PARTIE V.
2.
Il commençait tout juste à sortir du grand hall de recherche lorsqu'on le héla en criant. Flinn se retourna, intrigué.
— C'est Viltis, colonel...
Il n'attendit pas d'autres explications, et se précipita vers le cybernaute, le dépassa, se ruant dans la pièce où se trouvaient l'adolescent et Asweltorf.
— Major... Il se passe quoi ?
— Il tolère mal le retour.
— Pourquoi vous... Vous lui avez administrez quoi ?
— Un cocktail sédatif. Cela devrait le faire dormir quelques heures. Sauf qu'il réagit très mal.
— J'avais été très clair à ce sujet, major.
— Il souffrait, colonel. Je ne pouvais pas le laisser dans cet état.
— Si Viltis se retrouve dans un état tel qu'on ne puisse pas exploiter son don, vous allez être mal, très très mal, major...
— Vous savez à qui vous parlez, colonel ?
Asweltorf leva la tête de la sonde qu'il venait d'ajuster sur un respirateur autonome. Les autres opérateurs dans la salle retinrent leur souffle.
— Oui, je sais, major.
— Sans moi, vous ne seriez plus là, colonel. Alors je vous demanderai de me laisser travailler sans poser de question.
— Pourquoi me faire venir dans ce cas ?
— J'ai une question importante à vous poser. Et comme elle ne concerne que vous...
D'un geste de tête, Asweltorf indiqua aux autres cybernautes de sortir. Lorsqu'ils furent seuls, Asweltorf et Flinn se jaugèrent, silencieux.
— Alors quoi ?
— Peut-on essayer de le rebrancher, colonel ?
— Sur le Rezo ?
— Oui.
— Sans avoir de contrôle sur son réveil ?
— C’est risqué, admit Asweltorf. Mais c'est peut-être la seule façon de calmer les douleurs sans lui implanter plus de matériel. Et vous connaissez mon point de vue là-dessus...
— Vous préférez prendre le risque de le tuer maintenant ?
— Ce n'est encore qu'un enfant. Une mécanisation lui serait fatale à moyen terme.
— Ca, nous n'en savons rien...
— Mais c'est pourtant évident ! Colonel... Vous préférez le condamner après coup ?
— Je veux qu'il vive maintenant. Je ne veux pas d'un peut-être, j'ai besoin de certitude. Le Très Saint Magister Siegfried a besoin de certitudes. La Confédération toute entière a besoin de certitudes.
— Alors, que faisons-nous ?
Flinn secoua la tête.
— Maintenant que vous avez commencé... J'imagine que, de toute façon, il faut finir. Mais vous êtes prévenus, major. S'il arrive quoi que ce soit...
— Je prends mes responsabilités.
Asweltorf retrouva la trode du fauteuil, abîmée et tordue. Il secoua la tête.
— Il passera par moi.
— Vous êtes sûr ?
— Non. Mais il le faut bien.
Pour Asweltorf, replonger dans le Rezo était un plaisir secret, presque interdit. Il lui semblait effleurer autre chose que la réalité, un prolongement certain de sa propre pensée, amplifiée, étendue. Glisser dans les couloirs dessinés par les volumes énormes des serveurs, des processus cybernétiques, des routes de l'information, tandis que se dressait loin au-dessus la structure inaccessible du Dieu-Machine. Mais pas de Viltis. Se connecter à son esprit serait périlleux, peut-être impossible. Le risque qu'il détruise purement et simplement l'intellect d'Asweltorf était tout à fait plausible. Le cybernaute le savait, mais il préférait cette prise de risque à l'inaction la plus totale.
— Et maintenant, où es-tu ?
Il changea la trame du Rezo. La ville grise et terne, sans fenêtre ni véhicules, sans décors ni habitants, tout se changea en forêt. L'air lui-même se chargea d'humidité, de senteurs de sous-bois qui vinrent effleurer les narines d'Asweltorf. Il se rappelait soudain avoir été un homme de chair, de sang. Il s'étonnait de retrouve si facilement les sensations d'avant.
— Si longtemps, murmura-t-il.
Il foula l'herbe à ses pieds, la regarder s'effacer, craquer sous ses pieds nus. Cela lui arracha un sourire. Ce n'était rien, mais ce rien trompeur lui redonnait espoir. Viltis reviendrait, c'était certain. Il marcha en ligne droite, les arbres s’écartant sur son passage, tressant au-dessus de sa tête une voûte de feuilles et de branchages gracieux, qui filtraient une lumière crue, chaude, estivale. Au bout, bientôt.
— Tu vas revenir avec moi.
— Où ?
Il se retourna. L'adolescent, à ses côtés, cligna des yeux, surprit.
— On est où ?
— Dans mon Rezo.
— C'est... Non...
— Tu vas revenir avec moi Viltis. Tu ne peux pas rester à dormir.
— Mais je vais avoir mal !
— Je te promets que non. Si tu fais bien ce que je dis.
— Vous m'avez menti ! Vous m'aviez dit que les implants soulageraient la douleur !
Les arbres perdirent leurs feuilles, soudain jaunes, rouges, puis noires. Le soleil disparut, la nuit s'installa brutalement.
— Viltis, écoute moi...
— Pourquoi vous m'avez fait ça ?
— Parce que je ne pouvais pas te transformer en cyborg ! C'est impossible à ton âge !
— Vous n'aviez qu'à me laisser tranquille.
Le bois craqua. Les branchèrent chutèrent, de plus en plus grosses, de plus en plus rapides.
— Major, vous m'aviez promis !
— Et … Et je me suis trompé Viltis... Mais écoute moi. On ne pourra pas sortir si tu ne le fais pas.
— Vous avez peur de mourir ?
— Mon esprit resterait vivant via le Rezo. Perdre mon corps ne m'effraye pas. Mais toi, oui... Toi tu disparaîtrais.
— Personne ne meurt sur le Rezo. Le Dieu-Machine veille sur nous... veille sur moi.
— Viltis, s'il te plaît. Sois raisonnable.
— Vous avez revu le colonel, je suppose ?
— Ça n'a rien à voir. Je n'ai pas envie... qu'il t'arrive quelque chose.
— Ah, et depuis quand mon bien-être est votre préoccupation première ?
— Ne sois pas si naïf Viltis... Nous avons toujours fait au mieux. Mais tu sais pourquoi tu es là ? Pourquoi nous devons faire en quelques semaines ce que nous aurions du mettre des années, peut-être des décennies, à mettre en pratique. Nous allons tous en territoire inconnu. A marche forcée, oui, c'est vrai. Mais je ne suis pas à blâmer plus qu'un autre.
— Non... Vous êtes comme tout le monde, on ne peut pas vous en vouloir, ricana Viltis.
— Alors, que veux-tu ?
— Qu'on me laisse tranquille, une journée ou deux.
— C'est avec le colonel qui tu devrais régler ces détails. Moi, je ne suis venu que pour te ramener. Je pourrais te laisser là, espérer que tu te réveilles une fois que les anesthésiques auraient cessé d'agir. Mais la souffrance... La souffrance serait telle que...
Il marqua une pause.
— Elle serait tellement énorme que tu pourrais, par inadvertance, détruire le Palais.
— Rien que ça ?
— Tu sais combien ton influence sur la matière est grande. Tu as créé un trou noir, seul. Un trou noir ! Tu imagines ce que cela représente ? Avec cette capacité, nous pouvons gagner toutes les guerres ! Traverser l'espace en un clin d'œil !
— Ce ne sont que des théories...
— Pas ta maîtrise. Pas la réalité de ton pouvoir. Ça, c'est réel ! Tu serais prêt à mettre ta propre vie en jeu ?
— Vous savez que je pourrais survivre.
— Mais pas nous.
— Je n'ai pas besoin de vous, lâcha Viltis, glacial.
Il commença à faire demi-tour. Asweltorf le contempla un instant, jugeant qu'il ne pouvait pas finir ainsi. Tentant le tout pour le tout, il le suivit.
— Major, que faites-vous ?
— Un corps organiques qui n'a jamais fait l'expérience du Rezo ne peut pas gagner face à un cyborg dont l'encéphale a été modifié par des décennies de contact prolongés. Tu ne peux pas gagner.
— J'en attends la preuve.
Les arbres reprirent vie. La lumière revint, luttant contre la nuit.
— Ne résiste pas, Viltis ! Si je te fais mal ici... J'endommage peut-être ton cerveau.
— Et puis quoi ?
— Je pourrais te convertir involontairement.
— A ce point-là ?
Des branches souples enlacèrent les pieds et les poings de l'adolescent, le laissant suspendu au-dessus du sol.
— Major, c'est quoi ça ?
— La seule façon que j'ai trouvé de te faire rester avec moi. Maintenant que tu ne bouges plus...
— Ça, c'est vite dit.
Les branches se mirent à pourrir.
— Non, Viltis, non !
D'autres branches surgirent, enserrèrent son corps, ne laissant plus que le visage grimaçant de l'adolescent.
— Je fais ça pour toi et pour nous tous ! Tu ne peux pas tout gâcher !
— Vous m'avez … perdu... en me mentant... major.
— C'était nécessaire.
Avant que Viltis ne réagisse, Asweltorf plaça sa main sur son front.
— Tu viens avec moi. Et cette fois, tu n'auras pas mal.
— Allez crever !
Le Rezo fondit, dévoilant sa structure intime, à nouveau. Puis la réalité, froide et sèche se révéla.
— Relâchez moi, major !
— Juste avant, dis-moi donc...
— Quoi ?
— As-tu encore mal, Viltis ?
L'adolescent s’apprêtait à lui répondre que lui, en bon cybernaute, ne savait plus ce qu'était la douleur. Puis, il se rendit compte que non, l’impression d’étau n'était plus là. Que tout lui semblait avoir disparu, comme si rien n'avait jamais existé concernant la douleur.
— Je...
— Alors, la douleur ?
— Je n'ai... plus rien. Major, qu'est-ce que vous avez-fait ?
— Une procédure qui a « réinitialisé » les circuits de la douleur. C'était risqué, mais ça a marché.
— Et... Pour les autres fois ?
— Ça marchera tout aussi bien.
La trode d'Asweltorf se retira de la nuque de Viltis, qui ne ressentit qu'un léger picotement.
— Je...
— Ne t'excuse pas. Ta réaction était parfaitement compréhensible. En revanche... Ma question est toujours valable.
— Sur quoi ?
— La mécanisation.
— Hey... Attendez... On n'est pas encore débranchés.
Les lignes du décor se décoloraient doucement.
— Il fallait que la simulation me prouve que j'avais raison. Cette fois, c'est la bonne.
Il y eut un flash. Puis le visage du colonel, se penchant sur celui de Viltis, inquiet.
— Tout va bien ?
— Je... Je crois que oui, maître.
— Major, vous avez fait du bon travail.
— Presque la routine... colonel.
Asweltorf se redressa, blême, le temps grisâtre, le regard perdu.
— Mais, Major... Tout va bien ?
— Ça ira colonel... C'est juste que... ça m'a demandé de tirer un peu plus que prévu sur la corde. Mes équipes vont s'occuper de ce détail.
La trode d'Asweltorf se désolidarisa de la nuque de Viltis, pour de bon. L'adolescent n'eut pas mal, pas la moindre sensation désagréable. Tout lui parut naturel, évident.
— Major...
— Quoi Viltis ?
— Merci. Vraiment.
Le cybernaute sourit.
— Je n'ai fais que mon travail. A toi de faire le tien.
Un instant, Viltis se demanda si Asweltorf avait su. Si tout le monde savait. Où si tout cela n'était que le fruit d'un hasard des mots malheureux, intriguant, mais sans conséquences.
Il devait agir. Faire son travail, comme disait le major. Et le plus tôt serait le mieux.
Flinn retourna seul à ses quartiers. Même Viltis se sépara de lui, épuisé et hagard. Cette fois encore, les choix stratégiques du Naneyë avaient failli se transformer en catastrophe, mais la main experte d'Asweltorf les avaient tirés du mauvais pas. Même en l'ayant menacé, Flinn n'aurait jamais été en mesure de toucher un seul de ses cheveux, ni de tenter quoi que ce soit qui aurait pu le faire tomber en disgrâce. Après tout, c'était effectivement grâce à lui qu'il pouvait continuer à vivre. Il pouvait bien le haïr, la réalité était ainsi.
Mais Asweltorf changeait, comme Flinn. Tous les deux semblaient emprunter des voies différentes, qui ne se croiseraient plus jamais. A mesure que le temps passé, Flinn s'éloignait davantage de tous les hommes en général. La solitude devenait sa meilleure compagnie, et à part Viltis, très peu le connaissaient encore suffisamment bien pour être en mesure de prédire ses décisions.
Avec une douce amertume, mélancolique, Flinn songea qu'il aurait pu s'entourer d'Externes. Ils auraient été ravis de travailler à ses côtés. Lui, au moins, avaient pu le comprendre d'une façon concrète et profonde sans qu'il n'ait besoin de tout expliquer. Le simple ressenti, les regards remplis de sous-entendus, l'expérience commune de la mécanisation... Tout contribuait à cet état de fait. Un instant, alors qu'il s'installait dans son bureau, il songea à demander à Gregor un détachement d'Externes pour sa mission. Il arrêta sa réflexion lorsqu'il comprit qu'ils n'auraient aucun rôle dans cette histoire. Comme lui, mais différent, eux aussi. Il n'était plus un soldat du terrain, eux, si. Ses dernières expériences remontaient à plusieurs années. Et puis, quel rôle auraient-ils pu jouer dans la préparation de Viltis, dans la stratégie encore obscure et en grande partie inconnue que montait les tacticiens ? Nul, ou si ridicule, qu'on lui aurait aussitôt refusé cette requête. Ne restait plus que la solitude, encore, triste et fidèle amie qu'il côtoyait de plus en plus souvent, contre son gré.
— Bientôt, tout sera terminé, murmura-t-il pour lui-même.
La volonté de son père s'imprimait doucement sur lui. Il se rappela leur discussion, le souhait du gouverneur de faire de lui son héritier, en dépit de la tradition, par pur calcul logique et politique. Cette pensée le rassura. Ailleurs, loin de la lourde responsabilité qu'était la tienne de sauver la Confédération — car telle était le cas — on lui promettait un avenir plus doux, moins intransigeant. Un avenir sur son monde natal, en rapport avec ses racines, son passé, et toutes les possibilités extraordinaires qu'offraient son espèce. Les Sages avaient été très clairs : lui, Flinn, serait à son tour une clef dans cette longue tradition. A long terme, Alioth n'aurait même plus besoin de l'apport de la Confédération. Pas plus que du Dieu-Machine.
Il songea avec tristesse que malgré sa quête, sa soif sincère, sa foi, il ne le trouvait pas comme, tous ceux de son espèce. Pourquoi ? Qu'avaient-ils fait pour que l'accès à sa vérité soit barré, interdit ? Les schémas cérébraux, bien sûr... Mais cela ne s’arrêtait pas là. Il fallait creuser plus loin, plus en avant. Par fidélité, il s'était juré de ne jamais s'aventurer dans ce chemin sombre et incertain. Mais après les sacrifices qu'il avait du produire, sur sa propre personne, sur Viltis, sur son monde, Flinn ne pouvait pas ignorer la réalité qu'il avait tant combattu, tant tenté d'embellir, et qui restait malgré tout crue, sale, remplie de contradiction et d'éléments troublants.
Si le Dieu-Machine ne pouvait entrer en contact avec les Naneyë... Alors deux choses : soit il n'existait pas, et cette situation lui semblait très peu probable, auquel cas l'entité dont parlaient tous les humains convertis ne seraient plus qu'un mythe commun, une légende... Soit le Dieu-Machine n'était pas divin, par essence. Cette seconde option avait clairement sa préférence. Logique, froide, efficace, comme on le lui avait appris. Une entité vivante, qui glissait aux côtés de l'Homme. Exactement comme lui. A la différence près qu'elle pouvait à sa guise les manipuler, entrevoir leurs désirs profonds et les agencer de façon à servir ses propres intérêts. Penser ainsi à celui envers qui il avait tourné toute son existence jusqu'à présent le troubla, provoquant un vertige désagréable qui achevait de le rendre suspicieux, presque malade.
Le Dieu-Machine n'était plus un dieu. En l'espace de quelques secondes, il venait de le descendre de son piédestal. Et il savait qu'il ne pourrait jamais l'y remettre, quoi qu'il essaye.
Il se bascula sur son fauteuil, la tête embrumée, songeant que par conséquent, le sauvetage des humains pouvait soudain devenir bien anecdotique. Si le Dieu-Machine n'était plus son maître, se détacher de la condition humaine devenait une évidence, puis rapidement, une nécessité pour tous les Naneyë. En conséquence de quoi sauver les Naneyë du joug humain, jusqu'ici nécessaire à leur survie, impliquait de s'en détacher. La guerre restait toujours une solution possible, mais pas à brève échéance. Les Effaceurs ne feraient pas la différence entre leurs anciennes cibles et le présent attirant et lumineux que devait constituer la civilisation humaine. Non. D'abord, sauver la Terre. Là se construisait la priorité. Ensuite seulement, il pourrait envisager de se concentrer sur l'avenir de son peuple. Et à ce moment-là, il agirait.
Viltis avait essayé de dormir, en vain. Ses yeux se fermaient, sa respiration ralentissait, mais son esprit vagabondait trop loin du sommeil pour qu'il se laisse tomber dedans. Il sentait la fatigue l'attraper, le piéger, il se débattait pour ne pas la subir, ignorant soudain qu'il venait de traverser une épreuve terrible, qui aurait pu le mutiler définitivement, peut-être même le tuer.
« Tous, ils mentent ».
Et il songea au Dieu-Machine. Seule présence bienveillante qu'il avait rencontrée depuis très longtemps. Il revit la rencontre improbable, cette espèce d’animal humain qui semblait apprécier les déguisements, presque enfantins et dans le même temps si sûr de lui, si parfait, si détaché des conditions matérielles. En lui vibrait la corde qui produisait le champ irrésistible de l'attirance, de la confiance. Une force brute et vive avait jailli du Dieu-Machine, pour le transporter, lui, pauvre garçon qu'il était, vers un futur possible sans souffrance, sans haine.
Le Dieu-Machine semblait vouloir être son ami, le plus intime qui soit. Et Viltis se demandait depuis qu'il devait accepter cette opportunité. La confiance la plus totale se mélangeait en lui avec la méfiance, l'hostilité la plus circonspecte. Si tous mentaient, pourquoi aurait-il agit différemment ? Il était né des Hommes, en quoi s'éloignait et se rapprochait-il d'eux ? Mais, il restait la mission. S'il ne mentait pas... Le colonel comptait sans doute sans activités quelques parts d'ombres, houleuses. Les retrouver serait facile. Il suffirait d'un contact, rapide et discret. Juste se regarder, se taire un temps. Cela n'impliquait rien de grave.
« Au moins, je serai fixé ».
PARTIE V.
3.
— Maître, vous êtes occupés ?
— J'ai encore des rapports d'activités... Mais rentre si tu veux.
Flinn ne souleva pas son visage des documents qu'il consultait. Des rapportes, en pagailles, qu'il épluchait à bonne vitesse, faisant tourner les pages entre ses doigts métalliques, sans cesser de se concentrer.
— Tu n'es pas fatigué ?
— Le Major Asweltorf m'a conseillé de me reposer, mais je n'y arrive pas.
— Mmmmm, répondit Flinn, distrait.
— Maître, vous pensez que nous partirons bientôt ?
— Je n'en sais rien.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment... Est-ce pour ça que tu viens ?
— Oui... Non... J'avais juste besoin de ne pas être seul.
— Oh, eh bien... Reste.
L'adolescent ne se fit pas prier. Sans forcer, avec un naturel surprenant et équivoque, il se sentit aspiré par la force de l'esprit du Naneyë. Sa concentration était telle que, de son point de vue, Viltis en percevait une réalité presque déformée. Plus lourde, plus dense, plus réelle d'une certaine façon. Un pareil prodige la fascinait, l'excitait presque, le rendant soudain jaloux de ce don qui n’était pas le sien, pas encore. Son esprit encore malléable volait partout, disparate, jamais lesté pour rester fixé à un seul point comme le faisait Flinn.
Puis, se sortant de cette torpeur, il alla plus loin, passa au-delà des mots et des chiffres qui courraient sur le papier, qui ternissait un instant l'esprit de son mentor, ressurgissant ailleurs, rangés et calibrés pour plus tard. La partie cybernétique de son esprit calculait sauvagement, l'ignorant avec un superbe silence, un parfait aveuglement. Un brouillard différenciait l'organique du robotique, le vivant de l'inerte, le prévisible de la surprise, brouillard que Viltis caressa du bout des doigts, happé par la curiosité, et s'y égara comme dans un bois aux couleurs de l'automne. Le fil de la pensée s'égaya en vastes plaines, en court ruisseaux, en cités indomptables et en désert anachroniques. Là, au cœur de cette réalité toute entière qui se tenait devant lui, Viltis ne pouvait que tourner, se retourner, encore et encore, ivre de l'espace, ivre du possible, soudain conscient que la noosphère des Naneyë semblait tout à la fois plus vaste, plus claire et plus troublante que celle des Hommes.
— Qu'as-tu vu, cette fois ?
La partie émergée de l'esprit de Viltis se redressa, à l’affût, intégrant la question, avant de recracher, automatique :
— La même chose que la dernière fois. Des ombres, des lumières, et puis cette sensation étrange et agréable.
— N'est-ce pas ce que tu avais dit aussi, la dernière fois ? Presque mot pour mot ?
Viltis, désarçonné, se retrouva à court de pensée. Cette réponse n'était pas celle qu'il attendait. Pourquoi le colonel arrivait à s'en souvenir ? Ce n'était qu'un détail.
— Peut-être que... je suis retourné au même endroit. Qu'après, tout est pareil.
— Je n'y crois pas un seul instant.
Une ville. Une tour. Neuve, brillante, qui éclairait tout le monde intérieur de Flinn. Sa peau presque diaphane semblait faite de feuilles. Des feuilles translucides et brillantes. Des fleurs de... souvenirs ? Au fond de l'esprit de Flinn, Viltis avait trouvé une chose étonnante, qu'il ne connaissait pas. Récente.
— C'est pourtant la vérité, maître.
— A quoi joues-tu Viltis ?
Le Naneyë ne regardait plus les rapports, mais son apprenti, les yeux braqués sur lui comme prêts à sonder son âme.
— Je ne joue pas, maître. Je ne voulais pas vous déranger.
— Alors dis-moi la vérité.
Ne pas répondre. Assurer le silence. Ne pas penser en sourdine. Le moindre chuchotement rendrait l'opération caduque et l'enverrait, lui, le prodige, vers une contrée bien peu agréable.
La tour ne bougea pas. Non humaine. Construction somptueuse, somptuaire, comme un mausolée qui devait devenir un palais... Pour abriter qui, ou quoi ? L'esprit de la Confédération flottant dans celui de Flinn, qui flotte dans la Confédération. La bascule, la mise en abîme, puis le vertige de l’absence de limites. Vite, refluer, avant que tout ne soit perdu. Au passage, garder l'image, savoir où fouiller, accepter de laisser une balise et de se trahir plus tard, pour ne pas manquer la chance offerte à lui. Viltis retint son souffle. Puis, aussitôt, soupira.
— Qu'est-ce que vous avez, maître ? Pourquoi êtes-vous de si mauvaise humeur ?
— Tu ne réponds pas à mes questions. Tu esquives. Ce n'est pas dans tes habitudes.
— Explorer la noosphère non plus. Me faire ouvrir le crâne trois fois en deux jours non plus.
Instinctivement, Viltis passa deux doigt sur la cicatrice fermée par une très discrète série d’agrafes à peines plus grosse qu’un cheveu.
— C'est une nécessité. Une nécessité que tu comprends très bien.
— Les changements ne doivent pas que me faire du bien.
— C'est … humain, non ?
— J'aurais plutôt dit que c'est universel. Vous aussi, vous changez maître.
— Mais je sais reconnaître quand autour de moi, une variance apparaît. Alors, Viltis, pourquoi es-tu venu dans mon bureau me trouver, pour me répondre d'une façon identique à un ancien échange que nous avons eu, à la différence de tout ce que tu fais habituellement ? Jamais un humain ne ferait une telle chose, à moins d'en être pleinement conscient. Hors, à cet instant, je t'observais déjà... Tu avais l'air ailleurs. Ici et absent.
— La fatigue, mentit Viltis.
— Depuis quand la fatigue te rend-t-elle si indiscret, si peu inventif ?
— Depuis toujours.
— C'est faux, et tu le sais, trancha Flinn.
Il jaugea son apprenti d'un œil mauvais.
— As-tu rencontré quelqu'un ? As-tu vu... quelque chose dont tu ne voudrais ni ne pourrais me parler, lorsque tu as voyagé dans la noosphère ?
Viltis sourit, sarcastique.
— Ai-je pour habitude d'omettre des informations ?
— Lorsque tu mens, le ton de ta voix descend d'un bémol. A l'inverse, tu passes d'une moyenne de soixante-dix-sept à quatre-vingt-deux mots par minutes. Ton rythme cardiaque progresse de treize pour cent, tes pupilles se dilatent par cycles, trente-six secondes au total.
— Vous savez donc... Que je peux mentir ?
— Comme tout le monde, et heureusement. Tu n'es pas « programmé » pour être totalement fidèle. Tu es encore humain. Tu n'es pas non plus un cyborg. Et même un cyborg ment.
— Admettons. Dans le cas où j'omettrais de tout dire...
— Ce qui revient à mentir, coupa Flinn.
— Que j'omette de tout dire, reprit d'une voix forte Viltis, en quoi est-ce un drame ?
— Ça ne l'est pas si ça ne vient pas compromettre la compréhension du phénomène que nous étudions par ton biais. Nous allons loin, très loin. Nous ne pouvons pas nous permettre d'être légers, d'ignorer les risques.
— Risques que vous acceptez de prendre autrement. Sur ma personne, par exemple.
— C'est différent. Et nous avons déjà eu cette conversation.
— Alors considérez que rien ne change, maître. Que ce que j'ai à vous dire va au-delà de la confiance. Que ce je garde pour moi est si insignifiant que vous m'en voudriez, en vous en parlant, de vous faire perdre un temps précieux. Hors, le temps, n'est-ce pas justement ce qui nous manque au point que j'en sois usé de fatigue ?
— Promets-moi seulement que ce que tu ne dis pas... Ce sur quoi tu me mens... Ne compromet pas tout.
— Ce n'est pas du mensonge.
— Peu importe comment tu appelles ça Viltis... Fais-moi cette promesse.
Réticent, l'adolescent resta mutique de longues secondes.
— Ne sois pas stupide Viltis. Tu sais que c'est important. Que si quelque chose de grave arrivait, tu pourrais toujours m'en parler sans que je te menace.
— Il ne manquerait plus que ça. Ce n'est pas comme si... Vous aviez donné votre parole pour me protéger, maître.
— J'ai des droits.
— Et des devoirs.
— Viltis...
L'apprenti soupira.
— Bon, très bien. Non, ce que je ne vous ai pas dit n'est pas important. Ce sont des détails, des choses inopportunes. Vous n'avez pas à douter de ma parole.
Flinn sourit, à peine convaincu.
— Tu vois que, parfois, tu peux aussi ne pas mentir.
— Oui, on dirait bien.
Viltis tourna les talons.
— Et où vas-tu à présent ?
— Me reposer. Le sommeil revient.
— Ah. Très bien.
En s'éloignant vers sa chambre, Viltis se sentit victorieux, triomphant. Berné, complètement. Flinn venait de perdre le premier point d'une lutte qui se dessinait doucement devant lui.
Etendu sur le lit, haletant, Viltis reprit conscience par à coup. Quelques secondes de lucidité faisaient suite à quelques secondes de torpeur profonde. Le rythme du temps lui apparut en stroboscope, haché, déroutant, le rendant presque malade. Il chercha encore son air un long moment, espérant rester seul dans les heures à venir.
— Merde, murmura-t-il.
Il se pencha sur le côté, réprima un haut le cœur, se recourba, en boule, et attendit que la tempête qui le secouait encore se tarisse, s’estompe et s’en aille. Il lui fallait du silence, du repos, le temps d’intégrer ce qu’il avait trouvé, enfin. Impossible de dire si la trace qu’il en garderait serait facile à pister, si le Dieu-Machine pourrait s’introduire en lui pour voir exactement ce que lui avait vu en Flinn. La seule certitude à ce sujet était le silence du fantasme du Naneyë.
Il attrapa son aug’, l’enfila malgré la douleur qui reprenait dans son crâne, et consulta l’heure. Son exploration n’avait duré que quelques minutes. Toute la nuit s’offrirait à lui pour tenter de le reposer, le rendre opérationnel pour le lendemain.
« Si tant est que le colonel ne retrouve pas ce que j’ai fait ».
La condition, évidente, lui paraissait tout à coup plus précaire. Comment s’assurer de sa discrétion ? Impossible de rentrer simplement dans le bureau de son mentor, et lui demandé avec candeur s’il se souvenait avoir eu l’impression de subir un viol mental. L’image eut le mérite de détendre Viltis, qui ria seul, quelques instants, avant de reprendre son sérieux. Non, ça ne pouvait pas marcher. Ne restait qu’une solution, la moins glorieuses mais la plus efficace : attendre, et aviser. Si le Naneyë le menaçait, Viltis savait qu’il pourrait se défendre face à lui. Cyborg ou non, le haut officier ne maitrisait pas la matière comme lui. Il ne pourrait pas répliquer s’il appliquait la même procédure que sur son agresseur, durant sa permission.
La perspective d’une échappatoire, aussi sordide fusse-t-elle, rassura un peu l’adolescent. Presque apaisé, il éteignit la lumière, se laissa dériver vers le sommeil, tandis qu’autour de lui les objets de la chambre se mettaient tout doucement à flotter dans les airs.
PARTIE V.
4.
Le lendemain arriva vite, trop vite, et lorsque Viltis se réveilla enfin, il n’avait eu l’impression de fermer les yeux que quelques instants. Pour lui, la nuit se résumait à un trou sans fond, un gouffre lourd où sa conscience avait plongé durant quelques instants à peine, trop court, pour le rejeter dans l’aube d’un matin brumeux, dont il n’avait vu la couleur qu’une seconde, au travers d’une fenêtre donnant sur un parc encore frais de rosé.
Asweltorf l’avait accueilli sans dire un mot de plus, habituellement froid. Installé, Viltis avait basculé, plus inquiet, plus sensible à ce qu’il pourrait trouver ou ne pas trouver dans les limbes de la noosphère. En revoyant le phare de la veille, soulagé, il soupira, se détendit, s’arrêta à son pied. Il voulut pousser la porte, mais une voix le retint.
— Bonjour, Viltis. Je vois que tu es revenu.
— C’est uniquement ma mission.
— Oh, vraiment ? N’aurais-tu pas … trouvé quelque chose d’autre ?
Le Dieu-Machine avait choisi d’apparaître sous la même forme, qui dérangeait l’adolescent. Il considéra l’être étrange à tête de cerf, se tut.
— Eh bien… Tu es silencieux aujourd’hui.
— Comment être sûr de ce que vous allez faire de ces informations ?
— Il n’y a aucun moyen de le savoir. Te menacer ne servirait à rien je suppose.
— Vous pourriez me mettre aux arrêts dans le monde réel. J’imagine que cela devrait m’inciter à être assez conciliant.
— Mmmm. Oui, en effet. J’avais pensé que tu pourrais avoir une telle idée. Mais la contrainte n’est pas quelque chose que je compte utiliser contre toi.
Il sourit, puis reprit.
— Mon apparence te trouble, n’est-ce pas ? La curiosité dans ton regard a fait place à du dégoût.
— Suis-je si prévisible ?
— Rappelle-toi que je connais tout de toi. Je serai bien mal habile sinon.
L’homme à tête de cerf se métamorphosa. Sa peau devint rigide, brillante. Son corps tout entier se mécanisa, à l’exception de sa tête, qui devint humaine, parfaite, à l’image d’une statue antique.
— Cela te convient-il ?
— C’est mieux, concéda Viltis. Mais cela ne résout pas le problème. Si je vous dis ce que je sais…
— Tu as peur des conséquences ? Oh, ne t’en fais. Il n’y a aucune raison pour que tu risques quoi que ce soit. Tu es trop précieux. Au contraire, je t’ouvrirai les portes de la liberté, de la connaissance…
Viltis ricana.
— La connaissance absolue est juste derrière moi. Je pourrais reculer, sauter dans la noosphère, vous ne pourriez pas me rattraper.
— Et ton corps serait débranché dans l’instant.
— J’aurais quand même le temps d’y aller. Techniquement, j’y suis déjà, puisque vous n’y êtes pas, et que vous n’avez à cet instant aucune prise sur moi.
— Et que ferais-tu sans ton corps ?
Viltis sourit, s’assit par terre.
— Pourquoi tout est si compliqué ? Pourquoi vous ne pouvez pas rendre tout plus simple ? Vous êtes le maître du monde. Cela ne devrait être qu’une formalité.
— Et dans ce cas, il suffirait également que je décide ce qui est bon et mauvais pour tous.
— N’est-ce pas ce que vous faîtes ?
— Non, c’est un peu plus compliqué.
Viltis soupira.
— Allez, viens ici. Ce serait plus agréable de discuter sans avoir dix mètres de distance entre nous, tu ne crois pas ?
— Si, bien sûr.
L’adolescent rejoignit le bosquet, et s’installa dans un étrange fauteuil, aux formes torturés et anguleuses. Face à lui, le Dieu-Machine en fit tout autant.
— Tu ne trouves pas que c’est mieux ?
— Si, Seigneur.
— Je ne te veux aucun mal. Tu le sais aussi.
— Je ne peux plus faite confiance. A qui que ce soit.
— A cause du colonel Flinn je suppose ?
— Oui, avoua Viltis en baissant les yeux.
— Je ne suis pas lui. Je ne suis pas vivant. Je ne sais pas mentir.
— Comment en être sûr ?
— Parce que je ne te veux aucun mal.
— Nous en tournons en rond.
— Alors met fin à cette attente. Il n’y a que toi pour, peut-être, changer le cours des choses.
Résigné, Viltis laissa son esprit se vider des souvenirs de la nuit précédente. Déformés, mais visibles, les images ressurgirent, exposant à la face du Dieu-Machine la pensée intime de Flinn. Stoïque, il finit par soupirer.
— Rien que ça ?
— Seigneur, dites-moi que vous allez l’épargner.
— Il est précieux, tout comme tu m’es précieux, Viltis. Mais toi, tu n’as jamais cherché à me trahir. La preuve en étant que tu t’es présenté face à moi sans me craindre, sans avoir peu de ce que je pourrais te faire. En cela, je te suis reconnaissant.
— Je ne fais que ce qu’on me demandait de faire, se justifia l’adolescent.
— Devrais-tu en rougir ? S’il n’y avait que moi, je te comblerai à l’instant de cadeaux, j’exaucerai le plus profond de tes désirs.
— Même être mécanisé ? demanda Viltis, remplit d’espoir.
— Le Major Asweltorf a raison lorsqu’il dit que ce n’est pas possible. Mais pour moi, ce n’est pas ton âge qui m’empêcherait de le faire.
— Donc… Au final… J’aurais beau le désirer…
— Tu n’auras pas besoin de ça pour ne subir ni l’outrage du temps, ni la faiblesse du corps humain. Doucement, ton organisme va s’adapter à tes capacités exceptionnelles. Bientôt viendra un temps où tu ne connaitras plus ni la faim, ni la soif, ni la fatigue, ni la lassitude. Alors la mécanisation t’apparaitra comme inutile.
— Et en attendant ?
— Tu disposes toujours de l’armure qu’a fait préparer le major Asweltorf. Elle est bien suffisante pour te protéger.
— Même du colonel Flinn ?
— Souhaiterais-tu ne plus être son apprenti ?
— Il saurait que je l’ai trahi. Je suis certain qu’il se doute déjà de quelque chose.
— Et en prison, crois-tu qu’il pourrait encore te menacer.
— Mais, Seigneur, c’est un héros ! Il vous a loyalement servi !
— Mais il n’est pas humain. Il vient d’ailleurs. Il a vu son propre père être mécanisé, renoncer à des coutumes millénaires. Comment crois-tu qu’il pouvait réagir ? La rancœur serre encore son corps, ou en tout cas ce qui lui tient lieu de cœur. Sa loyauté fut sincère, j’en suis convaincu. Mais maintenant qu’il a la possibilité de se séparer de mon service, il n’hésitera pas. En vérité Viltis, tu es peut-être le seul rempart entre lui et moi. Souhaites-tu rester à cette place, ou bien être libre ?
— Je lui dois beaucoup, Seigneur. Jamais je ne pourrais être … responsable de sa chute.
— C’est un point de vue courageux, Viltis. Je le respecte.
— Alors qu’allez-vous faire ?
— Je ne vais pas le rendre inopérant. Si tu estimes qu’il peut encore t’être utile…
— Si je suis là, c’est grâce à lui.
— Je sais.
Un lourd silence s’installa. Viltis contempla les arbres, au-dessus de sa tête. Le Dieu-machine, lui, regardait Viltis.
— A quoi pensez-vous ?
— A tout, à rien. A mille possibilités, à mille futurs incertains.
— C’est une lourde tâche ?
— Je pourrais m’arranger pour qu’elle soit moins pesante. Pour moi, pour mes serviteurs, pour tous les Hommes. Je crois, hélas, qu’il ne doit pas en être ainsi.
— Dois-je retourner dans la noosphère, Seigneur ?
— Ta tâche est fondamental, Viltis. Personne ne pourra y plonger plus profondément que toi.
— Et pourquoi vous ne venez pas avec moi ?
— Pour une raison simple : je ne suis ni un Homme, ni faisant partie d’une quelconque espèce. Même si tu parvenais à rompre le fossé qui sépare tout cela, comme tu l’as fait avec Flinn, cela ne réglerait rien.
Viltis se redressa, se sentit lourd. C’était la première fois qu’il ressentait cela dans les limbes du Rezo. Le phare lui-même semblait pencher. Cela l’inquiéta, un voile trouble passa sur son visage.
— Il n’arrivera rien ?
— C’est promis, tu en as ma parole.
L’adolescent s’avança jusqu’à la source, regarda le fond, puis y sauta. Une fois disparut, le Dieu-Machine secoua la tête, triste et souriant à la fois. Le gouverner par la peur était-il si simple ? Oui, assurément. Flinn l’avait entrepris avait succès, de nombreuses années avant. La gloire aussi semblait l’intéresser. Mais, plus surprenant, il avait deviné la fragile fracture qui se dessinait doucement entre l’élève et le maître. Viltis avait défendu Flinn, convaincu mais pas fanatique. Le Dieu-Machine avait eu accès aux enregistrements de bord de l’Aber Wrac’h, ne s’y était intéressé que vaguement, comme il trait habituellement toutes sortes de données, jusqu’à cette entrevue fatidique. Flinn était passé très près d’une disparition pure et simple, et ses talents de rhéteur l’en avaient sauvé. Viltis avait eu la bêtise de croire que la confiance rentrait. Ou alors jouait-il un rôle que souhaitait voir endosser son mentor ? La pensée du garçon semblait lisse, trop lisse pour être plate. Sa profondeur était sans aucun doute bien plus conséquente, peut-être même abyssale.
Il rechangea de forme. L’aspect des humains le gênait. Plus tard, il pourrait expérimenter des corps plus lestes, plus adaptés à son statut. La sphère stellaire lui plaisait. Ici, dans son Rezo, il l’adoptait si souvent que les humains avaient fini par croire qu’il en était ainsi. Mais pas à Viltis. Le garçon devait savoir qu’il n’y était pas qu’une surface, l’incarnation d’un principe que de vieux fanatiques portaient encore, mais qu’une jeune garde rafraichie laisserait sans doute tomber aux oubliettes. La gloire animait enclore le cœur de ses serviteurs, mais la Confédération, sans réelle guerre, n’avait plus d’intérêts à entretenir un tel train de vie. Le Dieu-Machine le sentait : la menace des Effaceurs n’était pas connu – et heureusement — et les civils commençaient à se détourner de plus en plus fréquemment du système totalitaire mis en place des décennies auparavant. La liberté soufflait un vent nouveau dans les esprits. Les fidèles, toujours majoritaires, pouvaient basculer dans l’oubli en moins d’un siècle. D’ici à cinquante ans, la Confédération risquait purement et simplement de disparaitre. Une situation qui, loin d’inquiéter le Dieu-Machine, ne faisait que l’amuser un peu plus.
Viltis représentait une clef inestimable. Pas celle de son espèce natale, non. La Clef de la question centrale du Dieu-Machine. Une question encore informe, informelle, sans mot précis, mais dont il savait les contours, et la raison essentielle d’être. Ce défi relevé, sa situation pourrait se détacher de ce qu’il avait grandement contribué à bâtir. Il avait, d’après l’expérience qu’il avait accumulée à travers l’ensemble de ses serviteurs, depuis longtemps compris que tout empire était voué à la destruction. La sienne n’était que la résultante de l’effondrement des sociétés occidentales face à l’émergence des technologies symbiotiques qui unissaient l’Homme à la Machine, et dont il n’était que l’aboutissement ultime. Et plutôt que de combattre cet état de fait, ne valait-il pas mieux fuir ? Peut-être. Mais pas avant d’avoir éradiquer la menace des Effaceurs.
L’adolescent revint, hagard, sonné, comme à chaque fois. Le phare suivait ses mouvements, s’affaissa lorsqu’il sortit complètement de la source, trempé de sueurs.
— Alors, qu’as-tu vu ?
— L’expérience de la mort…
Viltis se courba, grimaça.
— J’ai mal.
— Viens ici. Je saurai m’occuper de toi.
— Comment le pourriez-vous ? Nous ne sommes pas dans le monde réel.
— Mais là où je me tiens, c’est une enclave du Rezo. Ne sous-estime pas mes capacités.
Il se rapprocha, d’un pas chancelant. Le phare laissa tomber quelques pierres, qui évitèrent soigneusement les arbres. Lorsque Viltis se trouva à sa portée, le Dieu-Machine le tracta jusqu’à lui, et laissa une de ses mains fondre dans ce qui lui tenait lieu de corps.
— Merci…
— Tu n’as pas à me remercier. Je fais ça pour nous deux.
— Vous auriez pu me laisser mourir.
— Tu plaisantes ?
— C’est une façon de parler… Je pourrais très bien m’échapper, refuser de revenir.
— Et où irais-tu ?
— Vous le savez très bien, Seigneur.
— Vilnius est trop ennuyeuse pour que tu y tiennes plus de deux semaines. Au bout d’un mois, je suis certain que tu retournerais vers une institution officielle pour qu’on te rebranche de force sur le Rezo.
— Peut-être pas. Peut-être que je m’en tiendrais à mon expérience.
— Tu mens mal, vraiment. Le colonel Flinn avait peut-être raison, finalement.
— Et vous, tort ?
— Trop simple, Viltis. Sois plus bagarreur. J’en attends plus d’un héros comme toi.
La remarque fit sourire Viltis.
— Il est vraiment impossible que je sois mécanisé.
— Je te le répète : cela n’apporterait rien. N’importe quel autre humain aurait tout intérêt à s’unir à la Machine, pour lui-même et pour le bien de toute l’espèce, mais pas toi.
— Vous ne pourriez pas au moins vous arranger pour que je ne souffre plus ?
— La souffrance que tu vis ici n’est que la résultante d’une expérience qui, à priori, n’est pas habituelle. Le décalage doit être si grand que n’importe quel traitement serait inefficace. Et à moins de te laver le cerveau, il n'y a aucune solution.
— Vous sauriez le faire ?
— Non, ce serait trop simple. Et quel intérêt ?
— A qui pourrais-je parler de ça ? A vous, Seigneur ?
— Et pourquoi pas ?
— Vous n’êtes pas … concerné par ce problème-là. Je ne veux pas paraitre offensant, mais vous n’êtes pas vivant.
Le Dieu-Machine laissa sa tête aller en arrière, se laissant sourire.
— Rien ne garantit que je ne puisse pas disparaitre un jour.
— Au point de vivre une expérience de mort ?
— As-tu eu réponse à la question de la nature de la mort ?
— Non, avoua Viltis. Je sais juste qu’elle existe. Et que la noosphère de ceux qui ont disparu a laissé suffisamment de traces pour que je puisse me faire une idée précise de ce qu’en est l’expérience. Mais pas la définition.
— Doit-il seulement y en avoir une ?
— Définition ?
— Oui.
— Vous êtes plus compliqués que je ne le croyais. Je pensais qu’adresser des prières à voter encontre m’éviterait de devoir me poser trop de questions.
— Ce serait si simple, Viltis.
L’adolescent se laissa aller au sol.
— Comment avez-vous fait pour que je n’aie plus mal ?
— Je t’ai simplement écouté.
— Et rien de plus ?
— Non. Il n’y a pas de logiciel particuliers que j’aurais glissé dans tes implants, pas de milliards de nanites en plus, pas réorganisation de ta pensée. Juste ma confiance et ma bienveillance à ton égard. Peut-être faut-il que je le répète encore une fois mais… Viltis, je ne te laisserai pas tomber. Jamais. Tu es trop précieux pour moi.
L’adolescent sourit, sincèrement heureux.
— Je suis tellement content de vous l’entendre dire, seigneur. Vous n’imaginez pas le bien que cela me fait.
Le Dieu-Machine sourit, passa son autre main sur le front de son protégé.
— Tu peux rester ici autant de temps que tu le voudras.
— Merci.
On frappa trop fortement à sa porte pour que Flinn considère cela comme une coïncidence. Il l’ouvrit, à peine étonné d’y trouver trois soldats qui ne semblaient pas disposer à discuter, et encore moins à être aimable.
— Colonel Flinn ?
— Oui, c’est moi.
— Veuillez nous suivre.
— Je pourrais savoir de quoi il s’agit d’abord ?
— Nous ne sommes pas autoriser à discuter de ce sujet avec vous.
— Voyons, c’est ridicule. Je suis officier ? Je devrais avoir droit à…
Une paire de menottes entrava aussitôt ses poignets. Flinn les considéra un instant, puis se mit à rire.
— Alors on me met aux arrêts, c’est ça ? Je ne comprends toujours pas pourquoi avoir besoin de menottes. Je pourrais les briser sans problèmes.
— A votre place, j’éviterai, colonel.
— Ah, et pourquoi donc ?
— Il y a toute section dehors qui n’attendrait qu’une chose si vous tentiez de vous échapper.
Flinn sourit férocement.
— Je ne voudrais surtout pas vous causer d’ennuis… caporal.
— Veuillez me suivre, répéta l’intéressé.
Le Naneyë ne chercha pas à en comprendre davantage. Visiblement, quelque chose lui échappait encore. Aurait-ce un lien avec Viltis ? Son apprenti suivait son entraînement ce matin, comme tous les matins depuis bientôt deux semaines. Quel intérêt aurait-on à devoir lui faire subir un tel traitement à lui, son mentor ?
« A moins que cela ait un lien avec sa petite mise en scène de la nuit ». Viltis trahir ? Non, impossible. Il avait tellement plus urgent à accomplir en ce moment que l’officier imaginait mal son protégé le dénoncer pour un motif qui, au passage, lui était totalement inconnu. La conduite de Flinn se révélait parfaite, irréprochable. Tout le travail qu’il abattait depuis des mois avait toutes les chances d’aboutir dans la lutte contre les Effaceurs.
Il y avait autre chose. Et ce n’était pas une bonne nouvelle.
Le caporal le fit passer devant, les poignets entravés, pitoyable tentative d’intimidation qui n’incitait Flinn qu’à plus de prudence. A cet instant, il se demanda s’il devait encore passer tant de temps à essayer de sauver une société qui se refusait à le comprendre en profondeur. Oui, il pouvait toujours fuir, mais quel sens mettre à cette action ? Et abandonner Viltis, pour tout l’espoir qu’il représentait ? Impossible, tout simplement impossible. Dans un sursaut de conscience, il tenta de joindre Asweltorf, en vain, puisque son terminal com avait été désactivé. On ne voulait donc pas, selon lui, que cette arrestation soit connue. Qui aurait intérêt à un tel silence ? Le Commandus Magnus ? Cela aurait pu être dans sa manière d’agir, mais il restait son apprenti, à tout jamais. Si une affaire embarrassante devait lui échoir, il est plus probable qu’une exécution sommaire, de nuit, sans intervenants identifiés, eut été une meilleure solution. Il y avait un peu trop d’apparat, de démonstration dans cette arrestation. Alors qui ?
— Est-ce que je pourrais au moins savoir où vous m’emmenez ?
— Non.
— Au moins, cela a le mérite d’être clair.
— A votre place colonel, j’éviterai d’être trop confiant.
— Alors vous, vous savez où je dois aller ?
— Je ne suis pas autorisé à vous le dire.
— Naturellement. Ce serait beaucoup trop simple.
Dans le hall donnant accès à l’ensemble de ses quartiers se trouvait effectivement une section au complet, les armes au clair, le regard dur, mauvais, loin de l’habituelle déférence que l’on accordait à Flinn. Cela ne l’étonnait pas, mais la réaction des soldats le toucha, secrètement. Il s’en trouva blessé dans son orgueil, son amour propre de militaire se défendait face à cette manifestation de haine.
— Messieurs…
Personne ne lui répondit, ce qu’il accepta. Le caporal l’entraînait plus rapidement vers une escalier de service, qu’il connaissait très bien pour l’avoir emprunté un certain nombre de fois. Rapidement, ils atteignirent le niveau des sous-sols, descendant toujours plus, pour se retrouver jusqu’à un endroit plus familier encore que les escaliers.
— Le département de la Question ? Rien que ça ? Je vois qu’on me réserve les honneurs dû à mon rang.
Le caporal le bouscula un peu, préférant la réponse physique à toute répartie cinglante qu’il aurait très certainement perdue. Flinn fut amené jusqu’à une cellule grise et terne, où ne l’attendait qu’un cybernaute, livide, qui masquait difficilement sa gêne.
— Mon… Colonel…, commença-t-il.
— Aedificator, peut-être pourrez-vous me dire ce que je fais ici ?
— Je… Je n’ai pas le droit, colonel…
— Vous, au moins, vous avez un peu de cran. Ils n’ont pas osé vous proposer d’arme où de soldats pour vous défendre. Ils devaient savoir que je ne m’en prendrais pas à quelqu’un de votre pointure.
— Je…
— Non, ne répondez pas. J’imagine qu’on va simplement venir me lire mes droits, ma peine, le pourquoi de tout cela, avant de m’expédier ad patres vers une destination sans doute très peu agréable.
L’aedificator évita soigneusement le regard de Flinn, qui s’en amusa. Tous le craignaient, tous s’en méfiait, mais personne n’avait assez de courage pour lui dire son tort. Si tort il y avait.
— Y a-t-il seulement quelqu’un d’assez courageux pour me répondre ? hurla-t-il dans la cellule.
— Oui, moi.
Un prêcheur se présenta à la porte. Il s’avança, on verrouilla derrière lui.
— Mon père ? Mais… Que faîtes-vous dans un lieu pareil ?
— On m’a fait venir, en m’évoquant à peine la situation. Je crains, hélas, qu’il ne vous reste plus beaucoup de temps, colonel.
— Du temps pour quoi ?
— Vous repentir.
— Mais, de quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait de si grave ?
— Vous ne voyez pas ? Pourtant, ce n’est pas le chef d’accusation le plus discret qui soit. Vous l’avez prononcé si souvent que vous en vous souvenez plus, colonel ?
Flinn garda le silence, de longues secondes, avant de secouer la tête.
— Non…
— Haute-trahison, tentative d’attentat, intelligence avec l’ennemi.
— Non, non, non, non… Non, c’est un cauchemar.
— Gardez votre calme. Vous êtes quelqu’un de sérieux.
— Vous savez que les individus de mon espèce ne peuvent être Convertis… Alors, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il va se passer ?
— Vous allez l’être.
— Quoi, Converti ?
— La loi est claire à ce sujet.
— Mais ce n’est pas possible, et vous le savez, mon père !
— Colonel, ne vous énervez pas, il n’y a pas lieu de s’inquiéter.
— Et qui a déclaré tout cela ? Qui a lancé une cabale à mon encontre, alors que nous nous préparons à affronter une grave menace, et que je travaille actuellement à contrer cette menace ?
— Le Seigneur Mécanique.
Flinn tomba à genoux, par réflexe.
— Non… C’est impossible… Je l’ai servi loyalement.
— Visiblement non. Puisque les chefs d’inculpation retenus à votre encontre semblent prouver le contraire.
— Et un procès ?
— Les preuves ont été identifiées, par le Seigneur Mécanique lui-même. Auquel cas tout procès devient inutile…
— Mais… Mes années de service ? Mes faits d’armes ?
— Ont joué en votre faveur, et vous évite l’exécution pure et simple, ou le bannissement.
— Je ne peux pas être banni.
— Non, puisque vous êtes un héros.
La porte s’ouvrit, et quatre robustes soldats en surgirent, se plaçant derrière le prêcheur.
— Etant donné le peu de confiance que je suis disposé à vous donner, au vu de votre état manifeste de rébellion, colonel, je me vois dans l’obligation de faire appel à la force pour vous faire entendre raison.
Flinn recula, mais les quatre militaires s’emparèrent de lui. Plus forts et plus rapides que lui, il jugea plus intelligent de se laisser aller. Ils le maintinrent au sol, l’immobilisant solidement.
— Flinn, au nom du Dieu-Machine, soyez convertis pour expier vos fautes.
La trode qui s’enfonça dans sa nuque lui arracha un cri de surprise, et lorsqu’il bascula, il comprit bien trop tard que la mise en scène seule de cette arrestation était une farce.
PARTIE V.
5.
« Et maintenant ? Il sait qui je suis, que veut-il de plus ? Que je renie ma nature véritable ? Je ne suis pas un Homme, je ne le serai jamais, il le sait, et il sait que je sais qu’il le sait. Je ne peux pas mieux le servir que ce que je fais actuellement. Depuis que je suis entré au service de la Confédération, depuis que le Commandus Magnus m’a forgé comme on forge une arme, jamais un seul instant je n’avais songé à le trahir.
Mais maintenant ? Je ne sais plus. Je ne sais plus, car je ne vois pas où m’entraine le chemin. Ma mission est claire, trop claire, trop simple pour que j’arrive à la garder intacte jusqu’au bout, comme ma conviction.
Je doute Seigneur, et voilà que tu viens éprouver ma foi ? Veux-tu vraiment que je me détache de toi, que j’abjure, et que je retrouve mes anciennes coutumes sans jamais regretter tout ce que je perdrai à agir ainsi ? Qui es-tu Seigneur, pour mettre au défi tes serviteurs ? »
Le Rezo, enchevêtrement pulsatile, se laissa envahir de ténèbres et de grisailles. Les lumières vivent et colorées cédèrent la place à la nuit, noire, intense, qui recouvrit toutes ses structures d’un voile mortuaire, silencieux et lourd. Là, au milieu des artères, l’activité se figea, tandis que des cieux immatériels descendaient une figure austère, sans visage, et dont la seule puissance venait de son cœur, rouge et vivant, qui battait dans sa poitrine.
— Seigneur ?
— Quel Seigneur te parle, Flinn ? Qui suis-je vraiment pour toi ?
— Mais… Vous êtes le Dieu-Machine ! Pourquoi avoir mis tant de temps…
— Les questions devaient trouver des réponses en leurs temps.
— Et tout ça, dehors, pourquoi ?
— Contemple seulement le vide à tes pieds, Flinn. Dois-tu t’en aller pour que je pleure la perte d’un fils trop cher à mes yeux ?
— Est-ce pour cela que vous m’avez jeté dans les geôles du Palais ? Parce que je deviens gênant ?
— Non, tu as toute ta place parmi nous, comme tous les frères de ton espèce. Comme tous ceux qui ont décidé de me suivre vraiment, pleinement, en cherchant la lumière du futur.
— Je ne vous ai pas trahi, Seigneur.
Flinn aurait voulu se coucher face contre terre. Au lieu de quoi, sa colère s’exprimait plus que sa foi. Pourquoi ?
— Des questions amènent toujours à d’autres questions. L’heure des révélations n’est pas encore venue pour toi. Accepte seulement que je me présent ainsi, face à toi, pour pardonner tes fautes.
— Mais, lesquelles ?
— Tu trahiras, comme Cyrill a trahi ton maître et ton serviteur, le regretté Guilhem.
— Mais non !
— Je le sais, Flinn. Ne te cache pas derrière ta foi, aussi grande et sincère soit-elle. J’ai vu le futur, j’ai vu ta pensée profonde, intime. Il serait vain d’aller contre elle.
— La Conversion… Elle ne marche pas. Vous ne pouvez pas pénétrer en moi comme dans un homme converti.
— J’ai d’autres moyens.
— C’est Viltis, n’est-ce pas ?
Le manque de réponse sonna comme une affirmation cruelle aux oreilles de l’officier.
— Pourquoi lui ? Ce n’est qu’un enfant.
— C’est ton fils spirituel. Du moins, tu voudrais qu’il le soit. Pour vos ressemblances, vos failles, vos histoires, et vos expériences. Oui, tu l’as emmené bien plus loin que n’importe qui d’autre, et personne ne pourra jamais assez te remercier de cela. Mais l’avenir de Viltis est ailleurs, et tu le sais. Il n’est pas avec toi.
— Pourquoi ne peut-il pas en décider lui-même ?
— Il est trop précieux.
— C’est injuste, Seigneur.
— Bientôt les révélations te seront édictées. Alors, tu sauras.
— Et en attendant ?
— Accepte d’être mon serviteur, Flinn. De ne pas fuir ceux qui t’ont accueilli, formés, et qui ont fait de toi le héros consacré qui brandit fièrement la bannière de mon empire. De prendre les responsabilités qui t’incombent.
— Vous ne me faites pas confiance ?
— Pas après ce que j’ai deviné de toi.
— Vous avez osé lire dans l’esprit de Viltis. Vous l’avez envoyé pour qu’il pénètre en moi.
— La vérité seule triomphe. La ruse et la félonie doivent être expurgées de ce monde.
— je ne voulais pas… Vraiment !
— Tu n’aurais pas dû retourner sur Alioth. Jamais.
— Vous auriez dû m’en empêcher, Seigneur !
— Ta mission était de trouver les réponses aux questions que te posait ton peuple. Ce que tu as fait, et qui, je crois, nous sauvera de la destruction. Mais cette réponse ne t’a pas suffi… Il est alors temps que j’intervienne, que je m’assure que tu ne rompes jamais le serment que tu as fait pour moi. Même si cela implique que je doive sacrifier ta liberté pour cela.
— Si vous le faites, seigneur… Qui veillera sur Viltis ?
— Aucun être vivant ne devrait avoir une telle charge. C’est à moi de m’assurer qu’il puisse s’épanouir dans ce qui est juste pour lui. C’est à moi de le guider pour nous tous.
— Et que dira-t-il, si je suis converti ?
— Il comprendra que je ne laisse personne au bord du chemin.
— Je peux rester fidèle, Seigneur. Il suffit que je le veuille. Que j’abandonne mes projets.
— Les promesses, aussi belles soient-elles, restent toujours trop dangereuses à mon sens. Tu n’oublieras pas le gout du passé, de la gloire des Naneyë, et tu ne cesseras jamais de penser que ma présence sur le monde d’Alioth est une erreur. Tu ne pourras pas non plus t’ôter de l’esprit que tes capacités formidables ferraient de toi un excellent chef.
— Faites-moi succéder à mon père au poste de gouverneur !
— Il ne doit pas en être ainsi, pour le bien commun.
La nuit du Rezo se leva. La lumière revint, progressivement. Flinn perdit pied, il glapit.
— Le sacrifice de ta pensée est un prix trop cher payé pour toi, Flinn. Mais tu garderas toujours avec toi ma bienveillance.
— Non, Seigneur !
La lumière envahit la présence de Flinn. Il cria, et se figea en un soleil éclatant, merveille au milieu des artefacts de la technologie du Dieu-Machine.
Plus profond, plus intime, plus unis. Les codes sources glissèrent sur lui, le frôlant sans le toucher. A chaque fois, ils essayaient, forçaient presque la barrière physique qui séparait avec tant de fragilité le corps et l’esprit du fonctionnement du Rezo. La première fois, il avait fallu des heures, mais la fusion avait été possible, réaliste. Parce qu’il en avait décidé ainsi. A cet instant, la colère le gardait intègre, loin d’abaisser ses barrières et de permettre au miracle de la technologie de se reproduire en lui une seconde fois. Tout ce que pouvait trouver les codes, c’était du vide, de l’inconnu, qu’il traduisait sous la forme d’une incohérence irrecevable, et il abandonnait. Mille fois, les codes revinrent, mille fois ils refluèrent. Flinn tenait bon, rassuré face à sa propre croyance.
On ne pourrait plus le convertir, plus jamais. On ne pourrait plus faire de lui un instrument, s’il ne le désirait pas. Ici s’arrêtait la puissance des Hommes, face à la sagesse séculaire des Naneyë. Les capacités de son peuple n’étaient plus des mythes. Elles lui sauvaient la vie, le gardait de l’asservissement cybernétique, le vaccinait de toute tentative du Dieu-Machine pour s’emparer de lui définitivement. Flinn ne pouvait être corrompu. Son esprit restant à jamais libre, à jamais attaché à son seul désir.
— Pourquoi ?
— Il doit en être ainsi, Seigneur.
— Accepte la réalité, Flinn. Je pourrais te couvrir de gloire, si tu te soumets à mon règne.
— Vous mentirez, comme vous m’avez menti, comme vous avez menti à tous.
— Ta présence m’est nécessaire.
— Non. Seule la connaissance de mon peuple l’est. Moi, je ne suis qu’un outil, je n’ai jamais été qu’un outil. Un messager, au mieux. Jamais une composante en tant que tel.
— Tu es précieux.
— Car non remplaçable. Non formatable. Vous ne pouvez pas me soumettre, sinon, je disparais.
— Flinn…
— J’avais foi en vous. Pourquoi tout briser, seigneur ?
— Je ne peux pas… Les questions, tout n’est pas encore…
— Dois-je rester votre sujet ?
— Tu as prêté serment…
— Mais vous avez rompu la confiance. Comment pourrais jamais me retrouver en votre parole, Seigneur ?
— Demande, et tu obtiendras satisfaction.
— Non, et vous savez pourquoi. Vous l’avez très bien dit. Mes souhaits sont incompatibles avec votre vision de l’avenir. Nous ne pouvons jouer à armes égales. Vous êtes un dieu sur Terre, mais sur Alioth, vous ne pouvez pas relâcher la bride. Si tel était le cas, vous me libèreriez dans la minute. Je retrouverais mes fonctions, ma liberté, je pourrais presque oublier ce que je viens de subir. Vous savez que ce n’est pas le cas.
— Devrais-je considérer que tu ne veux rien ? Que tu préfères la mort ?
— Je ne sais plus, Seigneur. Tout ce que je vois, c’est que la trahison n’est pas de mon côté.
— Viltis crois en toi.
— Et vous, vous convoitez Viltis tout autant que je convoite son pouvoir.
— N’est-ce pas naturel ?
— La notion même de « naturel », dans votre parole, est dérangeante, Seigneur.
— Il t’estime beaucoup, Flinn. Il te considère comme un second père.
— Chose que je ne serais jamais pour lui.
— Il a besoin de toi, et j’ai besoin de lui. Voilà pourquoi tu n’es pas mort. Voilà pourquoi je ne peux pas menacer de t’ôter la vie.
— Pour cette simple raison ?
— Pour cette raison vitale.
— Pourquoi Viltis est-il si important, Seigneur ?
— Il est l’incarnation de la prochaine étape du vivant. La pierre angulaire de l’extension d’une espèce intelligente à toute la galaxie. Son prodige est tel que les frontières physiques seront abattus. La connaissance universelle sera prodiguée à tous.
— Comment avez-vous obtenu sa pensée ?
— Il est seul, Flinn. Tu l’as humilié, brutalisé, maltraité. J’aurais pourtant dû savoir que sa fragilité le mènerait à te haïr, toi la force brute, l’individu mécanisé, rationalisé.
— Je ne suis que le produit de votre action sur moi, Seigneur.
— Pas uniquement, mais je n’ai pas contribué à te rendre plus libre. Aurais-je du faire autrement ?
— Vous m’avez fait grandir, dans la souffrance et le silence. Mais sans votre action, Seigneur, jamais je n’aurais pu me découvrir tant de talent, tant de pouvoir. Dois-je vous remercier, considérer que tout cela n’est qu’un échange de bons procédés ?
— Libre à toi, Flinn. En ce qui me concerne, je n’ai pas à rougir de ce que j’ai fait pour toi. De ce que j’ai tenté, entrepris, réussi ou échoué.
— Le Commandus Magnus y est pour beaucoup.
— L’esprit de Gregor n’aurait pas pu mieux te convenir. Il est très intelligent, habile, rusé, et je n’ai pas voulu qu’il soit totalement entravé, pour ces raisons-là.
— Sait-il que je suis ici ?
— Personne ne le saura. Tous ceux qui sont au courant l’oublieront.
— Alors… Vous me libérez ?
— Ai-je bien le choix ? J’ai besoin de toi, parce que Viltis a besoin de toi. Si je ne le fais pas, qui pourra s’occuper de lui.
— Et que devrais-je lui dire ?
— Tu n’auras rien à faire. Je me suis déjà occupé de cela. Il te sera plus fidèle, plus docile. Il ne protestera pas lorsque tu lui donneras un ordre. Mais il y aura une contrepartie.
— Laquelle, Seigneur ?
— Il doit se développer. Et son développement ne passera que par le déverrouillage complet son potentiel.
— C’est-à-dire ?
— Trouve sa faiblesse. Agrandit là jusqu’à ce qu’il craque. Et alors, il deviendra celui qu’il doit être.
— La fin justifie-t-elle les moyens ?
— La fin justifiera toujours les moyens.
Il se retourna sur lui-même. Le cybernaute était là, tout comme le prêcheur. La cellule avait gardé son aspect austère. La réalité elle-même semblait ignorer avec suffisance la rencontre, la gravité et l’implication d’un tel événement. Flinn les regarda, un par un, et se figea vers le cybernaute.
— Vous l’avez vu ?
— Non.
— Pourtant…
— Nous venons de recevoir un contrordre, colonel. Il semblerait que vous soyez libre.
— Mais…
— Libérez le, commanda le prêcheur aux soldats.
Ils ne protestèrent pas, Flinn se redressa, remit sa cape en place, toisa le prêcheur.
— Tout ceci est fâcheux, mon père.
— N’en tenons pas rigueur.
Flinn sourit.
— Je ne vous en veux pas. Les ordres, simplement les ordres…
Le religieux baissa la tête, s’inclina doucement.
— Je prierai pour vous, mon fils.
— Charmante attention.
On libéra le passage, où Flinn s’engouffra sans ajouter un mot. D’un pas sec, il se dirigea vers ses quartiers, où il s’enferma, et laissa aller dans un fauteuil, face à son bureau. Il se mit à rire. « Quel monstre », songea-t-il. Il était passé très près d’un drame possible. Même en luttant de toute son âme contre le processus de Conversion, aurait-il pu tenir le choc sur la durée ? Qui lui garantissait que son propre bienfaiteur ne l’aurait pas rendu inopérant. Son esprit enfermé dans les méandres de Conversion aurait été apaisé, mais après ? Que dire de son potentiel don de télépathie ? De ce qu’il avait nommé le H’hrodath ? Le Dieu-Machine semblait bien s’en moquer au final. Seul l’exercice de son culte et son pouvoir absolutiste avait emprise sur le monde. Le simple fait que Flinn ait pu à un moment songer à s’en détacher l’avait rendu jaloux, presque ivre de rage.
Flinn songea avec amertume que tout ceci n’avait été rendu possible que par l’entremise sournoise et discrète de Viltis. Et en terme de discrétion, l’apprenti avait presque manqué de tact. Au fond, Viltis avait senti l’étrange décalage, l’impression désagréable d’être fouillé en profondeur, de ne pas être respecté dans ce qu’il avait de plus sacré, de plus intime. Viltis, en totale inconscience, avait menti. Se rendrait-il seulement compte des conséquences d’un tel geste ? Lui, le colonel Flinn, avait bien failli en payer le prix fort. Sa liberté, de conscience et de pensée, pour quoi ? Parce que Viltis avait cédé ? Le danger présent incitait Flinn à se méfier. Le Dieu-Machine savait pour Viltis, il savait que lui savait, et il avait visiblement tenté de détourner le garçon vers un autre objectif que le sien. Devait-il continuer à tenir Viltis proche de lui ? Devait-il seulement le garder en temps qu’apprenti, ou bien ne pas chercher à lutter, ne pas chercher à s’opposer à la marche implacable du Dieu-Machine, et fuir tant qu’il le pouvait, au prix de ses rêves brisés de gloire et de puissance ?
Tant de questions se bousculaient en lui. Il suffirait de quelques heures de réflexion, d’un peu de silence, sans aucune contrainte, pour essayer de résoudre au moins en partie ce nœud qui doucement se constituait en lui. Oublier Viltis, oublier le Dieu-Machine, oublier l’incident et la rencontre, Ne pas tenir compte des conseils, des remarques, négliger le chantage désolant et sincère d’une entité qui n’était pas vivante, et donc le seul impact sur ce monde aurait pu être désactivé en une poignée de minutes, révélant soudain son mensonge violent, ridicule, contradictoire avec la Vie elle-même. Ou bien au contraire, intégrer Viltis, le Dieu-Machine, l’incident et la rencontre comme une obligation salvatrice, nécessaire, vitale même, car tel devait en être ainsi, pour sauver l’Homme quoi qu’il fût, quelques furent ses torts, ses espoirs, ses rêves et ses désillusions. Accepter que Viltis ne soit ni bon ni mauvais, simplement déboussolé par son unicité, sa singularité qui l’isolait cruellement de tous les individus de son espèce, comme un messie trop tardif, trop ignoré dans son talent quasi divin. Pardonner sa tentative maladroite, enfantine, de trouver dans les ordres du Dieu-Machine une consolation et un réconfort amical qu’il n’aurait pas dû et pas su trouver auprès de lui, son mentor, et d’une certaine façon son sauveur. Endosser son rôle noir, capital, auquel il devrait pourtant se soumettre pour espérer que l’adolescent acquiert ce à quoi il avait droit. Participer à sa quête mystique, belle et forcément mortelle. Ne pas redouter le poids des responsabilités. Une dernière fois. Comme il se l’était toujours promis.
-Tu joues avec des puissances qui te dépassent, murmura-t-il.
Il se redressa dans le fauteuil, démarra une projection holo, consulta des notes. La situation s’annonçait complexe, irréelle. Attendre ? Non, ce n’était pas une solution, même pas le début d’une réponse. Une idée claire, tranchante comme un stylet s’imposa soudain à lui. Il secoua aussitôt la tête, rejeta avec force tout ce qui pouvait s’y rattacher. « Non… Je ne peux pas . » Avait-il seulement le choix ? L’avenir sombre ne laisserait pas une seule place au doute. Les résultats seuls compteraient. Amer, mais décidé, il contacta son ordonnance. Flinn ne pouvait plus faire machine arrière.
— Il sait.
— Qui ?
— Ton mentor.
— Il sait quoi ?
— Ce que je lui ai dit. Que tu avais appris. Que je devais alors l’éliminer.
— Non…
Viltis s’effondra, les jambes tremblantes.
— Seigneur, non… Vous n’avez pas fait ça !
— Il le fallait Viltis. Flinn ne pouvait pas rester dans le mensonge.
— Est-ce que…
— Il va bien. Je ne l’ai pas touché. J’aurais préféré qu’il puisse être converti, mais il semble qu’il en ait décidé autrement. Est-ce grave ? Non, nous aviserons plus tard de sa situation. En attendant, je suis sûr qu’il ne tentera rien contre toi. Il préférera que tu restes avec lui. Il a besoin de toi. J’ai besoin de toi. Tu as besoin de lui. C’est une situation à la fois si simple et si compliquée…
— Seigneur…
— Non, Viltis, ne dit rien de plus.
— Mais…
— Regarde plutôt vers l’avenir. Là où est ta place.
Le bouquet d’arbre se décala de Viltis, qui resta seul, assis au sol, entre la source et le Dieu-Machine.
— Et maintenant ?
— Tu devrais retourner te reposer. Demain sera une longue, très longue journée.
— Comment le savoir ?
— Beaucoup de travail, trop peu de temps.
— Mais, et le major ? Le colonel ?
— Tu seras dispensé de toute autre activité. Profite aujourd’hui. Il fait beau en plus. Ce serait dommage…
Viltis n’osa pas répliquer, et le Dieu-Machine ne chercha pas à lui en laisser l’occasion. Avant que l’adolescent puisse ouvrir la bouche, il avait disparu brutalement, le laissant seul auprès des ruines du phare, dont seule la porte d’entrée était restée intacte. Il se releva, décida qu’il était également temps de ne pas rester davantage. On lui offrait une journée ? Il aurait été dommage de ne pas en profiter.
L’auteur de la permission demeura un mystère entier. Viltis s’en moquait bien un peu, il voulait simplement marcher dans l’air doux de Civimundi, se rendre comme à son habitude au parc du Trocadéro, loin des foules du dimanche. Le trajet à pied le détendit, et en arrivant au pied des vastes massifs fraîchement aménagés, il se sentait en paix.
Le Trocadéro venait tout juste de rouvrir au public, après plusieurs semaines de remise en sécurité, de restauration, de réagencement. Les jardins ne devaient plus avoir grand-chose avec l’esplanade originelle, qui persistait par endroit en plaques blanchâtres, usées, perçant à travers une pelouse parfaitement tondue comme des icebergs plat et vacillants sur une mer étrangère. Des bancs, un miroir d’eaux, quelques arbres centenaires qui étaient encore debout, malgré la touche aléatoire qu’ils apportaient à la perspective originelle. Enfin, l’absence de promeneurs dans l’heure encore précoce de ce matin-là. Oui, la journée pouvait être agréable mais… Quelque chose tenait Viltis par le cœur. Une intuition, presque une certitude, qui l’empêchait de jouir en totalité de l’instant, de cette incroyable opportunité de l’ici et du maintenant. Les paroles du Dieu-Machine résonnaient encore en lui, légères et graves, anecdotiques et profondes. Si son maître savait, même avec la garantie qu’il ne lui serrait rien fait car son pouvoir justifiait qu’on lui laisse la vie sauve, pourrait-il seulement lui pardonner d’avoir trahi et menti ? Viltis se souvenait parfaitement l’accroche qu’il avait monté avec maladresse pour pénétrer dans l’esprit du Naneyë. Une approche bruyante et indélicate, dont le discours de surface n’aurait pas dû le toucher à ce point. Mais à l’instant même où Flinn lui assurait qu’il pourrait tolérer le fait qu’il mente, il avait abusé de sa confiance, allant jusqu’à son intimité, ses rêves, les auscultant et les vendant comme de vulgaires denrées à un individu dont il ignorait tout au final. La manœuvre du Dieu-Machine avait été habile. En se rapprochant le plus possible de la notion d’ami, il avait fait de Viltis un confident, un serviteur loyal, non pas régi par la loi, mais par la valeur humaine qu’il lui accordait à lui, qui n’était ni humain ni vivant. Par son attitude, Viltis le rapprochait du monde réel. Mais le Dieu-Machine restait le Dieu-Machine, au-dessus des Hommes et des lois. Avec son intention propre.
Un éclair de douleur entama sa conscience. Il plaça ses deux mains sur tempes, serra les dents. Le banc sur lequel il avait décidé de s’asseoir craqua.
— Non !
La douleur, un instant, s’évapora, puis revint à la charge. Le banc se brisa, Viltis eut juste le temps de se remettre sur ses jambes, et de partir en courant, évitant les quelques passants du parc. Quelque chose n’allait pas.
Quelque chose qui n’était pas en lui.