professionnalisation des joueurs n’ont pas su calmer les cheaters, bien au contraire. Quand l’envie de gagner va trop loin, la question du dopage émerge des championnats e-sport. Souvent éreintés par les exigences en matière d’énergie qu’entraîne la pression de la victoire, les pro-gamers troquent très rapidement leur boisson énergisante contre un médicament destiné à augmenter leur concentration, j’ai nommé l’Adderall. Un joueur professionnel de CS:GO surnommé « Semphis » avait d’ailleurs avoué s’être dopé avec son ancienne équipe lors d'une interview en 2015. Malgré les efforts de l’ESL (Electronic Sport League) qui effectue des tests aléatoires lors des tournois, le rythme effréné des compétitions empêche assurément l’extinction du dopage au sein de la scène e-sport. Si même les cheaters se professionnalisent, c’est à se demander par quels moyens les victimes peuvent tenter de les éradiquer.
Le parcours épineux des chevaliers de l’anti-cheat
Parlons peu, parlons bénéfices. Jadis, le marketing d’un jeu vidéo s’arrêtait là où commençait l’achat – à l’exception d’une poignée de codes de triche dévoilés a posteriori. Aujourd’hui, l’avènement des modes multijoueurs prolonge la durée de vie d’un jeu vidéo, il n’y a qu’à voir le succès historique du MMORPG World of Warcraft ! Les éditeurs doivent continuellement faire leurs preuves face à des adversaires toujours plus nombreux. Il n’est donc pas surprenant de s’apercevoir que les cheaters représentent un fléau pour les entreprises qui diffusent les jeux visés. L’éclosion de joueurs mécontents qui affluent vers la concurrence reflète l’une des conséquences de la triche qui génère une perte de profit considérable pour un éditeur, à en voir la raison des poursuites de Riot Games contre des hackers en 2017.
Quand bien même intenter un procès à l’encontre des malfaiteurs du cheat paraît fructueux, en réalité il n’en est rien, et ce depuis des années. Le début du 21e siècle voit fleurir des éditeurs – et plus spécifiquement des studios de développement – qui ambitionnent de se vacciner contre les tricheurs en développant des logiciels anti-cheat (Punkbuster, Valve Anti-Cheat, Warden) basés sur la détection de « signatures » digitales des triches identifiées. Plus spécifiquement, le studio américain Respawn mène un vrai combat pour défendre Apex Legends. En plus d'exclure le matériel des cheaters comme le PC, les développeurs comptent utiliser le machine learning suite à de nombreuses plaintes sur Reddit, afin de repérer de manière automatique les cheaters pour les bannir. A cela s’ajoute une double-authentification obligatoire pour les joueurs issus des régions les plus menacées.
Toutefois, la fiabilité des systèmes anti-cheat est de temps à autre controversée par le déluge d’affaires dépréciatives les concernant, particulièrement lorsqu’ils bannissent des joueurs sans histoires à cause de bugs. Afin de remuer le couteau dans la plaie, une team de hackers a contre-attaqué en bannissant des joueurs innocents sur Battlefield 3 pour protester contre l’existence de Punkbuster en 2012. Face à l’obstination des cheaters, Respawn a eu l’idée ingénieuse de rassembler les cheaters sur un même serveur lorsqu’ils sont repérés sur Titanfall, en spécifiant qu’il s’agit du « Roland Garros des concours d’aimbots ». Dans la même veine, les développeurs condamnent les cheaters sur consoles en désactivant l’obtention des Succès/Trophées comme dans Crash Team Racing sur PS4, de quoi irriter ceux qui les collectionnent.
En considérant la complexité d’éliminer le cheat, certains éditeurs décident de prendre le problème à l’envers en commercialisant eux-mêmes des privilèges au sein de leurs jeux, notamment lors de la période PS3/360. En adoptant une position défensive, Electronic Arts a commercialisé des avantages (« shortcuts ») pour ceux qui n’ont pas le temps de jouer sur Battlefield 3, de même que des « packs d’âmes » sur Dante's Inferno pour améliorer ses compétences, l’intérêt étant que c’est légal. D’ailleurs, Microsoft propose depuis Windows 7 un « God Mode », une option secrète qui permet d’être maître de sa machine (personnalisation et accès à tous les paramètres existants), ce qui n’est pas sans rappeler le souhait clandestin d’être invulnérable dans les jeux vidéo. Toujours est-il que le système de « game as a service » est contesté en raison de frustrations et d’inégalités qu’il génère auprès des joueurs, à l’image de la polémique des loot boxes qu’avait provoqué le jeu Star Wars : Battlefront II en 2017. Si les micro-transactions symbolisent la mutation des systèmes de triche, alors il est indéniable que le comportement des joueurs – qu’il soit bon ou mauvais – a une influence sur le business model des éditeurs.
Supposé que les studios soient obligés de jouer en permanence au chat et à la souris avec les cheaters, il en va de même pour ceux qui les subissent directement, soit la communauté d’un jeu. Mia Consalvo, auteure de plusieurs ouvrages relatifs aux jeux vidéo, regrette dans son article « Cheating Is Good For You » publié chez Forbes la dislocation de la communauté si les joueurs n’ont pas le pouvoir de sanctionner ceux qu’ils soupçonnent de tricher. Je dirais qu’il me paraît salutaire de fuir lorsqu’un jeu multijoueur ne permet pas d’établir la justice lorsqu’elle fait défaut par ailleurs. Les « investigateurs » qui débloquent l’Overwatch sur Counter Strike: Global Offensive vous le diront, rien n’est plus réjouissant que de s’improviser chasseur de têtes à la recherche de joueurs malhonnêtes. En effet, Overwatch permet aux joueurs expérimentés de CS:GO d’« appliquer des bannissements temporaires si approprié », et ils n’obtiennent qu’un bon score (et donc une récompense d’expérience) que si la majorité choisi le même verdict qu’eux, à savoir « Preuve irréfutable » ou « Preuve insuffisante ».
Le revers de la médaille, c’est que cette surveillance accrue des cheaters invite aux dérapages. Comme dirait l’oncle de Spider-Man : « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ». Avec la culture exacerbée du non-cheating, certains récits témoignent d’une chasse aux sorcières qui s’est mutée en paranoïa, tant du côté des studios que celui de la communauté. Le risque est de ne plus vouloir consentir qu’un joueur soit réellement au-dessus des autres. Cela s’entend, inutile de s’appesantir sur les admins qui bannissent un éventuel top player d’un serveur en raison d’un excès de rage. Dans la mesure où le cheat n’est pas évident à prouver, il convient d’admettre les possibles erreurs de jugement uniquement lorsqu’elles semblent intelligibles même si c’est injuste – ou flatteur, à vous de voir.
Pour avoir abusivement bien joué sur Call of Duty Black Ops 4, le sort s’est abattu sur Florian Le Bihan alias « DRUNKKZ3 », développeur de Battlefield, qui s’est vu bannir par Treyarch après de nombreuses plaintes de la part des joueurs. Même si l’histoire s’est bien terminée, l’obsession du cheater entrave l’expérience des joueurs talentueux. D’après l’ancien caster Battlefield Celeborn, « […] il faut avoir beaucoup de temps de jeu et d’expérience sur les FPS pour détecter un cheater, et aussi regarder les contenus de joueurs professionnels pour comprendre les différentes façons de jouer à haut niveau ». L’expérience et l’observation raisonnée seraient donc les clés pour limiter les confusions. Pour citer Bilbon Sacquet : « Rien ne vaut la recherche lorsqu’on veut trouver quelque chose ».