Vieux texte en réponse à un vieux défi, sur le thème de l'hospitalité ;
Un brave type, ce Samir. Peut-être un peu trop. Il est venu comme ça, un soir d'hiver, quelques semaines avant Noël. Il frappait aux portes du lotissement, voulait qu'on l'héberge deux trois jours, le temps que les problèmes avec sa copine se calment. Ils habitaient ensemble mais quand elle n'en pouvait plus de lui et de ses sorties, il n'habitait nulle part.
Je le connaissais assez peu. Ce genre de type qu'on croise tous les jours, vaguement, sans connaître son prénom. Il était dans l'équipe de nuit à l'usine où je travaillais. La seule chose que je savais de lui, c'est que c'était un brave type. Quand on le croisait à chaque changement de poste et qu'une machine déconnait, le Portugais lui glissait un "c'est du travail d'Arabe, ça", et le Samir lui répondait de retourner poser des moellons. Parce qu'à l'époque, comprenez bien, il n'y avait pas twitter, et les gens avaient encore le droit de se parler.
J'ai appris son prénom ce soir-là justement, sous la neige, alors qu'il se gelait les grelots dont sa copine ne voulait plus s'occuper. "Juste pour quelques jours", qu'il m'a dit un peu honteux, mais surtout pressé de se trouver un radiateur. Il était plutôt bien tombé ; j'étais chrétien et refuser un type dans le besoin, c'était pas bon pour mon CV.
Il a passé quelques jours chez nous. Plus longtemps que prévu. Au début, ma femme et ma fille l'évitaient un peu. Compliqué de devoir partager un espace réduit avec un type qu'on ne connaît ni d'Eve ni d'Adam. Moi, ça m'allait. Surtout parce qu'il fumait, je crois. Ça me faisait quelqu'un avec qui causer le soir sur la petite terrasse, quelqu'un qui n'avait pas besoin de grimacer comme un torturé chaque fois que je sortais mon briquet. Il coûtait cher en clopes, le salaud, mais ça valait le coup.
J'étais chrétien sur le papier, mais en vrai j'étais surtout ouvrier. Ma femme, par contre, était pratiquante. Samir aussi, quand il ne disparaissait pas en boîte. Bon, elle juive, lui musulman. Pratiquants quand même. Ça a fini par leur faire un sujet de discussion. Sur les derniers jours, on s'entendait tous plutôt bien.
C'est là que l'autre est arrivé.
Exactement comme Samir. Je me suis même demandé s'ils ne s'étaient pas passés le mot ; barbu comme un sapin, il s'est pointé à la porte en baragouinant quelques mots d'arabe. Coup de chance pour lui, j'avais un traducteur à la maison. Ce gars-là, il sentait un peu plus les problèmes que Samir, on a su tout de suite qu'il avait vu des choses difficiles et que la distance entre nous ne se réduirait que jusqu'à un certain point. Charité oblige, il a rejoint la petite famille.
On n'a jamais trop su d'où il débarquait, ni pourquoi il était là. Il discutait parfois avec Samir, qui nous rapportait une partie de la discussion. Je dis "une partie" parce que je ne comprends pas l'arabe mais que ça m'étonnerait quand même qu'ils aient besoin de trente mots pour une phrase de cinq.
Les jours passaient, la copine de Samir ne le rappelait pas et l'étranger restait très réservé. Un jour qu'on fumait sur la terrasse, Samir m'a dit que je devrais le foutre dehors. Que le gars ne respectait pas grand chose, qu'il était un peu bizarre, un peu instable. "T'es au courant que tu fumes ma clope tranquillement sur ma chaise dans ma terrasse justement parce que je fous pas à la rue les types un peu bizarres ?" que je lui ai répondu. "On n'aide pas les gens, dans ta religion ?"
Il a réfléchi. Il a craché la fumée de ses poumons, l'a regardée se diluer dans la nuit, comme pour y lire une réponse. "Pas si ça fait du mal aux nôtres."
Je l'ai trouvé bien bête, et bien ingrat. Les jours suivants, il a continué à me mettre en garde. Il m'expliquait que pendant la prière, l'étranger récitait des sourates pas très nettes. Alors, fin islamologue que j'étais, je lui ai expliqué que sa religion était une religion de paix, qu'il n'y avait pas de sourate pas nette et qu'il ferait mieux de s'occuper de ses oignons.
Du coup, il a laissé tomber. Jusqu'au jour où c'est arrivé. À table, sans prévenir. L'étranger commençait à marmonner bizarrement. On a tous compris que c'était pas joyeux sans que Samir n'ait eu à traduire. Le type a pris son couteau et au lieu de tailler son poulet comme tout le monde, il a essayé de tailler ma femme. Il s'agitait comme un possédé, hurlait avec tout l'air de ses poumons ses paroles d'ailleurs qui prenaient des airs d'incantations.
Heureusement, Samir a réagi le premier, l'a saisi par les bras avant qu'il ne puisse faire du mal à qui que ce soit. Alors j'ai pris la casserole de pâtes - c'est moins chevaleresque que dans les films, mais dans l'urgence, pas le temps de prendre la pose - et je la lui ai claquée sur le beignet. Il est tombé raide, assommé.
Samir a eu un peu moins de chance. Dans la confusion du moment, il avait pris un méchant coup à la gorge et sa plaie s'est mise à pisser le sang. Les secours sont arrivés à la vitesse d'une camionnette trop lourde sur dix centimètres de neige et ont embarqué les deux. Samir n'a pas passé la nuit. L'étranger, lui, il a passé Noël à l'ombre. Je crois qu'il est libre, aujourd'hui.
Tout ça, c'était il y a bien longtemps, mais j'y repense souvent, ça me revient comme une écharde restée plantée dans le bout du doigt ; et plus je gratte, plus je m'arrache la peau, plus cette saloperie s'enfonce à l'intérieur. Je me pose sur la terrasse, clope au bec, toujours, à jamais, et je me demande, face au ciel qui s'en fout : est-ce que j'ai accueilli comme il se devait ? Est-ce que j'ai fait le Bien ?
L'ex-petite amie de Samir n'est pas de cet avis, vous pensez bien. Ma femme essaye de me rassurer, mais je sens que le coeur n'y est pas non plus. La question reste en suspens, peut-être parce que j'ai peur de la réponse, peut-être parce que demain y'a boulot et que si réfléchir rapportait une thune l'industrie cesserait de tourner, tout le monde irait écrire des thèses et je ne pourrais plus m'acheter mes clopes de merde qui s'effritent par terre avant même que je les allume.
Je vais me coucher et souvent, juste un peu avant le sommeil, une pensée nouvelle, effrayante, m'apparaît. Chrétien, je me suis toujours dit qu'accueillir tout le monde, c'était une bonne chose. Evidemment. Quand on espère aller au paradis, on évite de fermer les portes, question de karma. Mais les années passent, voyez-vous, les cheveux blancs approchent, la retraite aussi. La mort, le jugement dernier.
Je revois Samir en train de se vider de son sang dans un gargouillis immonde sur le poulet tiède et je me dis "putain, j'espère qu'ils vont oublier de mettre ça sur la balance". J'ai déjà passé une vie au charbon à alimenter des fours, ça me ferait chier de cramer dedans pour l'éternité. Mais surtout, petit à petit, je réalise une chose : c'est le Paradis qui sélectionne, pas l'Enfer.
L'Enfer, lui, ne me fermera jamais ses portes.
Il accueille tout le monde, sans distinction.
C'est peut-être pour ça qu'il est pavé de bonnes intentions, au fond.
J'ai bien aimé. L'accent est pas assez mis sur le meurtrier à mon goût. En si peu de mots je trouve ça très bien du reste.