« Sur ma carte de visite, je suis un chef d’entreprise. Dans mon esprit, je suis un développeur de jeux. Mais dans mon cœur, je suis un joueur. » C’est par ces mots que Satoru Iwata débute sa Keynote lors de la Game Developers Conference 2005. Sous les applaudissements de la foule, le Président de Nintendo s’apprête alors à livrer le récit de sa vie débutée à Sapporo. L’homme, à la fois dirigeant, programmeur et gamer, sera malheureusement emporté par le destin. Avec sa mine joviale, son anglais attendrissant et sa bonhomie légendaire, Satoru Iwata avait encore tant de choses à offrir, d’abord à sa famille et ses proches, et ensuite à toute une industrie friande de sa vision. C’était il y a maintenant près de trois ans et demi et nous avons décidé de lui rendre hommage dans un portrait qui retrace sa carrière. Entre anecdotes surprenantes et témoignages, découvrez le parcours hors-du-commun d’un homme parti bien trop tôt.
6 décembre 1959, Hokkaidō. C’est sur l’île du nord du Japon, très précisément à Sapporo, que naît Satoru Iwata. Son père, alors fonctionnaire à la préfecture, donne à sa progéniture le goût des responsabilités. Bien qu’il ne soit qu’un enfant, Satoru prend conscience du sens des initiatives et développe alors un intérêt pour le bien-être d’autrui. Apprécié de ses camarades d’école, il est élu à plusieurs reprises délégué de sa classe, devient Président du conseil des étudiants lors de ses années-lycée et prend même en main la gérance de petits clubs au sein de sa ville. Tout le monde le prédestine alors à une carrière politique. Mais le destin va en vouloir autrement…
Alors qu’il est au collège, il découvre le monde de l’informatique.
Ma première expérience avec un ordinateur remonte au collège, quand je vivais encore à Hokkaidō. C’était un ordinateur que l’on payait à l’heure dans le métro de Sapporo, mis en place par l’opérateur téléphonique Denden.
À l’époque, l’industrie n’en est qu’à ses balbutiements et l’ordinateur, présenté ici par Satoru Iwata, utilise alors les lignes téléphoniques. C’est sur cet appareil, tous les dimanches, que le jeune garçon améliore ses réflexes sur Game 31, un jeu simple basé sur des chiffres. Il parvient à en venir à bout et le monde de la programmation l’intrigue de plus en plus. Avec l’argent d'un petit boulot (de la plonge dans un restaurant) et une petite rallonge financière de son père, il achète une calculatrice programmable. Il détaillait alors :
Plus tard, au lycée, j’ai eu un travail à temps partiel et j’ai investi dans une calculatrice Hewlett Packard pour la somme de 160 000 yens (Nda : environ 1 260 euros, une sacrée somme !). Elle avait un lecteur de carte magnétique et vous pouviez écrire des programmes simples avec. Dès lors, j’étais déterminé à en me renseigner davantage sur les ordinateurs, mais les cours de programmation que j’ai ensuite suivis au collège ne m’ont pas vraiment aidé.
Un étudiant prometteur
Nous sommes alors en 1974, Satoru a 15 ans et entre au lycée, le Hokkaidō Sapporo Minami High School, un établissement local réputé. La calculatrice, quant à elle, est une HP-65. Cette machine est la toute première calculatrice portable programmable. On peut la mettre dans sa poche et elle fonctionne avec des cartes magnétiques qui servent de support de mémoire et de sauvegarde. Inutile de dire qu’il s’agit d’une petite révolution à l’époque et l’adolescent ne se fait pas prier pour expérimenter. Il apprend ainsi à coder de petits jeux (Baseball, volleyball, Missile Attack…) en se partageant la calculatrice avec ses camarades.
Je pense que j’ai été l’un des acheteurs les plus originaux de cette calculette. Là où la plupart des gens utilisaient leurs calculatrices pour résoudre des problèmes mathématiques complexes, j’utilisais la mienne pour créer des jeux vidéo. Ma première création a été un jeu de baseball. Je pense que personne ne pouvait dire qu’il avait de mauvais graphismes… parce qu’il n’avait pas de graphismes. (Rires) Le gameplay était seulement matérialisé par des chiffres mais quand j’ai vu mes amis jouer à ce jeu et s’amuser, ça m’a rendu fier et ce fut pour moi une source d’énergie et de passion.
Les années passent et son goût pour l’informatique ne s’estompe pas. Au contraire, il ne fait que grandir et Satoru s’intéresse en plus à l’électronique.
En avril 1978, Satoru – désormais certain de suivre cette voie professionnelle – rejoint les bancs de l’Institut de technologie de Tokyo. Cette année-là, il se procure son première véritable ordinateur, un Commodore PET 2001. De nos jours, cet appareil, qui ressemble à une grosse caisse enregistreuse, s’apparente à un véritable dinosaure. Il fonctionne avec des cassettes à bande magnétique (oui, les mêmes cassettes que l’on mettait dans son walkman) et s’appuie sur le langage BASIC. Satoru Iwata, intrigué, décide alors… de démonter entièrement l’ordinateur pour en comprendre le fonctionnement. En découvrant les composants, il remarque que l’engin dispose d’un micro-processeur MOS 6502 et cette coïncidence va avoir une importance pour la suite de sa carrière puisqu’il s’agit du même type de processeur qui équipera, plus tard, la Famicom qui deviendra la NES chez nous.
La même année, alors qu’il développe des jeux à titre personnel, il décide de les présenter au tout premier rayon d’informatique de l’enseigne populaire Seibu.
En se remémorant cette période, il décrivait :
En 1978, le premier rayon d’ordinateurs personnels a été installé dans le grand magasin Seibu du quartier d’Ikebukuro. J’avais l’habitude d’y aller, de faire le tour des derniers arrivages et de faire tourner les programmes que je venais de créer. Là-bas, je me suis fait des amis et l’un de ces amis investissait dans une nouvelle société, qui deviendra HAL Laboratory. À l’époque, j’étais encore à l’université et je travaillais à temps partiel.
Alors étudiant, Satoru Iwata, comme ses amis, décident de louer un appartement à Akihabara, le quartier de l’électronique à Tokyo. Pour satisfaire leur soif d’apprentissage, ils forment alors un « club » d’informatique afin de créer des concepts de jeux et de coder des programmes. À cette époque, tout le monde se réunit dans la chambre de Satoru Iwata que ce dernier renomme affectueusement « Game Center Iwata ». Les projets de jeux, quant à eux, continuent d’être présentés au service informatique de Seibu.
À l’époque déjà, ses professeurs ne tarissent pas d’éloges sur le potentiel du jeune adulte qui finira major de sa promotion. Tomohiko Uematsu, l’un de ses professeurs, se souvient notamment de sa capacité à comprendre plus vite que tout le monde :
M. Iwata avait un talent exceptionnel pour les leçons relatives aux logiciels et à la formation pratique. De plus, ses camarades savaient qu’il était plus rapide et précis que quiconque pour écrire ses programmes. Je lui ai d’ailleurs souvent demandé s’il avait des tuyaux à me donner à propos des logiciels.
Son professeur aura la chance de le revoir une dernière fois lors du 30ème anniversaire de la remise des diplômes de sa promotion en 2012. Durant ses années d’université, Satoru Iwata devient le stagiaire de l’entité japonaise de Commodore. Il assiste alors Yash Terakura, le chef de la filiale. Cet homme va être un véritable mentor pour le jeune Satoru. Non seulement il va lui enseigner l’ingénierie mais aussi lui apprendre de nombreux détails et secrets sur la conception et le fonctionnement d’un ordinateur.
HAL Laboratory
HAL Laboratory, Inc. est fondée le 21 février 1980 à Kanda, un quartier de l’arrondissement de Chiyoda à Tokyo. La petite compagnie est alors dirigée par Mitsuhiro Ikeda. Dans un premier temps, Satoru Iwata y travaille à temps partiel car il doit également gérer ses études. Le nom HAL, s’il est une référence à l’intelligence artificielle de 2001, l’Odyssée de l’Espace, est également un formidable pied-de-nez à IBM. En y regardant bien, on s’aperçoit que H A L sont les lettres placées avant I B M.
Comme Satoru Iwata le déclarera plus tard :
Chacune des lettres de HAL nous plaçait devant IBM.
Malins ces Japonais !
À l’orée des années 1980, il prend une décision qui va changer sa carrière :
J’ai rejoint HAL Laboratory, qui était l’entreprise de mon ami. C’était une petite société, avec 5 personnes au total, et on travaillait tous dans la pièce unique d’un appartement.
Iwata – à la fois programmeur, ingénieur et designer – fait alors ses premières armes en tant que créateur de jeu professionnel :
C’était juste après l’explosion des jeux à la Space Invaders, donc on a décidé que HAL Laboratory essayerait de développer des jeux. Mais à l’époque, les ordinateurs domestiques n’étaient pas très puissants. Aussi, mes amis et moi-même avons créé un hardware que l’on appelait PCG. Pour les fans des vieux ordinateurs, il s’agit d’un périphérique assez connu. En effet, il permettait à des ordinateurs dépourvus de capacités d’affichage graphique d’en profiter. Cela nous a permis de créer des jeux : des clones de jeux Namco comme Rally X, Galaxian et d’autres jeux d’époque de ce même constructeur (Rires). Nous n’avons jamais demandé la permission à Namco, c’étaient les prémices de l’industrie, les droits d’auteur et ce genre de choses n’étaient pas très clairs.
Le temps passe et la petite entité se fait justement remarquer par… Namco. L’entreprise de Masaya Nakamura, incontournable à l’époque, offre à HAL Laboratory le droit de créer des jeux sous licence Namco à destination du marché de la micro-informatique. En août 1982, le siège (ou plutôt le petit bureau) déménage à Asakusabashi, un quartier de Tokyo situé dans l’arrondissement de Taitō. Tout fraîchement diplômé de l’Institut technologique de la capitaine japonaise, Satoru Iwata est embauché à temps plein au sein de HAL Laboratory. Il est alors le seul programmeur de la société.
L’intéressé disait alors :
C’est plus ou moins de cette manière que j’ai commencé à créer des jeux (et du hardware) avec HAL. J’ai obtenu mon diplôme en 1982 et j’ai rejoint l’entreprise à temps plein. L’année suivante, la Famicom et le MSX sont sortis à peu près en même temps. Cela a conduit à une forte augmentation de nos développements pour ces systèmes.
Si Satoru Iwata est ravi, ce n’est pas le cas de ses proches. À la même période, son père devient maire de Muroran, une ville portuaire située sur l’île d’Hokkaidō, et n’accepte pas du tout les choix de carrière de son garçon. Déçu et frustré, il décide de couper les ponts avec son fils. Cette période, très difficile pour Satoru, durera six mois avant que son papa ne décide d’enterrer la « hâche de guerre ».
Mission Nintendo
La Famicom, le pendant japonais de la NES, sort au Japon le 15 juillet 1983. Cette année-là, HAL Laboratory, par la voix de Satoru Iwata, obtient l’autorisation de la part de Nintendo pour développer des jeux sur cette machine. Le premier titre, Joust, est une adaptation d’un titre d’arcade paru en 1982. Il détaille :
Il s’agissait d’un portage Famicom de Joust. Le joueur évolue sur des autruches et essaye de faire chuter ses adversaires. Si vous êtes à une hauteur d’un pixel supplémentaire quand vous entrez en collision avec votre opposant, vous remportez la partie. Une des entreprises qui avait investi dans HAL Laboratory était proche de Nintendo, et c’est par ces gens-là que j’ai entendu parler d’une nouvelle console intéressante que Nintendo s’apprêtait à sortir. Je suis allé au siège de Nintendo et je leur ai demandé une autorisation pour développer des jeux pour eux. Il nous a fallu environ deux mois pour terminer Joust. Cependant, en raison de diverses circonstances, Nintendo n’a pas pu sortir le jeu.
Joust, pour une histoire de droits, ne verra pas le jour sur la console de Nintendo. Qu’importe, les membres de HAL Laboratory n’ont pas le temps de s’apitoyer sur leur sort. Hiroshi Yamauchi, le Président de Nintendo, a une grande confiance en la petite entité d’Asakusabashi. Satoru Iwata et ses collègues réalisent alors Pinball qui, comme son nom l’indique, est un jeu de flipper.
Nintendo nous envoyait un aperçu général ainsi que des illustrations. Ensuite, on prenait des décisions plus précises sur la manière de traduire cela en jeu. Pour un titre comme Pinball, par exemple, nous avons décidé du mouvement de la balle, de la réaction du flipper, ce genre de petits détails. Le flipper était vraiment bien fait. En fait, il était si bien fait que le jeu Pokémon Pinball, sorti bien après, utilise la même méthode de conception !
Puis, c’est au tour de Golf de voir le jour. Satoru Iwata a été marqué par ce titre :
À cette époque, Golf était un programme extrêmement impressionnant. Il m’a fallu beaucoup de temps pour le finir. J’ai dû adapter les données des 18 trous avec une mémoire incroyablement limitée. Cela constituait un défi majeur : c’était une époque où la compression de données n’était pas souvent utilisée. J’ai donc dû réaliser ma propre méthode de compression de données. En fait, Nintendo avait prévu de sortir un jeu de golf lors du lancement de la Famicom et ils ont proposé l’idée à plusieurs studios qu’ils connaissaient mais ces derniers ont tous refusés en déclarant qu’ils ne pouvaient pas intégrer un parcours de 18 trous avec une mémoire aussi limitée. J’en ai entendu parler et assez témérairement, j’ai dit : « Je vais le faire ! » (Rires)
Alors qu’il vient de débuter sa carrière, Satoru Iwata présente des capacités supérieures à la moyenne et HAL Laboratory, portée à bout de bras par des passionnés, ne tarde pas à se forger une bonne réputation au sein de Nintendo.
Après cela, nous avons fait F-1 Race, Balloon Fight, Mach Rider, Golf Japan Course/US Course… Personnellement, je pense que HAL a eu un impact très important sur le marché de la Famicom lors de la période pré-Super Mario. À cette époque, le délai de développement était très rapide également, et ce fut donc une expérience formidable de pouvoir travailler sur différents projets en même temps. Autrefois, les programmeurs étaient très discrets. Le concept de « réalisateur » n’existait pas encore et les documents de planification/spécifications étaient assez rudimentaires et vagues. Le programmeur lui-même prenait alors beaucoup de décisions sur le contenu, en devinant comment allaient réagir les joueurs face à telle ou telle idée. Ensuite, on montrait ce qu’on avait fait à Nintendo, ils nous donnaient des conseils, on revenait en arrière et on corrigeait le tout. La plupart de nos développements ont suivi ce cheminement.
F-1 Race, qui sera adapté sur Game Boy, est un excellent jeu de course (Nda : à l’époque, dès qu’un jeu de voiture était développé au Japon, il s’agissait généralement d’un jeu de Formule 1) paru en 1984 sur la console 8-bits de Nintendo. Satoru Iwata témoignait de cette expérience :
F-1 Race était un défi énorme, mais différent de Pinball. C’était le premier jeu à utiliser le défilement parallaxe avec la méthode raster, une technique que beaucoup d’autres sociétés ont commencé à utiliser après. Nous avons dû tout programmer nous-mêmes, ce type d’affichage n’était pas une des spécificités de la Famicom.
Petit à petit, Satoru Iwata devient un véritable expert, si bien que Nintendo fait régulièrement appel à ses services pour venir filer un coup de main aux équipes internes. Ainsi, à la fin de l’année 1984, alors que Balloon Fight est en préparation pour les salles d’arcade, Satoru Iwata est chargé de la programmation de l’adaptation sur Famicom.
Yoshio Sakamoto, le futur créateur de Metroid, se remémore :
Je me rappelle particulièrement de deux choses. La première est quelque chose qui a été dit par Satoru Iwata et l’autre est quelque chose que j’ai vu. Je vais commencer par ce que m’a dit Iwata-san. Lors de la création de Ballon Fight, Satoru Iwata venait à Kyoto pour effectuer toutes sortes de travaux dans une pièce séparée de Nintendo. Il ne restait pas là tout le temps, mais il passait de temps en temps. Il s’isolait dans sa pièce et se mettait à travailler, mais un jour un gentleman grisonnant débarque sans dire mot, s’installe sur une chaise et se met à jouer longtemps à Ballon Fight qui était toujours en développement. C’était Gunpei Yokoi et Satoru Iwata ne savait pas trop comment réagir. Ils ne se connaissaient pas encore. Puis, après une longue session de jeu, Gunpei Yokoi lui demande de corriger certaines choses et quitte la pièce. Satoru Iwata se demandait qui était cet homme, et plus tard, il nous a posé la question et on lui a donné l’identité de son visiteur. Je tiens cette histoire de Satoru Iwata lui-même.
Gunpei Yokoi est à l’époque un véritable maître au sein de Nintendo. Mentor de Shigeru Miyamoto, il donnera naissance aux Game & Watch et participera au projet menant à la conception de la Game Boy. Autant dire que la rencontre entre les deux hommes fut plutôt… atypique. Mais l’une des anecdotes les plus folles, quant aux capacités de Satoru Iwata, trouve sa source durant la conception de Balloon Fight.
Yoshio Sakamoto poursuit :
L’idée de Ballon Fight est issue de l’inspiration de Gunpei Yokoi. Il nous a dit quel genre de vision il avait pour le jeu et Satoru Iwata l’a créé en trois jours. Vers la fin du développement, Gunpei Yokoi s’est adressé à Iwata-san et à moi-même. À ce moment-là, ils se connaissaient, alors après une brève salutation, il a commencé à jouer à Ballon Fight. Et comme d’habitude, il y a joué longtemps. Une fois sa session de jeu terminée, il a indiqué à Satoru Iwata quelques choses qu’il souhaitait modifier, mais ces changements n’étaient pas faciles. Je dis ça parce qu’à l’époque, les programmeurs écrivaient généralement tout leur code sur papier et lorsqu’il y avait des corrections à réaliser, ils modifiaient leur code dans une pile de papier épaisse comme un annuaire. Quelques petits changements prenaient généralement au moins une heure, alors Gunpei Yokoi a sûrement pensé qu’il aurait le temps de retourner à son bureau pour prendre une tasse de café jusqu’à ce que les changements soient appliqués. Mais lorsqu’il s’est levé pour s’en aller, Satoru Iwata a simplement dit « Attendez une seconde », il se met à taper sur son clavier et s’exclame » : « C’est fini ! » J'étais vraiment impressionné qu'il puisse appliquer ces changement si rapidement, et aujourd'hui encore je me souviens de la manière dont Yokoi-san s'est exclamé : "Déjà ?!" En fait, Iwata-san avait mémorisé le programme !
Gunpei Yokoi est alors subjugué et comprend qu’il se trouve face à un phénomène. Satoru Iwata va ainsi travailler en multipliant les exploits avec Nintendo. Mais au début des années 1990, HAL Laboratory – qui a redéménagé à Kanda pour se baser définitivement à Yamanashi – se retrouve dans la panade.
Au bord de la faillite
En 1992, en pleine période Super Nintendo, HAL Laboratory souffre et peine à relever la tête. Pris dans la tempête, elle se doit de réagir, comme résumait Satoru Iwata :
À l’époque de la Super Nintendo, nous avons publié plusieurs titres sous notre propre nom, HAL Laboratory, mais nous étions soumis à des contraintes de temps considérables au cours de cette période. Comme vous le savez probablement, la société a failli faire faillite en 1992. C’est à cause de cette crise que j’ai fini par devenir Président. Nous avons été pris dans un cercle vicieux.
Totalement submergée, l’équipe de HAL Laboratory est emportée dans un flot de mauvais jeux, la faute à des productions qu’elle n’a pas le temps de peaufiner. Par ricochet, les ventes ne suivent pas et l’entreprise voit peu à peu sa trésorerie fondre comme neige au soleil. Nintendo, sous l’impulsion de son Président Hiroshi Yamauchi, va alors prendre la situation en main en expliquant qu’elle injectera l’argent nécessaire à la survie de l’entreprise… à condition que Satoru Iwata en devienne le Président. Incontestablement, un lien fort est né à cette époque entre les deux hommes. Même si on imagine que la situation a dû être un peu tendue, Satoru Iwata a pris les rênes de HAL Laboratory au mois de mars 1993.
Il expliquait alors :
J’ai un souvenir qui est resté gravé. Juste après que nous ayons été sauvés de la faillite, le Président de Nintendo, Hiroshi Yamauchi, a prononcé un discours lors d’une exposition. Dans ce discours, il a prononcé le nom « HAL Laboratory » 13 fois, (Rires), disant à quel point il avait hâte de voir les résultats. À l’époque, j’étais gêné à l’idée de parler de notre faillite dans un lieu public comme celui-ci, mais maintenant que j’y repense, je crois qu’il nous encourageait vraiment.
Nintendo croyait vraiment en HAL Laboratory et leur position est alors compréhensible : il ne voulait pas que ce sous-traitant disparaisse. Surtout qu’entre-temps, Satoru Iwata a contribué à relever la tête de l’entreprise via un personnage rondouillard tout mignon : Kirby !
Nous étions au bord de la faillite lorsque je me suis adressé au staff de HAL et j’ai dit : « D’accord, à partir de maintenant, chaque jeu que nous allons créer se vendra à un million d’exemplaires. » Je pense que tout le monde s’est dit : « Il a perdu la tête. » (Rires) Mais après cela, nous avons publié Kirby's Adventure sur NES, puis Kirby's Dream Course et Mother 2 (EarthBound) sur Super Nintendo. Grâce à ces succès, tout le monde a changé d’attitude et ils ont commencé à dire pendant le développement : « Si nous ne changeons pas cela, nous ne vendrons pas notre jeu à un million d’exemplaires. » Auparavant, leur réponse aurait plutôt été : « C’est impossible, que pouvons-nous faire ? ». En ce sens, le développement de Kirby’s Adventure est l’un des plus déraisonnables que nous ayons faits.
En se reconcentrant sur les jeux, pendant que Nintendo gérait le marketing et tous les aspects commerciaux, HAL Laboratory a retrouvé ce qui faisait son succès à ses débuts. En six ans, Satoru Iwata, avec l’aide de Nintendo, parviendra à réduire la dette de l’entreprise de 1,5 milliards de yens et à stabiliser ses finances.
Le nouveau souffle
En 1992, Kirby's Dream Land – à l’heure où Satoru Iwata n’est pas encore Président de HAL – est une vraie bouffée d’oxygène. Avec le personnage créé par Masahiro Sakurai, le futur créateur de la licence Super Smash Bros., le studio livre un jeu Game Boy d’une grande qualité. Né sous le nom de Twinkle Popo, le héros prendra finalement le nom de l’avocat de Nintendo of America. Parmi les autres noms envoyés par Nintendo of America à l’époque, il y avait aussi Gasper. Toujours est-il que Kirby’s Dream Land donnera ensuite naissance à Kirby’s Adventure sur NES et à Kirby Dream Course sur Super Nintendo. À cette période, pour améliorer toutes les facettes du monde de la gestion, Satoru Iwata passe des heures à potasser et à lire des ouvrages spécialisés sur le management. Au fil du temps, son influence de programmeur s’estompe car il doit gérer HAL Laboratory et prendre les décisions. Pourtant, même s’il fait moins de programmation, il n’hésite pas à coder le soir chez lui pour améliorer et mener à bien des projets. Au cours de la décennie 90, il va ainsi multiplier les performances. Sur Mother 2, connu chez nous sous le nom de Earthbound, il relatait l’anecdote suivante :
À l’origine, nous n’étions pas dans le développement de Mother 2. Mais juste après avoir terminé Kirby’s Adventure (l’épisode NES), quelqu’un nous a parlé de Mother 2 et a déclaré : « Ils y travaillent depuis quatre ans et ils n’ont toujours pas terminé ! Pouvez-vous les aider ? » Au début, nous avions seulement prévu d’apporter des conseils ici et là, mais nous avons finalement revu toute la programmation.
Après la période Super Nintendo puis Nintendo 64, c’est autour de la Gamecube d’entrer en scène. HAL Laboratory est alors à la réalisation d’un titre qui deviendra culte : Super Smash Bros. Melee. Entre temps, Satoru Iwata s’est encore rapproché de Hiroshi Yamauchi. Le Président de Nintendo a fait du natif de Sapporo l’un de ses bras-droits. Désormais au siège d’administration de Nintendo, l’homme devait a priori encore moins mettre les mains dans le cambouis. Et pourtant, il va pratiquement corriger à lui seul tous les bugs de Melee.
Mon dernier travail en tant que programmeur est intervenu alors que j’étais le General Manager of Corporate Planning de Nintendo. Quelque chose s’est passé et la version Gamecube de Super Smash. Bros était mal embarquée pour sortir dans les temps, alors j’ai en quelque sorte révisé le code du jeu. (Rires) Je vous l’accorde, ce n’est pas le travail correspondant à un manager. (Rires) À l’époque, je suis retourné au siège de HAL Laboratory à Yamanashi et j’étais responsable par intérim du debugging (ou débogage). Donc, j’ai revu le code, corrigé quelques bugs, relu le code et corrigé encore plus de bugs. J’ai ensuite lu le rapport de bugs de Nintendo, compris où était le problème et j’ai demandé aux gens de les corriger… En tout, j’ai passé trois semaines comme ça. Et grâce à cela, le jeu est sorti dans les délais prévus. C’était la dernière fois que je travaillais comme ingénieur « sur le terrain ». J’étais là, assis à côté des programmeurs. On était retranché derrière nos ordinateurs à relire le code, à trouver les bugs et à corriger le tout ensemble.
Cela paraît complètement fou mais Satoru Iwata avait la capacité de trouver des bugs simplement en lisant un code informatique. Il n’avait pas besoin de lancer le jeu pour trouver les failles. Durant sa période à l’université, un de ses amis a créé un jeu. Il a mis tout l’été à l’imaginer et le programmer, soit plusieurs semaines bien remplies. Après l’été, voyant qu’il restait des bugs, il a demandé à Satoru Iwata de l’aider à les corriger. L’intéressé mettra alors… une soirée pour nettoyer le code du jeu et supprimer les bugs. Au cours des années 90, il va ainsi transposer – sans documentation technique et en une semaine – les combats de Pokémon Version Rouge/Bleue à Pokémon Stadium sur Nintendo 64, compresser les données de Pokémon Version Or/Argent pour que tout passe dans la cartouche (ce qui permettra aux développeurs d’ajouter quasi intégralement la région de Kanto) et même participer activement à la localisation occidentale des premiers jeux Pokémon. Il a également œuvré pour la traduction anglaise de Dragon Warrior (Dragon Quest II) aux États-Unis. En bref, la contribution de Satoru Iwata dans l’histoire de Nintendo est gigantesque et il est certain que nous ne savons pas encore tout.
À la tête de Nintendo
Au début des années 2000, l’ère de Hiroshi Yamauchi touche à sa fin. Le Président emblématique de Nintendo s’apprête à laisser son siège et beaucoup pense alors qu’il va respecter la tradition familiale ancestrale en nommant quelqu’un de son clan. En interne, ce sont également les rumeurs qui circulent. Seulement voilà, Hiroshi Yamauchi va prendre tout le monde à contre-pied, y compris l’intéressé. Un jour comme les autres, alors que Satoru vaque à ses occupations, il est appelé dans le bureau du grand patron de Nintendo.
Ne comprenant pas ce qu’il se passe, il se demande même si son heure au sein de l’entreprise n’est pas venue. Alors qu’il s’attend à être viré, il est abasourdi lorsque Hiroshi Yamauchi lui explique qu’il a toutes les qualités nécessaires pour le remplacer :
Bien sûr, c’était un grand honneur mais c’était aussi un sacré défi. Je savais que cela représenterait beaucoup de temps et que j’allais assumer beaucoup plus de responsabilités.
Comme beaucoup, on aurait aimé être une petite souris pour connaître les grandes lignes de cette entrevue. Pour la première fois depuis la création de Nintendo, ce n'est un descendant de la famille Yamauchi qui se retrouve à la barre du navire. On peut imaginer que la double casquette développeur hors-pair et gestionnaire raisonné a convaincu le Président qui appréciait énormément l'homme. Le 24 mai 2002, après 53 ans de règne, Hiroshi Yamauchi passe le flambeau à Satoru Iwata. Ce dernier va alors prendre le temps, dans le cadre d’une sorte d’audit, de rencontrer les 40 chefs de département et les 150 employés de l’entreprise afin de définir une ligne de conduite. Après un passage délicat avec la Gamecube (même s’il a contribué au lien très fort avec Capcom à cette époque), Nintendo, par l’impulsion de son nouveau Président, va alors renverser l’industrie du jeu vidéo avec deux succès colossaux : la Nintendo DS dans un premier temps et ensuite la Wii. Si le terme DS équivaut à Dual Screen (double-écran), il est en réalité plus profond que cela et image toute la philosophie d’Iwata et de ses équipes. DS signifie également Developer’s System et Nintendo s’est assuré à l’époque de fournir tous les outils et aides nécessaires aux studios de développement. Satoru Iwata est avant tout un développeur et il connaissait toute la difficulté que représentait la création d’un jeu lorsque la documentation technique était vague ou absente. Il a tenu à résoudre ce problème immédiatement et c’est pourquoi il a suivi de très près, à l’image de Shigeru Miyamoto, la création de la portable mais aussi de son kit de développement. Nintendo a totalement anticipé l’explosion du gaming sur écran tactile, comme ça sera le cas quelques années plus tard avec les smartphones. Satoru Iwata en fera de même avec la Wii et sa manette Wiimote à base de reconnaissance de mouvements.
D’année en année, Satoru Iwata, en tant qu’ancien développeur, a amélioré la communication entre les différents services et équipes. Là où Hiroshi Yamauchi s’en tenait à un discours annuel et ne rencontrait que peu les employés, le natif de Sapporo a bouleversé la manière de fonctionner de Nintendo. En contact régulier avec ses équipes, il s’est aussi entouré de créateurs de renom en promouvant des personnes comme Shigeru Miyamoto et Genyo Takeda. En réorganisant les équipes en 2004, Satoru Iwata a redonné le boost nécessaire à une entreprise centenaire qui avait besoin de se renouveler. C’est lui qui a poussé les développeurs à s’intéresser au joueur « lambda », il a également permis aux créateurs sans projets de soumettre leurs idées. Il a redéfini le profil du joueur « moderne », pas forcément hardcore gamer comme à ses débuts, ce qui conduira à une succession de jeux destinés à un public très large comme l’Programme d'Entraînement Cérébral du Dr Kawashima : Quel Age a votre Cerveau ?, Wii Fit, etc. Satoru Iwata, en s’appuyant sur les forces de Nintendo, s’est appuyé sur plusieurs piliers : l’émotion (le rire, la peur, la joie, la colère…), les licences historiques, la vision (améliorer l’expérience de jeu, pas forcément les graphismes) et enfin la prise de risques. Il a pris la présidence de Nintendo à une époque où les budgets de développement explosaient et il a fallu qu’il s’adapte.
C’est dans l’optique de faire « jouer toute la famille » qu’il a multiplié les projets allant dans ce sens. La Nintendo DS et la Wii sont la résultante de toute cette réflexion. Bien évidemment, on ne peut omettre qu’il a échoué avec la Wii U. Satoru Iwata n’a jamais été intéressé par la course à la puissance et cette philosophie continue d’être perpétuée aujourd’hui. En imaginant que la Wii U allait pouvoir s’appuyer sur le succès de la Wii, Satoru Iwata a indéniablement fait une erreur de jugement et le concept de la machine a été totalement incompris par les joueurs. Les ventes n'ont pas suivi et Nintendo a oeuvré en coulisses pour réagir. En mars 2015, Satoru Iwata va alors déclarer que Nintendo travaille sur une toute nouvelle machine appelée NX. L’homme ne verra pas l’aboutissement du projet qui prendra les traits de l’actuelle Switch.
Pluie d’hommages
Peu de temps avant l’E3 2014, Satoru Iwata annonce qu’il ne se rendra pas à Los Angeles pour l’évènement vidéoludique annuel. Il est alors question d’une recommandation de son médecin qui préconise à son patient d’éviter les voyages trop éprouvants. Chez les joueurs et les journalistes, on estime alors qu’il s’agit d’une fatigue généralisée. Pourtant, quelques semaines plus tard, à la fin du mois de juin 2014, le monde du jeu vidéo découvre que le Président de Nintendo a subi une opération lourde en vue de lui retirer une tumeur cancéreuse de la vésicule biliaire. Satoru Iwata est alors dans un esprit combattif et reprend doucement le travail. Le temps passe et Satoru Iwata fait son retour dans un Nintendo Direct diffusé en novembre 2014. Au-delà des annonces majeures présentées lors de cette vidéo, tous remarquent la perte de poids considérable du Président de Nintendo. Mais il semble aller mieux. Pourtant, à quelques encablures de l’E3 2015, Satoru Iwata annonce une nouvelle fois son absence, faisant craindre le pire.
Le 11 juillet 2015, le monde apprend avec stupeur le décès de Satoru Iwata. Emporté par la maladie, il avait 55 ans.
Parti beaucoup trop tôt, il jonglait habilement entre sérieux et dérision tout en parvenant à redorer l’image d’une entreprise vieillissante. Dès lors, une pluie d’hommages va se succéder, que ce soit de la part de ses collègues, de l’industrie du jeu vidéo tout entière ou des joueurs. Tous les résumer prendrait trop de temps mais on peut parler de Hirokazu Tanaka, ancien compositeur chez Nintendo, qui a mis en ligne une musique en hommage de son ancien collègue. Satoru Iwata apparaît également sous les traits d’un marchand ambulant dans The Legend of Zelda : Breath of the Wild et le titre Golf, développé par ses soins en 1984, est intégré au code source des premières Switch commercialisées (il a été retiré ensuite). En juillet 2015, les hommages se sont succédés dont certains très poignants. Les internautes ont été particulièrement émus par cette annonce et se sont exprimés à leur façon, que ce soit par des dessins, des vidéos ou des photos. La Game Developers Conference ira même de son hommage vidéo en 2016.
L’homme a changé une partie du visage de l’industrie du jeu vidéo
Hidemaro Fujibayashi, réalisateur de Breath of the Wild, confie :
Après son décès, il y a eu des moments où nous avions hâte de lui présenter la dernière idée que nous avions eue. Et puis, nous nous rappelions qu’il n’était plus là. Mr. Miyamoto m’a raconté que c’était la même chose pour lui. Une idée lui venait le week-end et il était tout excité à l’idée d’en parler à Mr. Iwata le lundi, puis cela lui revenait. Notre chagrin est profond. Cela confine au spirituel, mais nous avions le sentiment qu’il nous regardait. C’est devenu une source de motivation, une raison de faire mieux.
Il s’appelait Satoru Iwata.
Sources :
- Interview Satoru Iwata - 1999 - Used Games Magazine, traduit du japonais par Shmuplations.com
- Interview Kirby's Adventure - 1993 - Issue du guide officiel, traduit du japonais par Shmuplations.com
- Interview Satoru Iwata - 1985 - Tirée du magazine BEEP!, traduit du japonais par Shmuplations.com
- Interview Satoru Iwata - 1994 - Issue du livre "Introduction au Game Design", traduit du japonais par Shmuplations.com
- Hommage à Satoru Iwata - Site officiel de l'Institut technologique de Tokyo
- Historique HAL Laboratory - Site officiel
- Multiples interviews Iwata Demande
- Keynote Satoru Iwata - GDC 2005
- Hommage Satoru Iwata - Florent Gorges, discussion avec Gameblog.fr
- Citations inédites Satoru Iwata - Time Magazine
- Article Satoru Iwata - Le Monde
- Satoru Iwata et ses exploits de programmeur - Nintendomaine.com