“La nostalgie ? Ça vient quand le présent n'est pas à la hauteur des promesses du passé” écrivait Neil Bissoondath dans Tous ces mondes en elle en 1998. Loin des considérations identitaires abordées par l’auteur au fil des chapitres, les joueurs ont tendance à se réfugier derrière leurs anciennes œuvres préférées en arguant le pad au poing que “c’était mieux avant”. Jugées indispensables par certains afin de continuer à rendre le jeu vidéo accessible au plus grand nombre, les rééditions et les remasterisations sont pourtant perçues par d’autres comme étant simplement opportunistes. Du côté des développeurs, faire revenir un “vieux” titre à la vie est loin d’être aussi facile que ce à quoi nous pourrions nous attendre. Entre les petits soucis de code et les grands problèmes de droit, nous partons sur les pistes poussiéreuses de l'exhumation des légendes d'antan.
L'ascendance de la compatibilité descendante
Un jeu daté de plusieurs décennies peut retrouver les écrans d’aujourd’hui grâce à la très appréciée rétrocompatibilité. Cette technique bien connue qui permet de mettre ses anciens disques ou vieilles cartouches à l’intérieur d’une machine capable de les lire a été un argument fort de la PlayStation 2, de différents modèles de Game Boy, ou encore de la Wii U. La PlayStation 3 et la Xbox 360 ont elles aussi ravivé les flammes du passé via ce procédé, de façon plus sporadique néanmoins. Plus récemment, Sony a dévoilé, sans entrer dans les détails, que sa future “PlayStation 5” serait rétrocompatible avec les titres PlayStation 4. Depuis 2015, Microsoft encourage cette compatibilité descendante ayant permis à des œuvres telles que Panzer Dragoon Orta et Conker : Live & Reloaded d’émerger des abîmes polygonaux. Deux titres parmi tant d’autres sortis pendant la première moitié des années 2000 qui n’ont jamais été réédités depuis, que ce soit sur PC ou sur des consoles plus actuelles. Le voilà l’argument irrésistible de cette fonctionnalité : permettre aux joueurs qui possèdent un soft de l’utiliser de nouveau en dépit des affres du temps.
Dans le monde de l’informatique, la rétrocompatibilité existe depuis longtemps, elle est même un argument majeur en faveur de l’ordinateur mis en avant par les chineurs à la recherche de vieilleries. À bien des égards, la route de la compatibilité descendante croise celle de l’émulation. Cette relation vient du fait que de nombreux fans de jeux rétro utilisent des émulateurs pour lancer les ROMs de leurs jeux de prédilection. Les constructeurs utilisent eux-mêmes ces simulateurs afin de faire tourner d’anciennes productions, à l’image de Nintendo et de Sony pour leurs machines “mini” ou de Microsoft avec l’émulateur Xbox de sa One capable d'améliorer l'aspect technique d'une sélection de jeux d'autrefois. SEGA, SNK ou encore Atari se servent toujours de l’émulation pour vendre aux nostalgiques le souvenir d’une époque révolue. Cependant, cette technique pose problème à partir du moment où les utilisateurs s’en servent pour lancer des programmes non autorisés par les propriétaires. En juillet 2018, Nintendo a fait fermer deux sites de ROMs suite à une injonction judiciaire pour violation de propriété intellectuelle. Le problème de la conservation du patrimoine vidéoludique se pose inévitablement face à l’impossibilité de jouer à des titres retirés des étals depuis bien longtemps. Bien qu’il ne repose sur aucune base légale, l’abandonware subsiste auprès des archéologues du pixel. Démocratisé avec l’émergence d’Internet, ces logiciels "abandonnés" qui ne sont plus commercialisés depuis longtemps sont proposés en libre téléchargement tant que les ayants droit ne s’y opposent pas.
L'abandonware consiste à proposer en libre téléchargement d'anciens jeux qui ne sont plus disponibles dans le commerce à ce jour, et ce, depuis longtemps, et dont le service après-vente a été lui aussi abandonné. Cette pratique est illégale et n'est que tolérée actuellement. Abandonware-france.org
Droit de fer
C’est en se rendant compte qu’il n’existait aucun moyen de se procurer légalement System Shock 2 au crépuscule des années 1990 que Stephen Kick, ancien artiste chez Sony Online Entertainment, décide de se lancer dans les démarches visant à porter le titre façonné par Ken Levine sur les machines modernes. Pour savoir si un programme est abandonné, il faut tout d’abord se renseigner sur l’existence éventuelle des ayants droit. Kick découvre ainsi que la propriété intellectuelle de System Shock 2 appartient à une société d’assurance qui a acquis la part de Looking Glass Studios, le studio de développement, après sa fermeture en mai 2000. Le jeune homme négocie et récupère les droits pour une publication sur GOG, Steam, ainsi que sur d’autres plateformes numériques. Cet événement est le point de départ de la création de Nightdive Studios, nouveau spécialiste de l’exhumation de propriétés intellectuelles. Fondée en 2012, la société publie sous son nom une centaine d’anciennes gloires en six années d’existence, parmi lesquellesI Have no Mouth, and I Must Scream, The 7th Guest, Tex Murphy : Under a Killing Moon, Sid Meier's Pirates!, D, Turok, Forsaken ou encore Shadow Man. À l’instar de Moon Studio, Nightdive ne dispose pas de locaux à proprement parler. Chaque développeur travaille de chez lui, ce qui permet à l’entreprise d'engranger plus de bénéfices et d’en injecter une partie dans l’acquisition et le rafraîchissement d’autres licences plus ou moins oubliées.
Nous avons contacté le président de Nightdive Studios pour mieux comprendre les problématiques liées à la récupération des droits, mais nous n’avons pas eu de réponse. Retrouver les propriétaires des droits d’auteur d’un vieux jeu s’avère généralement délicat puisque la compagnie qui a publié le logiciel peut avoir été vendue à un autre groupe. Une fois l’entreprise détentrice de l’IP trouvée, il faut se rapprocher de son service juridique et commencer les négociations. Dans le cas où la propriété d’un jeu appartiendrait à plusieurs ayants droit, les pourparlers se compliquent forcément.
Le droit reste un aspect bloquant quant à l’émergence de vieux programmes. Des problèmes de licence empêchent toujours certains titres de revenir, à l’image des jeux de course ou de sport du début des années 2000 qui utilisaient beaucoup de musiques protégées. GoldenEye 007 dans sa version Nintendo 64 demeure un parfait exemple du sac de nœuds juridique impossible à démêler. Rare, le développeur britannique, a depuis quitté Nintendo, l’éditeur japonais, afin de rejoindre Microsoft, le constructeur américain, alors que les droits de James Bond appartiennent à Activision. Résultat ? Un remake Xbox Live Arcade fut prévu mais n’a jamais trouvé le chemin des marchés en ligne, la faute à l’absence d’un accord signé entre les principaux intéressés. Les agents secrets britanniques n’ont décidément pas de chance puisque l’héroïne de No One Lives Forever subit également une mésentente entre ses géniteurs qui l’empêche de revenir. En effet, Warner Bros, Activision et 20th Century Fox se font la guerre à propos de la propriété intellectuelle de la série.
Le code, source d’ennuis ?
Remasteriser un jeu implique généralement de récupérer l'ancien code, de le faire fonctionner sur du nouveau matériel, de corriger les bugs jusqu'à ce que ça soit stable, puis de remplacer lentement certaines choses pour le rendre meilleur. On commence généralement par une meilleure résolution des textures, puis des modèles de définition supérieure, etc. Ensuite, il faut tester encore et encore la stabilité pour s’assurer que tout fonctionne bien. Gus Martin, Programmeur IA chez Capcom
Au cœur des rééditions de jeux et des versions améliorées d’anciennes gloires se trouve le code source. À l’intérieur de cet amas de caractères se nichent les instructions d’un programme sous la forme de lignes comportant des fonctions à la syntaxe singulière. Le code source étant ce qui fait “vivre” un jeu, le conserver se révèle crucial. Malgré les promesses d’une version améliorée de deux grands classiques du Survival-Horror, Silent Hill HD Collection est arrivé en 2012 avec des bugs qui n’étaient pas présents sur les titres d’origine pourtant sortis dix années auparavant. Tomm Hulett, alors producteur associé chez Konami, avouera que ses équipes n’avaient tout simplement pas eu accès aux codes sources finaux de Silent Hill 2 et de Silent Hill 3.
Nous avions eu tout le code source que Konami avait dans ses archives sauf que ce code n'était pas celui de la version finale. Du coup, durant la phase de débug, nous avons dû non seulement faire face aux bugs liés au portage, mais également à ceux corrigés par l’équipe d'origine avant la sortie du titre mais que nous n'avions jamais vus. De nombreux éléments, comme des textures ou des sons, ont dû être retirés du jeu final, mais cela a entraîné pas mal de problèmes. Tomm Hulett, producteur associé chez Konami
En outre, l’adaptation d’un code sur une machine qui n’est pas celle d’origine pose des problèmes quelquefois imprévisibles. Bien qu'il ne s'agisse pas ici de rétrogaming, le portage de FEZ sur PlayStation 3 a engendré des contraintes surprenantes aux équipes. Miguel Angel Horna, co-fondateur et lead programmeur de BlitWorks, précise sur Gamasutra que le code du jeu en C# a dû être réécrit en C++ pour tourner convenablement sur la console de Sony. Les shaders et la géométrie des niveaux ont également été revus afin d’éviter divers soucis de performance. Ce sont justement ces difficultés intrinsèquement liées au multisupport que les moteurs de jeux plus “universels”, tels que Unity ou encore Unreal Engine, se promettent d’amoindrir. Comme le précise Miguel Angel Horna, les ennuis émanent aussi de l’utilisation d’outils et de bibliothèques spécifiques.
Le problème bloquant numéro un en matière de portage de jeux est l’utilisation d’outils, de moteurs ou de bibliothèques closed-source. Les développeurs doivent être conscients des décisions techniques qu’ils prennent et de la manière dont elles affecteront par la suite la portabilité de leur jeu. Miguel Angel Horna, co-fondateur et lead programmeur de BlitWorks
En ce qui concerne la compilation Rare Replay, les employés de chez Rare ont fouillé dans les archives de la compagnie fondée au début des années 1980 dans le but de récupérer toutes les disquettes, EEPROMs, cassettes et CDs contenant les éléments des jeux conçus par le studio. Les archéologues d’un jour se sont aperçus non sans amertume que beaucoup de fichiers étaient corrompus. Les équipes ont finalement réussi à trouver diverses sauvegardes donnant la possibilité de reconstituer les codes sources. La société britannique a par ailleurs conservé les musiques, les fichiers d’animation ainsi que les documents de game design de tous ses projets.
Même si cela peut paraître facile, porter un jeu ou faire revenir un titre appartenant aux précédentes décennies n’est pas anodin. Il est certain que lorsque Capcom conçoit une version HD de Devil May Cry ou que Square-Enix sort Final Fantasy XII sur des machines modernes, la prise de risques est moindre car ces géants possèdent les licences comme les assets nécessaires. Il s'agit d'une autre paire de manches de dépoussiérer des projets passés de mains en mains et développés par des entreprises ayant mis la clé sous la porte.
Remasteriser un jeu n'est pas facile. C’est l’une de ces choses qui peut sembler l’être... jusqu'à ce que vous obteniez le code source et que vous deviez commencer à disséquer des centaines de milliers de lignes de code qui auraient pu être écrites par un programmeur junior, un programmeur ivre, ou un programmeur junior viré parce qu'il était ivre. La plupart du temps, lorsque vous terminez un jeu original, vous êtes heureux de ne plus jamais avoir à revoir ce code source. Plaignons les gens qui doivent en faire le remaster. Chris Masterton, directeur de l'ingénierie logicielle chez Johnson Controls
Polir ou reconstruire, il faut choisir
À l’occasion de la sortie de Crash Bandicoot N.Sane Trilogy en juin 2017, Dan Tanguay (réalisateur chez Vicarious Visions) explique à Arstechnica que le remaster a été construit sans aucune ligne du code de base. “Le moteur original avait été spécialement fait pour la première PlayStation” déclare-t-il. “Mais ce moteur n’a jamais vu la lumière du jour au-delà de la PlayStation 1”. Heureusement pour l’équipe, la découverte d’un disque dur plein d’assets 3D a permis de respecter les échelles des jeux d’origine. Dans le même ordre d’idée, le remake de Crash Team Racing conçu par Beenox sorti en juin 2019 n’utilise aucune ligne du programme d’antan. L’absence des codes sources de la trilogie Spyro a par ailleurs motivé les développeurs de Toys For Bob à mettre au point un outil capable de monitorer toutes les données des œuvres reprises, comme les coordonnées des éléments 3D, le placement de tous les personnages, ou encore les valeurs des variables. Plus d’une centaine de niveaux ont été créés via cet ingénieux procédé respectant le matériau initial sans faire appel aux premières lignes de code. Parfois, la solution trouvée par les équipes relève de l’entre-deux. L’édition HD de Jet Set Radio mise au point par BlitWorks relève du mélange entre leur propre émulateur Dreamcast et l’ancien code capable de tourner sur des configurations plus récentes.
Les studios d’origine ne sont pas forcément impliqués dans les portages et autres rééditions d’oldies. La société Code Mystics s’est par exemple attelée à lisser Phantom Dust, titre pourtant conçu à la base par Microsoft, tandis que le remake de Panzer Dragoon est orchestré par Forever Entertainment plutôt que par un studio appartenant à SEGA. Les éditeurs savent qu’il n’est pas nécessaire de bloquer un de leurs meilleurs studios pour un travail de remise à niveau d’une ancienne création. C’est pourquoi ils mandatent fréquemment des sociétés spécialisées dans les portages telles que Code Mystics, BlitWorks, Virtuos, ou encore d3t afin de donner une seconde jeunesse à des programmes.
Des titres comme Resident Evil (2002), Halo Anniversary (2011) et Shadow of the Colossus (2018) prouvent l’intérêt des joueurs pour les épopées du passé bénéficiant d’une technique à la page. Comme le rappelle Brian Moriarty de Lucasfilm chez arcadeattack, un bon remaster ne doit pas seulement augmenter la résolution d’un projet. Alors que Final Fantasy VII prépare son retour, la réinterprétation de Resident Evil 2 (2019) par Capcom a fait frémir plus de 4 millions d’utilisateurs seulement deux mois après sa commercialisation, et 21 ans après celle de l’aventure initiale. Pendant un temps, SEGA a pensé ressusciter Shenmue par l’intermédiaire d’un véritable remake plutôt que de se contenter d’une édition “HD”. De son côté, Nintendo a pris l’habitude de dépoussiérer ses licences en ajoutant quelques détails graphiques supplémentaires ; c'est ce qui a été fait sur Ocarina of Time, Starfox et Luigi’s Mansion sur 3DS. Les avancées de l’intelligence artificielle ont permis à quelques passionnés de restaurer les vieilles textures d’œuvres légendaires. Ces fans bidouilleurs essaient même de créer leurs propres remakes d’oldies, menant tantôt à des collaborations approuvées (Sonic Mania), tantôt à des abandons forcés (AM2R : Return of Samus).
Ramener un ancien jeu à la vie peut s’avérer être un parcours semé d'embûches lorsqu’il est nécessaire de retrouver les propriétaires des droits et/ou quand le code d’origine n’est plus utilisable. Conscients que la nostalgie des joueurs se marie aisément avec les besoins pécuniaires des éditeurs, d’habiles techniciens se sont rassemblés pour fonder des studios dédiés aux portages d’œuvres d’antan. Adapter un programme du passé aux standards actuels peut aussi bien prendre la forme d’une version rafraîchie techniquement que d’une restauration intégrale, voire d’une réinvention. Les formes varient mais l’objectif reste le même : rassembler les fans comme les néophytes derrière un succès, d’estime ou commercial, qui a déjà rassemblé par le passé. Tant que la nostalgie du passé n’absorbe pas tous les investissements pour le futur, utilisateurs comme éditeurs devraient trouver leur compte.