Il y a de cela plusieurs années maintenant, j’ai proposé un topic (https://www.jeuxvideo.com/forums/42-68-67036899-1-0-1-0-le-forum-philo-et-le-fondement-du-sens.htm) dont le sujet portait sur les modes de fondation du sens. J’y avançais qu’il est possible de schématiquement considérer ces modes en trois catégories : l’intentio auctoris (ou intention de l’auteur), l’intentio operis (ou intention de l’œuvre) et enfin l’intentio lectoris (ou intention du lecteur). Ces trois concepts nous proviennent du sémioticien Umberto Eco.
L’intention de l’auteur correspond évidemment à l’intention « consciente » de l’auctor du texte (ce qu’il voulait dire) ou inconsciente (ce qui habitait l’inconscient de l’auctor). Cette approche de fondation du sens est notre tendance standard (et naïve), probablement car le dialogue réel (moi ou vous qui discutez avec un autre) prend la structure de l’intentio auctoris. En effet, si je discute avec un autre, ou si un autre me dispense un cours, et que je ne comprends pas, ou que je crois comprendre, il m’est toujours possible de demander si X signifie Y, et l’autre peut me répondre. Or, lorsque nous lisons de la philosophie, ou de la littérature, nous n’avons pas affaire à un sujet qui peut nous répondre comme un sujet conscient, mais à une entité dont le niveau d’existence n’est ni subjective ni objective. Dans le cas de la philosophie, il est bien possible que nous visions idéalement l’intention consciente du philosophe que nous lisons, néanmoins cette intention nous est, dans l’immense majorité des cas, absolument inaccessibles. À mon sens, tenir l’intentio auctoris comme réelle source de la fondation du sens, c’est tomber dans une illusion transcendantale qui transpose la structure dialogique vers la structure textuelle.
La seconde approche, qui semble la plus sensée, ou du moins la plus attendue, est l’intentio operis, soit la doctrine qui avance que le sens est fondé dans l’œuvre, que seule l’œuvre peut nous dicter le sens. C’est déjà, à mon sens, une approche plus exacte, bien qu’elle soit confrontée à d’autres soucis. C’est également l’approche dominante, tant en études littéraires en France qu’en philosophie. Si l’intentio operis est si dominante en France, c’est à cause, ou grâce au structuralisme et à certains poststructuralistes (Derrida en tête).
Reste donc l’intentio lectoris qui, en elle-même, semble la position la plus faible. Fonder le sens sur l’intention seule du lecteur est en effet une approche idéaliste et subjectiviste la plus crasse, et c’est à cause de cette faiblesse immédiate que dans ce vieux topic je me suis refusé à la défendre, bien que ce soit ma position. Je pense en effet que l’intentio lectoris bien compris décrit adéquatement la structure de la fondation du sens, tel que le sens émerge dans la lecture littéraire. Il est possible que ce soit également le cas dans la lecture philosophique, bien qu’il soit envisageable que le statut ontologique du sens diverge dans le discours philosophique. Je pointerais malgré tout le fait que la compréhension historique des philosophes n’est pas constante, que les philosophes sont constamment remobilisés à partir d’un autre point d’entrée, en mettant davantage d’importance sur un élément en particulier, etc. Autrement dit, même en restant au plus près du texte, sa compréhension varie. Bien entendu, à ce stade, nous n’avons proposé qu’un argument empirique, et cet argument n’empêche pas en droit la croyance qu’il existe une plus juste compréhension, une compréhension exacte du texte. Évidemment, cette compréhension plus juste, c’est toujours nous qui l’avons, ou la communauté interprétative à laquelle nous appartenons, et puisque nous avons tous la même croyance, nous sommes tous bien avancés.
J’ai, ces dernières années, travaillé sur mes recherches qui portaient justement sur l’intentio lectoris, pas sur l’intentio lectoris en elle-même, mais sur la manière dont des théoriciens et théoriciennes contemporains de la littérature en font le bon modèle pour décrire l’expérience fondamentale des lecteurs (il faut ici aborder cette expression de « fondamental » comme le sous-la-main dépend structurellement de l’à-portée-de-la-main chez Heidegger). Ces théoriciens étaient Yves Citton, Marielle Macé, Florent Coste, Frédéric Jousset et Hélène Merlin-Kajman. Après ces années de travail, mon article est terminé et je souhaite le résumer en ces idées principales, sans ses exemples ou son argumentation.
P1 : Co-relationalité
1) Il n’existe pas d’expérience absolu du texte littéraire, autrement dit il n’existe pas, pour l’espèce humain, de statut absolu/objectif/indépendant du texte littéraire.
2) Contre ce modèle absolutiste où le texte ne renvoie qu’à lui-même, les théoriciens défendent une conception processuelle des objets littéraires selon laquelle les propriétés des textes émergent au terme de rapports dynamiques et réciproques avec le lecteur.
3) Le texte littéraire, ce n’est pas sa suite typographique, mais le sens de ses caractères.
5) Donc, le texte littéraire, ou plutôt l’art comme expérience, ne réside ni dans l’objet-livre ni dans le sujet-lecteur, mais dans l’être relationnel qu’est leur rencontre.
4) À cet égard, Coste affirme à bon droit que
l’art perdrait toute son intelligibilité si on le débranchait artificiellement des modes d’organisation sociale, des problèmes urbanistiques et architecturaux, des agencements économiques, des nœuds politiques avec lesquels il est en parfaite et continue transaction.
4) À cet égard, Coste affirme à bon droit que
l’art perdrait toute son intelligibilité si on le débranchait artificiellement des modes d’organisation sociale, des problèmes urbanistiques et architecturaux, des agencements économiques, des nœuds politiques avec lesquels il est en parfaite et continue transaction.
5) Donc, le texte littéraire, ou plutôt l’art comme expérience, ne réside ni dans l’objet-livre ni dans le sujet-lecteur, mais dans l’être relationnel qu’est leur rencontre.
6) Le texte littéraire est un être modal, il doit être abordé dans le cadre d’une ontologie modale, processuelle, dynamique.
7) La construction du texte par le lecteur se double nécessairement d’une construction du lecteur par le texte. Les deux notions du couple lecteur-texte sont dès lors relatives l’une par rapport à l’autre, où les unes par rapport aux autres dans le cadre d’une communauté interprétative ; les termes s’entredéterminent et se soutiennent ainsi mutuellement.
8) Nous retrouvons à chaque fois un double rejet dans la structure : d’une part, rejet de la détermination du sens par un texte actif dont le lecteur se bornerait à recevoir passivement la signification ; d’autre part, refus de la vision inverse où ce serait le seul lecteur, en tant que sujet actif, qui déterminerait par son activité projective la signification d’un texte résolument passif. Le premier rejet correspond à la disqualification d’une approche objective de la signification et le second, à la disqualification d’une approche subjective. Refuser que l’objectivité et la subjectivité soient les pôles dominants dans l’élaboration du sens n’épuise cependant pas l’ensemble des possibilités, car comme nous l’avons vu, en plus des substances objectives et subjectives, il reste la relation en elle-même.
9) Dès lors que la priorité ontologique ne revient plus aux substances (Texte ou Lecteur), mais à la relationnalité, l’un des termes de la relation ne peut plus être univoquement considéré comme le terme actif et l’autre, le terme passif.
10) L’activité et la passivité sont traditionnellement en position de disjonction exclusive l’une par rapport à l’autre : autrement dit, lorsqu’un lecteur est actif, alors le texte est passif, et réciproquement. Cela ne se passe toutefois pas ainsi dans le cadre de notre corpus, car le rapport de ces deux pôles correspond davantage à celui d’une disjonction inclusive, voire d’une conjonction : le lecteur est actif et passif, le texte est passif et actif.
11) Considéré abstraitement, la structure expériencielle entre un lecteur et un texte est une structure de co-relationnalité. Considéré plus concrètement, la codétermination prend la forme d’un processus d’actualisation des significations possibles d’un texte.
12) L’actualisation ne doit pas être appréhendée dans son acceptation aristotélicienne, comme actualisation totale du possible vers l’energeia (être-en-acte), mais comme actualisation impure, ou perdure la puissance textuelle et lectrice.
13) Aucune interprétation particulière ne suffit à clore toutes les significations possible vers un seul sens actuel. Ces significations persistent dans l'actuel et animent l'oeuvre d'art.
14) Le sens même et la vérité même de l’oeuvre d’art ne réside pas dans l’oeuvre d’art seule, mais dans le contact, dans la relation. La relation est le sens. Le sens n’a aucune existence absolue, car le sens provient de la rencontre, il ne préexiste pas à celle-ci.
15) Concrètement, l’actualisation impure est pour l’expérience littéraire le processus de comprendre. Comprendre, c’est com-prendre, prendre avec. La compréhension se situe étymologiquement dans la sphère du toucher, com-prendre, c’est se prendre avec. Com-prendre, c’est l’usage des textes (d’où la thèse de Wittgenstein selon laquelle le sens d’un mot, c’est son usage.) La com-préhension se situe donc dans la sphère du toucher, de la prise ou encore du contact, tout comme l’usage. Coste rapporte à cet effet l’explication du philosophe italien Paolo Virno sur ce qu’est l’usage :
une pensée de l’usage tend à privilégier le sens du toucher.
Qu’il s’agisse de mots ou de vêtements […] tout ce dont on fait usage est contigu, […] susceptible de frottements
En outre, la contiguité dont parle Virno dans son analyse de l'usage correspond à la structure de co-relationnalité. Il avance que la chose utilisée rétroagit sur le vivant qui l'utilise, en transformant sa conduite. C'est la même réflexivité qui caractérise l'expérience du toucher. Qui touche une branche est touché à son tour par la branche qu'il est en train de toucher. L'activité du sujet de l'usage est selon le philosophe constitutivement renvoyée à sa passivité par la rétroaction de l'objet. De même, nous avons vu que le sujet-lecteur n'est pas souverainement maitre de l'objet-livre, car celui-ci le transforme tout autant.
P1 : Co-relationalité
1) Il n’existe pas d’expérience absolu du texte littéraire, autrement dit il n’existe pas, pour l’espèce humain, de statut absolu/objectif/indépendant du texte littéraire.
2) Contre ce modèle absolutiste où le texte ne renvoie qu’à lui-même, les théoriciens défendent une conception processuelle des objets littéraires selon laquelle les propriétés des textes émergent au terme de rapports dynamiques et réciproques avec le lecteur.
3) Le texte littéraire, ce n’est pas sa suite typographique, mais le sens de ses caractères.
4) À cet égard, Coste affirme à bon droit que
l’art perdrait toute son intelligibilité si on le débranchait artificiellement des modes d’organisation sociale, des problèmes urbanistiques et architecturaux, des agencements économiques, des nœuds politiques avec lesquels il est en parfaite et continue transaction.
5) Donc, le texte littéraire, ou plutôt l’art comme expérience, ne réside ni dans l’objet-livre ni dans le sujet-lecteur, mais dans l’être relationnel qu’est leur rencontre.
6) Le texte littéraire est un être modal, il doit être abordé dans le cadre d’une ontologie modale, processuelle, dynamique.
7) La construction du texte par le lecteur se double nécessairement d’une construction du lecteur par le texte. Les deux notions du couple lecteur-texte sont dès lors relatives l’une par rapport à l’autre, où les unes par rapport aux autres dans le cadre d’une communauté interprétative ; les termes s’entredéterminent et se soutiennent ainsi mutuellement.
8) Nous retrouvons à chaque fois un double rejet dans la structure : d’une part, rejet de la détermination du sens par un texte actif dont le lecteur se bornerait à recevoir passivement la signification ; d’autre part, refus de la vision inverse où ce serait le seul lecteur, en tant que sujet actif, qui déterminerait par son activité projective la signification d’un texte résolument passif. Le premier rejet correspond à la disqualification d’une approche objective de la signification et le second, à la disqualification d’une approche subjective. Refuser que l’objectivité et la subjectivité soient les pôles dominants dans l’élaboration du sens n’épuise cependant pas l’ensemble des possibilités, car comme nous l’avons vu, en plus des substances objectives et subjectives, il reste la relation en elle-même.
9) Dès lors que la priorité ontologique ne revient plus aux substances (Texte ou Lecteur), mais à la relationnalité, l’un des termes de la relation ne peut plus être univoquement considéré comme le terme actif et l’autre, le terme passif.
10) L’activité et la passivité sont traditionnellement en position de disjonction exclusive l’une par rapport à l’autre : autrement dit, lorsqu’un lecteur est actif, alors le texte est passif, et réciproquement. Cela ne se passe toutefois pas ainsi dans le cadre de notre corpus, car le rapport de ces deux pôles correspond davantage à celui d’une disjonction inclusive, voire d’une conjonction : le lecteur est actif et passif, le texte est passif et actif.
11) Considéré abstraitement, la structure expériencielle entre un lecteur et un texte est une structure de co-relationnalité. Considéré plus concrètement, la codétermination prend la forme d’un processus d’actualisation des significations possibles d’un texte.
12) L’actualisation ne doit pas être appréhendée dans son acceptation aristotélicienne, comme actualisation totale du possible vers l’energeia (être-en-acte), mais comme actualisation impure, ou perdure la puissance textuelle et lectrice.
13) Aucune interprétation particulière ne suffit à clore toutes les significations possible vers un seul sens actuel. Ces significations persistent dans l'actuel et animent l'oeuvre d'art.
14) Le sens même et la vérité même de l’oeuvre d’art ne réside pas dans l’oeuvre d’art seule, mais dans le contact, dans la relation. La relation est le sens. Le sens n’a aucune existence absolue, car le sens provient de la rencontre, il ne préexiste pas à celle-ci.
15) Concrètement, l’actualisation impure est pour l’expérience littéraire le processus de comprendre. Comprendre, c’est com-prendre, prendre avec. La compréhension se situe étymologiquement dans la sphère du toucher, com-prendre, c’est se prendre avec. Com-prendre, c’est l’usage des textes (d’où la thèse de Wittgenstein selon laquelle le sens d’un mot, c’est son usage.) La com-préhension se situe donc dans la sphère du toucher, de la prise ou encore du contact, tout comme l’usage. Coste rapporte à cet effet l’explication du philosophe italien Paolo Virno sur ce qu’est l’usage. une pensée de l’usage tend à privilégier le sens du toucher. Qu’il s’agisse de mots ou de vêtements […] tout ce dont on fait usage est contigu, […] susceptible de frottements. En outre, la contiguité dont parle Virno dans son analyse de l'usage correspond à la structure de co-relationnalité. Il avance que la chose utilisée rétroagit sur le vivant qui l'utilise, en transformant sa conduite. C'est la même réflexivité qui caractérise l'expérience du toucher. Qui touche une branche est touché à son tour par la branche qu'il est en train de toucher. L'activité du sujet de l'usage est selon le philosophe constitutivement renvoyée à sa passivité par la rétroaction de l'objet. De même, nous avons vu que le sujet-lecteur n'est pas souverainement maitre de l'objet-livre, car celui-ci le transforme tout autant.
P2 Le texte : une virtualité
P2 Le texte : une virtualité
1) Le processus d'actualisation, que l'actualisation soit pure ou impure, suppose logiquement une oeuvre inactuelle, car il serait absurde que l'actualisation s'opère sur un objet déjà actuel.
2) Les théologiens de la scolastique médiévale proposèrent trois concepts techniques dont le sens diffère légèrement pour traduire dynamis : possibilis, potentialis et virtualis. Virtuel qualifie un mode d’être du sens, qui vise à rendre compte de sa transformabilité.
3) À la différence de la dynamis, qui s'oppose au réel, la virtualis insiste sur la réalité de ce qui est virtuel. Cette dernière composante du concept est appuyée par la définition que propose Gilles Deleuze de la virtualité. Elle ne s'oppose pas au réel, mais seulement à l'actuel. Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel. Le virtuel doit même être défini comme une structe partie de l'objet rée;. Vitali-Rosati ajoute que chez Deleuze le virtuel ne disparait pas lors du passage à l'acte. Sa multiplicité reste derrière l'actuel même, et surtout, après l'actualisation.
4) Dans son expérience de la littérature, le lecteur comprend quelque chose, mais quel statut accorder à ce quelque chose? Que ce soit sous la forme des connotations sémantiques (Citton), des usages (Coste) ou de la forme et du style (Jousset et Macé) de la littérature, il nous semble que ces redéploiement du topos littérature de la polysémie des textes sont adéquatement rendus par le mode du virtuel. Continuellement ouvert à de nouveaux usages, même caché dans le miroitement des usages actuels, le texte véritablement brûle sans se consumer.
P2 Le texte : une virtualité
1) Le processus d'actualisation, que l'actualisation soit pure ou impure, suppose logiquement une oeuvre inactuelle, car il serait absurde que l'actualisation s'opère sur un objet déjà actuel.
2) Les théologiens de la scolastique médiévale proposèrent trois concepts techniques dont le sens diffère légèrement pour traduire dynamis : possibilis, potentialis et virtualis. Virtuel qualifie un mode d’être du sens, qui vise à rendre compte de sa transformabilité.
3) À la différence de la dynamis, qui s'oppose au réel, la virtualis insiste sur la réalité de ce qui est virtuel. Cette dernière composante du concept est appuyée par la définition que propose Gilles Deleuze de la virtualité. Elle ne s'oppose pas au réel, mais seulement à l'actuel. Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel. Le virtuel doit même être défini comme une structe partie de l'objet rée;. Vitali-Rosati ajoute que chez Deleuze le virtuel ne disparait pas lors du passage à l'acte. Sa multiplicité reste derrière l'actuel même, et surtout, après l'actualisation.
4) Dans son expérience de la littérature, le lecteur comprend quelque chose, mais quel statut accorder à ce quelque chose? Que ce soit sous la forme des connotations sémantiques (Citton), des usages (Coste) ou de la forme et du style (Jousset et Macé) de la littérature, il nous semble que ces redéploiement du topos littérature de la polysémie des textes sont adéquatement rendus par le mode du virtuel. Continuellement ouvert à de nouveaux usages, même caché dans le miroitement des usages actuels, le texte véritablement brûle sans se consumer.