L'enquête de Polygon concernant les conditions de travail des développeurs de Fortnite a visiblement motivé ceux de NetherRealm Studios à faire entendre leur voix.
C'est un secret de polichinelle dans l'industrie du jeu vidéo : des studios majeurs comme Rockstar ou BioWare à des studios plus mineurs, la pratique abusive du crunch (période de développement intense, souvent à l'approche de la sortie d'un jeu) est monnaie courante. Si la situation n'a rien de nouveau, les développeurs sont de plus en plus nombreux à pointer du doigt les conditions de travail infernales qui leur sont imposées, généralement sous couvert d'anonymat par le biais d'enquêtes comme celles de Kotaku (Red Dead Redemption II) ou de Polygon (Fortnite).
Dans le cas présent, James Longstreet a décidé de s'exprimer ouvertement sur Twitter. En réaction à l'article de Polygon, cet ancien développeur de NetherRealm Studios explique retrouver de nombreux points communs entre son expérience au sein du studio d'Ed Boon et celle des développeurs d'Epic Games, hormis "les bonus qui valent trois fois ton salaire". Il raconte :
Cela fait huit ans, et ils ont été clair sur le fait que je n’étais plus désiré là-bas, alors merde : travailler à NetherRealm sur Mortal Kombat 9 m’a presque tué. Je n’ai pas dormi plus de 4 heures pendant des mois. De janvier à avril 2011, j’étais au travail plus de la moitié de mon temps. (...) Le crunch sur MK 9 a débuté en 2011 après le nouvel an (le jeu est sorti en avril 2011, NDLR). Bien sûr, nous faisions un peu de pré-crunch, histoire de s’assurer que nous pouvions crunch dans de bonnes conditions. C’était marqué sur des documents, ce n’était pas quelque chose sous-entendu à propos "d’un travail de passionné". C’était obligatoire. J'ai pris un jour de congé entre le 1er janvier et le jour de sortie du jeu. C'était mon anniversaire, et c'était un dimanche. J'ai aussi été autorisé à aller au mariage d'un ami un dimanche soir après avoir travaillé huit heures. Ce sont les deux seuls jours où je n'ai pas travaillé au moins de 10h à minuit. Nous faisions tous ça, à l'exception des boss bien entendu, qui partaient après le dîner. Pendant tout ce temps, les vétérans n’arrêtaient pas de dire que c’était le crunch le plus facile qu’ils aient fait (...) D’après ce que j’ai entendu dire, le cycle de crunch a empiré depuis mon départ. En septembre dernier, un ami m’a raconté qu’ils étaient déjà en train de cruncher. Ils ont fait appel à énormément de monde, les paient une misère (beaucoup moins que ce que je gagnais il y a douze ans) et les font travailler comme des dingues. James Longstreet, employé de juillet 2009 à mai 2011.
Contacté par PC Gamer, le testeur QA (chargé de repérer les bugs) Isaac Torres, employé chez NetherRealm de 2012 à 2013 pour travailler sur Injustice 2, relate une expérience similaire.
J'ai crunché pendant quatre mois d'affilée. Je faisais régulièrement des semaines de 90 à 100 heures en travaillant tous les jours. Je n'ai littéralement pas eu de vie pendant plusieurs mois. J'allais au boulot à 9 ou 10 heures, et je partais à 2 ou 3 heures du matin. Je suis certain d'avoir vieilli de 20 ans durant cette période de quatre mois. Isaac Torres, employé de 2012 à 2013.
Sur Twitter, Beck Hallstedt, qui a aussi contribué à Injustice 2 sur un contrat de courte durée, a réagi de manière plus virulente en déclarant que les pratiques "prédatrices" et "abusives" de NetherRealm doivent être mises en lumière de la même manière que Riot, Epic et Telltale l'ont été ces derniers mois. Selon elle, le studio d'Ed Boon se repose grandement sur des travailleurs "temporaires", engagés avec des contrats de très courte durée renouvelables au salaire minimum, ou presque, et à qui l'on promet sans cesse une situation plus stable "après le prochain contrat". Rebecca Rothschild, ancienne analyste QA sur Injustice 2 et Mortal Kombat X, a corroboré ces informations. Auprès de PC Gamer, elle mentionne également des semaines de 100 heures pouvant s'étaler sur plusieurs mois à l'approche des échéances importantes, et surtout, le faible salaire de ces nombreuses heures de travail payées 12 dollars de l'heure pour les hommes, 11 dollars pour les femmes. Dans l'état de l'Illinois, où se situe NetherRealm Studios (Chicago), le salaire minimum est de 8,25 dollars par heure.
Nous étions des citoyens de "seconde classe". Un superviseur essayait de faire comprendre au service QA que nous étions chanceux pour cette rémunération supplémentaire. Cet argent, c'est bien, mais si je n'ai pas de vie et que je travaille à la mort, qu'est-ce que cela m'apporte de bien ? Rebecca Rothschild, employée de 2014 à 2016.
Lors de ma deuxième ou troisième semaine de travail, un nouvel employé "temporaire" s’est assis à côté de moi et était en train d'installer son poste de travail. La première chose qu’on a lui a dite était « prêt à mourir du crunch? » Beck Hallstedt, ex-employée.
Autre problème soulevé : selon Torres, ces semaines de 100 heures étaient loin d'être efficaces, du moins pour le service QA, la faute à une mauvaise organisation du management. Il n'était pas rare que les testeurs se retrouvent sans instructions, à passer des heures à ne rien faire. Longstreet est quant à lui catégorique : le crunch ne fonctionne pas.
La position de Warner Bros est que le crunch fonctionne parce que leurs jeux sont toujours rentables, donc c'est la bonne chose à faire. Le crunch ne fonctionne pas, les travailleurs n’en voient pas le profit, les bonus chez Warner Bros. Games sont limités à un petit pourcentage du salaire, et cela ruine des vies. James Longstreet.
Ces ex-employés décrivent également un environnement de travail toxique, où certains principes de vie commune sont bafoués : sexisme, bureaux bondés, harcèlement... Deux ex-employés ont tenté de dénoncer la situation auprès de la Commission américaine pour l’égalité des chances en matière d’emploi, en vain. D'après Beck Hallstedt, en acceptant ces pratiques, NetherRealm abuserait de sa position de seul studio AAA implanté dans la ville de Chicago, vers lequel tous les jeunes diplômés se tournent naturellement. L'ex-employée reste malgré tout optimiste quant à l'avenir :
Soutenez les travailleurs du jeu vidéo et soyez patients avec nous. Il va se passer beaucoup de choses au cours de la prochaine année dans l’industrie. Je le crois. Beck Hallstedt.
NetherRealm Studios et Warner Bros n'ont pour le moment pas commenté ces déclarations.