Il y a un mois, nous avions abordé dans un premier article les représentations visuelles des hommes et des femmes dans le jeu vidéo. Si celle des personnages féminins s’est progressivement élargie au fil des décennies, leur écriture s’est également quelque peu diversifiée. Indépendamment des objets de désir relégués au second plan et les sidekicks hyper-sexués, de nouvelles héroïnes de jeu ont vu le jour, appliquant au processus de développement des codes qui leur sont propres. Fanny Lignon - Initiatrice de l’ouvrage Genre et Jeu vidéo - le précise : "L’excès de masculinité ou de féminité n’est jamais identique, et encore moins systématique. Parce que le physique des personnages n’est pas l’unique véhicule des stéréotypes”. Au-delà du visuel, nous étudierons aujourd’hui les représentations stéréotypées de ces personnages à travers ce qui constitue d’autres aspects proéminents d’un jeu vidéo, entre gameplay et schémas narratifs.
Les codes traditionnels du scénario : l’action et la passivité
On dit que les représentations de la féminité et de la masculinité découlent d’un processus d’imitation du réel ; les choix, capacités et actions de nos personnages répondent souvent à des représentations communes. Traditionnellement, le personnage féminin d’un jeu vidéo est perçu dans un rôle de passivité, tandis que le personnage masculin porte à lui seul le scénario et opère la majorité des actions. Exemple phare à l’appui, la licence notoire de Nintendo, Mario, se réfère à un schéma scénaristique calqué et répété par des milliers de productions : un vaillant héros à le devoir de secourir une princesse en détresse. Dans l’incapacité de se libérer seule, la princesse Peach est attirée de donjon en donjon et ne peut compter que sur l’héroïsme du protagoniste pour la délivrer. Avant que Mario ne puisse l’atteindre, elle incarne au long du jeu l’absence.
Sébastien Genvo - professeur et spécialiste des médias numériques - explique ce phénomène par le modèle de joueurs établi dès les années 1980 : "Le devoir-faire transmis au joueur, tout comme le pouvoir-faire qu'on lui propose, vont dessiner un "joueur-modèle" qui témoigne en partie du public initialement visé par la structure de jeu". Ainsi, l’industrie élabore ses stratégies selon son public cible. Mario, en effet, dispose d’un éventail d’actions à sa portée : il court, saute, attaque, grandit ou rétrécit. Afin de réaliser ces actions, le joueur doit également posséder le savoir-faire nécessaire, qui désigne les "compétences ludiques" qu'il doit rassembler afin de mener à bien les missions de Mario. L'industrie façonnerait donc ses productions selon un public masculin, connaisseur de l'univers vidéoludique. De la même manière, elle aurait tendance à attribuer à ses héros masculins un pouvoir-faire bien plus large que pour ses héroïnes.
Le statut de demoiselle en détresse puise ses origines bien avant les prémices du jeu vidéo. Dans la mythologie grecque, déjà, Persée est envoyé délivrer Andromède de l’emprise d’un monstre marin. Sa victoire sera récompensée par son mariage avec la princesse. Puis, au Moyen-âge, la demoiselle en détresse sera un thème commun de nombreux contes et chansons ; elle deviendra ensuite l’objet d’intrigues cinématographiques. Relayée au fil des ans et des supports numériques, elle incarnera le levier d’action de personnages qui doivent mettre leur héroïsme à l’épreuve. Des jeux d’arcade aux consoles de salon, maints titres reproduisent ce schéma scénaristique : Sheriff, en 1979 déjà, invite le joueur à délivrer sa petite-amie de l’emprise de bandits. Nous pourrons également citer Donkey Kong (1982), Dragon's Lair (1983), Ghosts'n Goblins (1985), Prince of Persia (1990), ou encore la renommée franchise Zelda, bien que la princesse serve occasionnellement de sidekick au héros.
La relecture du genre : la revanche des demoiselles en détresse
Si les années 80 à 90 exploitent durablement le schéma scénaristique du héros sauveur de princesse, les années 2000 offrent un souffle de renouveau. En 2008, un titre en particulier déroge à la règle et parvient à inverser les codes établis en offrant une double lecture : Braid, jeu de plate-forme conçu par Jonathan Blow. Le titre propose d’abord un scénario classique : Tim, le héros, doit secourir sa dulcinée. Il possède un atout particulier, celui de remonter le temps. Le périple du protagoniste est ainsi animé entre chaque niveau par l’absence la princesse. C’est au dernier monde, toutefois nommé « monde 1», que cette dernière fera son apparition, sur la plate-forme supérieure d’un écran scindé. Tandis que celle-ci se dégage de l’étreinte forcée d’un chevalier, les deux amoureux courent vers la même direction dans l’espoir de se réunir. Tim doit alors franchir des obstacles qui pourront être levés à l’aide de la princesse ; en effet, celle-ci dispose d’un levier qui assistera le protagoniste durant son parcours. Et alors que Tim se retrouve incapable d'atteindre la princesse pourtant si proche de lui, il se voit forcé de remonter le temps afin de débloquer la situation. Le fil de l'histoire se rembobine et prive alors le héros de toute possibilité d'agir. "Le joueur est privé de son pouvoir-faire qui est attribué à la princesse", explique Sébastien Genvo. Car en effet, une fois le cours du temps inversé, le joueur assiste à un tout autre scénario : La princesse fuit désormais Tim, érigeant des obstacles sur son passage. Elle sera secourue, à la fin, par le chevalier que l’on croyait être son ravisseur. Ainsi l’objectif principal de notre quête se voit requestionné par le joueur qui est face à une double lecture scénaristique.
L’aube des années 2000 donnera également naissance à Jen, héroïne du jeu d’action et d’aventure Primal sorti sur PlayStation 2 en 2003. Affublée de puissants pouvoirs de métamorphose, elle seule est capable de sauver le royaume d’Oblivion et par la même occasion de délivrer son petit-ami des griffes d’une bête. Du côté des indépendants, Casual Bit Games sort en 2008 Battle Princess Madelyn : une vaillante princesse doit elle aussi délivrer son royaume et sa famille de l’emprise d’un maléfique magicien. Plus récemment encore, la sortie du nouvel opus de Wolfenstein (2019) met en lumière deux jumelles, filles de B.J Blazkowicz, dans un FPS brutal où elles se lancent à la recherche de leur père. Aujourd’hui les héroïnes sont également incarnées par des adolescentes au fort tempérament ; l’intrépide Clémentine de la série Telltale The Walking Dead et Ellie, de la saga The Last of Us, survivent toutes deux en terres post-apocalyptiques ; ou encore Max, la timide adolescente de Life is Strange qui possède entre ses mains le destin de sa ville. Tant d'héroïnes modernes qui innovent les codes traditionnels des rôles stéréotypés et qui sont les actrices majeures d'un scénario.
La parodie du genre : Cate Archer, “la femme moderne ne date pas d’hier ”
Dans un style parodique, Monolith Productions publie en 2000 puis 2002 deux épisodes de la série FPS No One Lives Forever. Au sein de décors dignes des films d’espions des années 60, NOLF est un pastiche humoristique et féminin des aventures de James Bond. Dans ces jeux mêlant action et infiltration, Cate Archer lutte contre le Crime avec un grand C mais également contre les propos sexistes proférés à son encontre tout au long de ses péripéties. Inspiré du mannequin Mitzi Martin, le personnage assume avec aisance sa féminité et son aspect glamour - tout comme une certaine Bayonetta qui mettra la barre encore plus haut quelques années plus tard - usant de gadgets farfelus tels que le mascara/phaser ou encore le rouge à lèvres/appareil photo. Mais loin des développeurs l’idée de ne faire de Cate qu’une femme fatale, celle-ci évolue dans un univers d’hommes souvent incompétents où elle brille par sa répartie cinglante et ses talents d’agent.
Dans le premier opus, d’entrée de jeu, Cate subit les foudres de ses supérieurs qui soulignent son incapacité à réussir une mission : “Des affaires d’une telle… délicatesse ne sont pas vraiment le genre de choses que nous pourrions confier à une femme. L’inconstance émotionnelle et l’assassinat ne font pas vraiment bon ménage. Si vous comprenez ce que je veux dire.” Le joueur, à travers l’agent a alors le choix de rétorquer par une moquerie à l’encontre de l’homme (“Implicitement. Mais vous ne devriez pas avoir honte. L'administration est une carrière parfaitement noble.“) ou une affirmation optimiste (“J’essaierai de surpasser vos attentes.”)
Cate reçoit également les avances déplacées d’inconnus. Tandis que l’un la salue pour sa beauté et lui demande naturellement si elle possède également la faculté de “nettoyer et cuisiner”, celle-ci répond calmement : “Non, mais je peux te mettre dans un hôpital si tu veux, peut-être que tu trouveras quelqu’un pour prendre soin de toi là-bas, peut-être.” Confus en excuses, l’inconnu répond que “même si ces mots ne sont pas les siens, il est dégoûté par sa personne”.
Si les No One Lives Forever ne sont pas des succès retentissants, ils symbolisent la prise de risque innovante d’un studio qui n’en était qu’à sa seconde production. Inversant les codes hyper-masculins de l’original James Bond, Cate Archer incarne à la fois une figure de féminité et de féminisme aux prémices des années 2000. Elle repousse par ses répliques acerbes l’image d’objet de désir qu’on lui prête et parvient à incarner un renouveau de la représentation féminine.
La rhétorique procédurale : le jeu qui s'adapte au genre
Le jeu vidéo, à l’image du cinéma ou de la musique, est un médium d’expression, qu’Ian Bogost, chercheur et game designer, met en corrélation avec le concept de rhétorique procédurale. Selon lui, il se lit comme le support d’une perspective particulière, adoptée par les développeurs. Ces derniers, à travers leur travail, font des “affirmations sur le monde” (Bogost 2008), que le joueur peut choisir de critiquer. Ainsi, la rhétorique procédurale consiste à exprimer une idée à travers un gameplay, des actions, ou des règles de jeu. L’objectif majoritaire véhiculé par les grandes productions, par exemple, est donc qu’il faut éliminer un ennemi afin de sortir victorieux du jeu. Le concept de Bogost est utile dans l’analyse des codes du genre illustrés dans les actions d’un personnage. Car, au-delà d'un scénario, les mécaniques de jeu, elles aussi, peuvent s'adapter au sexe de notre personnage.
Durant notre étude des représentations visuelles, nous abordions la vue subjective utilisée dans les titres Portal et Mirror's Edge. Les héroïnes, Chell et Faith, sont des icônes du FPS à la représentation neutralisée. Mais si l’on s'intéresse au gameplay mis à disposition dans ces deux productions, on peut noter que si les développeurs reprennent les codes du First-Person Shooter, ils les adaptent aux sujets mis en scène. Si Faith est conseillée d'éviter les combats et ne peut porter d'arme sur elle, Chell, l'héroïne de Portal, dispose d'un Portal Gun, qui, comme son nom l'indique, ne sert qu'à ouvrir des portails. La rhétorique procédurale n’oblige pas à éliminer son ennemi pour remporter le jeu, ici, les mécaniques de jeu invitent au parkour ou à la réflexion, des actions qui s’éloignent de la notion de violence et masculinité transposable à de nombreux FPS à l’univers militarisé.
Toutefois, cette idée que le type de jeu s’adapte au sexe est à nuancer. Thomas Planque, auteur de Représentations féminines dans le jeu vidéo : un tour d’horizon des courants dominants et des évolutions en cours, partage en guise de contre-exemple celui de l’aventurière Lara Croft. En dépit d’une représentation visuelle souvent jugée trop sexualisée - pour ce qui est des premiers opus du moins - Lara dispose d’un gameplay similaire à celui d’autres héros d’aventure. Et pour cause, l’héroïne s’inspire directement de l’iconique Indiana Jones, avant de servir elle-même de modèle à un certain Nathan Drake. Dotée d’une aura de guerrière tout en conservant un physique avantageux, Lara entretient une ambiguïté “originelle” selon Yannick Rochat, spécialiste des médias sociaux, culture et société : c'est une héroïne forte à laquelle les joueuses peuvent s’identifier mais qui conserve une apparence qui pourra également satisfaire les hommes.
"D'autre part, l'héroïne d'action perpétue l'idéal de la beauté féminine et de la sexualité qui a toujours été la principale valeur culturelle de la femme dans notre société. Que ce soit visible dans le film d'action et à la télévision par les mannequins et les pin-up, dans les dessins animés par de naïves gamines préadolescentes inspirées des anime, dans les jeux numériques par des polygones et des pixels styllisés, les héroïnes d'action sont classiquement belles, "glamours", et sexualisées".
- Jeffrey A.Brown, Professeur au département des cultures populaires à l’université d’Ohio.
L’héroïne de jeu, un risque pour les développeurs ?
Pour les réalisateurs de Life is Strange, titre que nous mentionnons plus tôt, la distribution du jeu fut un long chemin semé d’embûches : “Il y a une espèce d'a priori, plus d'ailleurs dans les départements marketing que dans les départements éditoriaux. On nous dit que les personnages féminins ne font pas vendre”, confie l'un d'entre eux à Le Monde. L’article cite en guise d'exemples le succès mitigé des jeux tels que Beyond Good & Evil (2003), Remember Me (2013), Mirror's Edge (2008), ou encore Bayonetta 2 (2018). Ce seraient finalement les éditeurs japonais, comme Capcom, Sony et Square Enix, qui se montreraient moins frileux face à l’idée de proposer une héroïne. Le studio parisien déplore finalement que le sexe du personnage fasse débat : “On ne se pose pas la question pour un livre ou un film. J'ai trouvé ce débat vraiment déplacé. Quelle est la meilleure façon de raconter une histoire ? Pour nous c'était Maxine.”
Afin de satisfaire l'ensemble du public, la solution serait-elle donc de laisser au joueur le choix d'incarner un homme ou une femme ? En 2010 déjà, la licence d’action Mass Effect proposait de choisir entre un héros et une héroïne sans que cela n’impacte le cours du récit. Mais si cette intention se veut inclusive, le succès du personnage féminin est loin d’être retentissant. David Silverman, producteur chez BioWare, affirme : « seuls 18% des joueurs s’étant lancé dans l’aventure Mass Effect ont décidé de camper une version féminine du héros du jeu ». Cela fait écho à la sortie récente du jeu de tir Battlefield V en novembre 2018 qui propose de revivre les batailles de la Seconde Guerre mondiale. Présentant de manière inattendue un soldat femme sur le devant de la scène, le studio DICE s'est fait épingler par certains internautes, rebutés par ce choix.
Ubisoft fait partie des entreprises françaises qui s'essayent à quelques occasions à représenter des protagonistes féminins. Pour sa saga à succès Assassin’s Creed, le groupe propose lors de spin-offs mineurs de jouer des héroïnes : Aveline De Grandpré, dans Assassin's Creed III : Liberation (2012) et Shao Jun d'Assassin's Creed Chronicles : China (2015). En parallèle, il intègre dans son opus Assassin's Creed Syndicate (2015) un double choix et la possibilité d'incarner une femme ; mais celle-ci ne dispose pas des mêmes compétences et n’impacte pas le récit de la même manière que son homologue masculin. Ce paramètre, soumis aux critiques, est donc corrigé lors de la réalisation du dernier titre en date, Assassin's Creed Odyssey, sorti en 2018. Durant l’âge d’or de la Grèce Antique, le joueur peut choisir d’incarner Alexios ou Kassandra, tous deux descendants de Leonidas de Sparte. Cette dernière est considérée comme le personnage principal de l'histoire.
Bien que leur représentation n'envahisse de manière retentissante les campagnes publicitaires, les héroïnes féminines occupent de plus en plus d'espace dans les productions vidéoludiques. Sexualisées ou non, elles disposent d’une bien plus large variété d’attributs qu’à leurs origines, de toute évidence. Si les stéréotypes du genre leur collent à la peau, il en va d’ailleurs de même pour les personnages masculins, qui souffrent également de systématismes scénaristiques. A se demander, si la crainte des studios d'imposer leur héroïne ne serait pas un frein de plus à la créativité. Finalement, changer une recette qui fonctionne chaque année est un risque qui peut coûter cher et qui leur donne matière à réflechir.