Les terrasses des recoins les plus clinquants de la ville se parèrent de la foule bien trop émoustillée par la chaleur écrasante approchant la trentaine de degrés. Mon regard un peu perdu gigotait entre les formes, puis vint se poser sur des visages ornés de beaux chapeaux crème dernier modèle. De toute part, les regards envieux l’admiraient, puis, par un effet d’angle, ils me regardaient d’un air surpris. Je baissai les yeux.
- Tu fous quoi là ? s’écria mon grand ami assis en face de moi. J’écoute ton laïus depuis tout à l’heure et toi t’es sur le point de piquer du nez !?
- Hein euh… si si je t’écoute, t’as des problèmes avec Julie, c’est ça ?
Ses sourcils plissèrent et sa tête se décomposa. Je crois qu’il n’a pas trop apprécié ma réponse. Après un court instant à s’efforcer de faire la statue, il laissa filer un hurlement de fureur malgré sa langue brulée par le demi-verre de whisky qu’il venait d’éteindre en quelques gorgées, puis, il acheva son cirque par quelques mots bien placés :
- T’es plus un enfant Paul, réveille-toi bon Dieu ! me lâcha-t-il tout en bousculant des obstacles, chaises après chaises, verres après verres, dans son chemin jusqu’aux toilettes.
Dommage, c’était un brave pote Thomas, je suis seul pour de bon maintenant. J’attendis qu’il soit pleinement entré dans les toilettes et que le verrou soit fermé par deux fois pour m’échapper des regards qui se faisaient toujours plus pénétrants et pour regagner l’action impétueuse de la ville, sans payer.
Il est vrai que, depuis ma chaise, je ne les voyais que très peu ces rues, et ça, seuls quelques pas me firent le remarquer. Mon premier élan hors du restaurant fut accueilli par une nuée d’individus qui circulaient de bord en bord de la route, arpentant les rues sur leurs hauts talons et leurs hautes fiertés, démêlant la mauvaise boutique de la bonne et scrutant avec passion les vitrines comme si elles contenaient de plus amples secrets. Mais rien de tout ça ne semblait dégager du vrai, évidemment. Et puis, c’est pas l’intérieur des magasins qui vous dira le contraire non plus, c’est juste des piles de produits bons à remplir les gros sacs des esprits contrariés, c’est tout. Et une fois sortis, ils commencent à se faire tout petits avec leurs gros sacs, bien qu’ils en portent une dizaine à chaque main et que les sifflets envieux de la ville leur soient purement adressés. N’empêche qu’ils sont marrants les gens de la ville, ils sautent dans les magasins comme on saute dans des sacs à patates, ils crient à la rue comme on crie au concert, et ils achètent des bijoux comme on achète à manger. Mais je ne peux pas leur en vouloir à eux, ils sont tombés dans la ville comme on tombe dans la drogue.
Les bruits m’assénèrent de partout, mais un bruit plus sifflant encore vint claqueter le creux de mes oreilles, et mon attention s’abandonna à une foule tout en rond, non loin des beaux magasins. Bien plus grand que n’importe qui dans la foule, je pouvais observer au centre deux individus, peau mate, vêtements troués, et regards éreintés. C’est entre deux encouragements et trois feux verts qu’ils s’adonnaient à leur tâche de toujours, un tourbillon de bras et de jambes où les jambes supportaient le poids de leur tête, et les bras, le poids de leurs chevilles. Dans cette démonstration d’agilité, la foule braillait toute la misère de sa journée, rassasiée, mais en en réclamant encore. Très vite, le bruit se mit à attirer le bruit, et voilà que la moitié de la ville assistait désormais à ce spectacle devenu légendaire en quelques tic-tac d’aiguilles. Il est sûr que je ne voyais plus rien au spectacle maintenant, mais les cris m’annoncèrent un point d’orgue que je ne pouvais rater malgré les bousculades qui se faisaient de plus en plus ressentir. L’un des deux virtuoses était debout, jonglant avec des quilles brulantes sur le parechoc d’une voiture, tandis que l’autre, plus dément, se tenait en haut d’un poteau électrique, et s’apprêtait à sauter dans les bras occupés de son acolyte. Porté par le bruit de la foule, et décidé à rendre ce spectacle encore plus excentrique, il rendit à l’air ce qui semblait être son dernier souffle tout en pensant au bon repas qu’il pourrait s’acheter si un miracle venait à se produire. Sans plus attendre, il s’élança de plain-pied vers son camarade, décidément le martyr de son propre talent. Au même moment, des billets ornèrent cet espace de grande folie, des vrais, des faux, des bleus, des rouges, des longs, des courts, dans une pauvre boîte en carton ; froissés, sur le sol ; écrasés, dans le ciel ; jetés. Le martyr eut même le temps d’en attraper une poignée en vol, sûrement dans un élan d’espoir et de jouissance, avant de s’écraser sur le sol, les os brisés, mais tenant toujours sa récompense en main. Un sourd silence parcourut la foule, tremblante. La chaleur écrasante rendait cette scène plus chaotique encore, et les regards, bloqués sur le cadavre peinturluré de son propre sang, ne manquaient pas de le toiser, déçus que le spectacle n’ait pas pris la tournure qu’ils espéraient. Le bourdon tapa alors la nuque des spectateurs, qui, minutes après minutes se faisaient moins nombreux sur les lieux de l’accident. Au bout d’un certain temps, c’est même la quasi-totalité des spectateurs qui avait abandonné l’endroit en se jurant de ne plus jamais y remettre les pieds. La chaleur, sans doute. Même l’acolyte du défunt, dans un élan de grande générosité, s’empressait de réunir tous les beaux billets qui contenaient la promesse d’un ailleurs plus prometteur, pour ensuite s’en aller à son tour et construire un meilleur lendemain. Seul un enfant pas beaucoup plus haut que mon fémur restait à contempler le malheureux. Il portait les mêmes vêtements que lui, avec les mêmes trous et aux mêmes endroits. Il me regarda l’air désorienté avec ses yeux bleus humides comme la mer, pleurant à chaudes larmes la douleur de son trauma, eux qui ne devaient avoir vu que cinq printemps. Je tentai de l’approcher, mais il essuya ses larmes sur sa manche trouée, signe qu’il avait retrouvé ses esprits, et détala à la seconde comme une proie en fuite domptée par ses instincts pour y rejoindre sa ruelle sombre et puante, la plus délaissée de la ville.
Traumatisé jusqu’à la moelle, je décidai de m’échapper des hautes tours boucheuses d’horizon remontant tout le long du paysage, et plus haut encore. Il faut dire que je les déteste plus que tout celles-là. Ces grandes perturbatrices du ciel. Ces douloureuses espérances des gens de la ville. Les arbres ? Qu’on les coupe avant qu’ils nous coupent à leur tour la vue de ces belles tours ! La nature, de toute façon, c’est uniquement ce qu’on voit en bref dans le train, toujours avec cette vitre qui nous sépare.
J’activai le pas, et, à quatre pâtés de maisons, trois îlots urbains, et sept artères bouchées par la fumée des capots, je me retrouvai au pied de ma tour pour y franchir la porte d’entrée quand une eau de bain franchement lancée du haut de cette dernière m’arrosa de la tête aux sandales. C’était encore le vieux, toujours lui. Un vieux vagabond qui vivait sur mon toit, le seul de la ville, et je devais me le coltiner. J’attrapai la longue gouttière qui faisait tout le bâtiment et exécutai mécaniquement les mouvements pour le rejoindre, à force de situations similaires. Arrivé sain et sauf et les deux pieds sur le toit, le vieux n’échappa pas à mon premier regard, assis, son dos collé contre ma cheminée qui menaçait de s’effondrer. Il sculptait une énième petite statuette de bois, jour et nuit, passant les outils entre ses doigts usés et salis qui avaient touché plus d’une création, désormais toutes couchées sur le bord du toit, sans doute trop imparfaites à ses yeux.
"Toi viens tord aujoudoui !" dit-il comme s’il pensait qu’après quelques semaines passées ici sur mon toit, j’allais enfin réussir à déchiffrer ses fantaisies. Mais il était comme ça lui. C’était un illettré qui fabriquait des fantaisies et en disait des plus belles. Sculpteur à ses heures perdues, mendiant à ses heures gagnées. Tu parles d’une vie.
Rapidement lassé par l’activité du toit, je penchai ma tête sur son bord pour y voir la rue et ses alentours. Quelle ne fut pas ma surprise de constater qu’il n’y avait pas que de l’eau de bain en bas, mais aussi un tout petit pantin en bois fraichement lancé au beau milieu de la route. Proche de lui, une main d’enfant pas plus grosse que le jouet venait là pour l’attraper. Je devinais par ses vêtements l’enfant de la ruelle sombre et puante, revenu comme un saint car il avait fait des rues sa maison. Tout autour de lui se dessinèrent des hommes en uniformes, et d’autres sans uniformes. C’était l’heure. Les émeutiers cassèrent, et les brigadiers tapèrent. Puis à leur tour, les émeutiers tapèrent, et les brigadiers reculèrent. C’était la danse sans fin de la ville. Le feu engendré de cet affront commençait à occuper les routes et les bâtiments, des belles boutiques pillées jusqu’aux tours tout en long, sans oublier les parechocs et les poteaux électriques qui avaient fait la stupeur de mon après-midi. Au milieu de la scène chaotique, l’enfant s’accrochait à son jouet pour en oublier le bruit des cris et des balles sifflant au creux de ses oreilles. Ses pieds nus tenaient sur les bouts de vers atterris sur la route. Il restait là, si impuissant que je pouvais l’imaginer miauler de tout son corps sans que personne dans cette marée infernale ne puisse l’entendre ni le voir.
"C’est bruit !" fit le vieux qui s’exécutait toujours à la même tâche. Sans comprendre entièrement le sens de ses paroles, j’en comprenais au moins le fond : il était tard, et il fallait rentrer.
J’ai survolé mais l’auteur j’ai pas mal apprécié je reviendrai plus tards pour finir !