L’affaire a fait grand bruit courant courant 2018 et elle vient d’arriver à son terme. La directive droit d’auteur, et son désormais célèbre Article 13, ont été adoptés ce mardi 26 mars par le Parlement européen. Un vote qui met fin à des mois de débat et dont les conséquences à venir n’ont pas fini de faire parler.
C’est donc chose faite : les députés européens ont voté pour la directive droit d’auteur, à 348 voix contre 274. La France a d’ailleurs pesé dans la décision puisque les députés de l’hexagone ont voté massivement pour, à 96,9 %. Désormais adoptée par le Parlement européen, et ce au grand dam des défenseurs des libertés sur Internet, mais aussi d’entreprises comme Google, la directive devra être appliquée dans les pays membres, et ce dans un délai de deux ans. Mais de quoi s’agit-il vraiment, et pourquoi a-t-elle tant fait parler d’elle ?
Deux articles au cœur des débats
La directive a pour but de renforcer les droits des auteurs sur internet, qui malgré un contrôle toujours plus important perdent depuis des années la bataille contre les grandes plates-formes, comme YouTube. Cette directive est composée d’un certain nombre d’articles, et deux d’entre eux ont animé les conversations courant 2018. Le premier, l’article 11, crée une taxe sur les liens hypertextes, permettant entre autre une plus juste rémunération de la presse, dont les articles sont très largement relayés partout à travers le web sans qu’elle n’en perçoive de bénéfices directs. Un article très largement soutenu par les grands groupes de presse de toute l’Europe. En ligne de mire, Facebook et Google Actualité bien entendu, mais la proposition pourrait avoir des effets pervers, comme l’ont fait remarquer plusieurs sociétés. À commencer par la fondation Wikimédia, qui édite l’encyclopédie Wikipédia, puisque la qualité des articles proposés par celle-ci dépend très largement du travail de sourcing et donc des liens hypertextes qui sont présentés en bas de page. Si la directive a été quelque peu remaniée ces derniers mois, le contenu de l’article 15, anciennement article 11, n’a pas vraiment changé et ne manquera pas de faire parler à nouveau de lui dans les jours et semaines à venir.
Il devrait en être de même pour l’article 17, jusque là connu sous le nom d’article 13. L’article 13, c’est de loin celui qui a fait le plus parler de lui puisqu’il a été au centre d’une vaste campagne de communication de la part des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), et plus particulièrement de Google, qui par l’intermédiaire de sa plate-forme YouTube, n’a pas hésité à mobiliser de nombreux vidéastes professionnels ou amateurs. L’article 17, tel qu’il a été accepté mardi 26 mars, responsabilise un peu plus les plates-formes comme YouTube, Instagram, Facebook, ou Dailymotion en modifiant le régime auxquelles elles sont soumises : de simples hébergeurs de contenus, ils deviendrait des diffuseurs, à la manière des canaux déjà connus, comme les chaînes de télévision. Et en télévision, lorsque l’on diffuse un contenu soumis au droit d’auteur, l’on doit s’acquitter d’une certaine somme d’argent. C’est un changement drastique qui demandera donc à une plate-forme comme YouTube de revoir son fonctionnement, car si la société se vante d’avoir déjà reversé jusqu’à présent 2,5 milliards de dollars aux ayants droits des contenus diffusés en vidéo, l’argent revient principalement dans ses poches, et dans une moindre mesure, dans celles des vidéastes. L’article 17 impose ainsi aux plates-formes comme YouTube, Dailymotion et les autres de négocier des accords de licence avec les différents ayants droits, afin qu’ils soient plus justement rémunérés après la mise en ligne d’une vidéo. Toutefois, si aucun accord n’est trouvé, les YouTube et consorts devront mettre en place des programmes permettant de détecter les contenus qui ne respectent pas le droit d’auteur, afin de les supprimer. L’article 17 prévoit néanmoins quelques exceptions, dans le cadre du droit à la citation, ou de la parodie. Encore faut-il que les outils mis en place par YouTube et les autres soient suffisamment bien conçus pour faire la différence.
Pourquoi cela fait râler
En l’état actuel des choses, l’article 17 représente un véritable casse-tête pour Google et sa filiale YouTube, qui vont devoir négocier, au cas par cas, avec de très nombreux ayants droits. S’ils sont souvent réunis en collectivité ou représentés par des organismes, comme la Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique (SACEM) en France, cela représente tout de même un très grand nombre d’interlocuteurs que Google va devoir contacter et convaincre. Des interlocuteurs qui vont faire valoir leurs droits et donc réclamer une plus grande part de l’immense gâteau que représente YouTube et ses centaines de millions de vidéos vues, chaque jour. Outre ces considérations purement financières, YouTube a également fait savoir qu’il est parfois difficile, sinon impossible, de connaître tous les ayants droits d’un contenu. La directrice générale de la plate-forme, Susan Wojcicki, a ainsi cité l’exemple de la chanson Despacito, la vidéo la plus vue de YouTube :
Cette vidéo contient de multiples éléments relevant du droit d’auteur, allant des droits sur l’enregistrement aux droits éditoriaux. Bien que YouTube ait conclu des accords avec de nombreuses entités pour la rémunération de cette vidéo, l’identité des détenteurs de certains droits reste inconnue.
Une situation qui pourrait vite devenir ingérable pour YouTube, sur lequel est uploadé, chaque jour, plus d’un demi-million de minutes de vidéo.
La guerre des lobbies
Face à la menace représentée par la directive ayants droits et plus particulièrement l’ex article 13, Google a mis en place une puissante stratégie de lobbying, que ce soit en s’adressant directement au Parlement européen, ou en cherchant à toucher son public. Une vaste campagne de communication, #SaveYourInternet, a notamment mobilisé de nombreux YouTubers qui ont cherché à mettre en avant, avec plus ou moins de subtilité, à éveiller les consciences, parfois avec des propos alarmants. Mais certains ont pu asseoir leurs propos sur des exemples très parlants, comme Frédéric Molas, alias le Joueur du Grenier ; bien connu pour ses vidéos long format, dans lequel il use volontiers de la parodie pour amuser son public. Molas a publié en novembre 2018 une vidéo dans lequel il expliquait avoir perdu la monétisation de six des neuf vidéos publiées dans l’année sur sa chaîne. Un manque à gagner qui les avait conduits, lui et son compère Sébastien Rasiat, à repenser le modèle économique de leur chaîne. Comme le Joueur du Grenier, de nombreux YouTubers craignent que les outils mis en place par Google dans le cadre de l’application de l’article 17 manquent de précision et ne soient pas capables de faire la différence entre parodie et plagiat, par exemple. Il faut dire que ContentID n’a pas bonne réputation et a par le passé fait preuve d’un manque de fiabilité inquiétant, comme lorsqu’il avait bloqué la vidéo d’un chat qui ronronnait, parce qu’il avait confondu les sons émis par l’animal avec du contenu protégé par EMI Publishing.
Face à Google, Facebook et les autres, d’autres lobbies. Celui des différentes sociétés représentant les ayants droits, mais pas uniquement puisqu’on retrouve dans les défenseurs de la directive des entités telles que France Télévisions, TF1, Canal + ou M6. Des groupes télé qui subissent une concurrence déloyale puisqu’eux payent des accords de licence. Mais surtout, ils ont vu leurs audiences diminuer, tandis que celles de YouTube ont explosé. Leur positionnement est donc stratégique puisque YouTube, plus encore que Netflix, est leur adversaire numéro 1, a fortiori parce qu’il a complètement absorbé un public dont les annonceurs sont très friands : la jeunesse. Ils n’ont d’ailleurs pas hésité à faire connaître leur mécontentement et à critiquer sévèrement les pratiques de Google, et plus particulièrement l’opération séduction menée auprès des Youtubers et du public via #SaveYourInternet, dénonçant « une campagne de désinformation massive ». Ce dont YouTube s’était défendu. En France, Justine Ryst, la directrice des partenariats pour YouTube en Europe du Sud, avait ainsi expliqué à nos confrères du Figaro en décembre 2018 que la plate-forme était de bonne foi et s’inquiétait de l’avenir de ses utilisateurs :
Il était de notre devoir de les sensibiliser sur ce qu'il se passe à Bruxelles et l'impact que cela aura pour eux. Dans le pire des scénarios, 35 millions de chaînes Youtube, dont 4 millions en France, seront touchées par la réforme. Nous sommes favorables à une évolution des règles autour du droit d'auteur. Mais nous avons identifié des conséquences inattendues dans la version de l'article 13 votée par le Parlement.
Les utilisateurs, grands perdants de la guerre des puissants
Cette guerre des lobbies, qui n’est finalement qu’une affaire de gros sous opposant deux camps aux intérêts tantôt similaires, tantôt divergents, fera surtout une victime : les internautes et notamment celles et ceux qui consommaient des contenus vidéo sur leurs sites et applications favoris. Si Google, par exemple, devrait réussir à protéger une partie des plus grosses chaînes YouTube, le destin de centaines de milliers de chaînes de tailles plus modestes pourraient être menacé et leur activité pourrait être plus limitée dans les mois et années à venir. En prévision de la mise en application de l’article 17, YouTube a déjà serré la vis et ContentID est plus agressif que par le passé, comme l’ont déjà pointé du doigt de nombreux vidéastes ; et les choses ne devraient pas s’améliorer dans les temps futurs. En outre, et c’était le principal cheval de bataille des défenseurs des libertés sur internet, la mise en application de la directive droit d’auteur va « imposer » aux géants du web un plus gros travail de filtrage. Loin d’être une véritable contrainte, la généralisation des filtres automatiques représentera bientôt pour eux un nouveau business extrêmement profitable. En France, le collectif La Quadrature du Net regrette regrette que l’Union Européenne ait « cédé aux lobbying intense et fallacieux de la presse et de la culture », les accusant « d’institutionnaliser la censure automatisée et la surveillance de masse pratiquée par les géants du web ».
Ces dispositions ne pourront entraîner que de graves restrictions de la liberté d’expression et de l’accès à l’information. En aucun cas, elles ne permettront de rééquilibrer les relations avec les Géants du Net : elles ne conduiront qu’à leur déléguer encore plus de pouvoir. Ces derniers doivent d’ailleurs voir sûrement avec plaisir l’ouverture d’un nouveau marché très porteur, celui des filtres automatiques. Déjà leaders sur ce sujet, les géants ne seront sûrement pas mécontents de le voir institutionnalisé et consacré par l’Union européenne. Au lieu de combattre la surveillance de masse mise en place par les Géants du Net, la Directive Copyright consacre leur puissance, pourtant basée sur la violation du RGPD voté par le même Parlement européen… D’où vient l’argent que convoitent tant les industries de la presse et de la culture ? Du marché de la publicité ciblée qu’exploitent depuis plusieurs années les GAFAM en toute illégalité, et qui est entièrement fondé sur la surveillance généralisée de nos comportements sur le Web.
La peur, bien entendu, c’est qu’en accord avec l’application de la directive, et donc avec la bénédiction de l’Union Européenne, les géants de l’internet aient un plus grand contrôle sur ce que le public peut ou ne peut pas voir sur leurs plates-formes. On devrait très vite en constater les effets : les gouvernements des pays membres de l’UE ont deux ans pour adapter la directive à leurs législations et la mettre en application.