vous trouvez pas ?
Mis a part moi et xenmaster, il n´y a personne
et moi...
^ ^ > Le Grand tour de jeuxvideo.com < ^ ^
Y a moi aussi !
Il a l´air trop bien ce jeu ! :p
Y a moi aussi !
Il a l´air trop bien ce jeu ! :p
Hugh.
Ca faisait un peu plus de six mois que je n'avais rien écrit de véritablement littéraire. Et un ans que je n'avais rien fait de régulier (si je l'ai déjà fait un jour). La prépa n'a aucune pitié. Les vacances arrivant et m'ennuyant ferme, je me suis donc lancé dans un nouveau truc, qui a l'air de tenir plus ou moins bien la route, et qui arrive à s‘écrire sans que je bloque. Je prend le risque de poster le début. C'est donc un texte de "dérouillage", même si ça a aussi vocation à être plus. En relisant mes vieux trucs, je me suis rendu compte de pas mal de gros défauts que j'ai tenté de corriger un tant soit peu. L'influence d'auteurs (littéraires ou philosophiques) découverts durant l'année se fait peut-être sentir, mais j'ai essayé d'adapter tout ça à ma sauce: C'est du Dostoïevski-like, peut-être, mais j'espére pas trop quand même.
Alors, c'est une fic assez longue: J'ai écrit 25 pages et j'en suis grosso modo au tiers de l'histoire (qui est ,elle, entièrement prévue). Comme le titre le présume, c'est une nouvelle historique, mais ce n'est pas une bio du Duce. C'est d'avantage une histoire qui tourne sans trop y toucher autour de l'Italie fasciste, et de manière plus globale autour de l'avant-guerre européen. Ca me paraissait intéressant, et puis je suis pas mal calé dans ce domaine. C'est pas pro-fasciste, bien entendu, mais j'ai essayé d'être un peu moins manichéen qu'on l'est d'habitude. Vous verrez en lisant
Pour les allergiques à l'histoire, ou ceux qui connaissent pas bien l'époque, j'ai mis des notes en bas de pages, de cette façon (1). Rassurez-vous, ca demande pas bac+5, juste si vous avez un doute sur qui est Molotov, Léon Blum, d'Annunzio ou ce que c'est que les Accords de Munich ou la IIIem Internationale, bah ça permet de savoir juste ce dont vous avez besoin. J'ai aussi de temps en temps pris des libertés par rapport à Wikipédia, donc j'indiquerais les passages ou personnages "historiques" qui sortent de ma tête, histoire que vous disiez pas de connerie en soirée la prochaine fois
Donc voila, après ce pavé d'intro inutile, voici Mussolini: ça parle de communistes qui, à la veille de la guerre, tentent de faire une Révolution pour sauver le monde, et de ce que chacun peut apprendre de ce genre de tentatives.
Enjoy.
PS: J’ai hésité, et j’ai finit par mettre les caractéres qui sont originellement en Italique en majuscule. Je trouvais que ça donnais un petit coté contemporain Donc quand un mot est COMME CA, c’est qu’il est normalement en italique.
MUSSOLINI
Dieu est mort, mais l'homme n'est pas, pour autant, devenu athée. Ce silence du transcendant, joint à la permanence du besoin religieux chez l'homme moderne, voilà la grande affaire aujourd'hui comme hier.
Jean-Paul Sartre.
"Des bêtises ! Répéta Souvarine. Votre Karl Marx en est encore à vouloir laisser agir les forces naturelles. Pas de politique, pas de conspiration, n'est-ce pas ? Tout au grand jour, et uniquement pour la hausse des salaires... fichez-moi donc la paix, avec votre évolution ! Allumez le feu aux quatre coins des villes, fauchez les peuples, rasez tout, et quand il ne restera plus rien de ce monde pourri, peut-être en repoussera-t-il un meilleur."
Emile Zola, Germinal.
Stepan: La liberté est un bagne aussi longtemps qu'un seul homme est asservi sur la terre.
Albert Camus, les Justes
"Aux rayons enflammés de l'astre, par cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. "
Emile Zola, Germinalo
"Puisque le bon Dieu était mort, la justice allait assurer le bonheur des hommes, en faisant régner l'égalité et la fraternité. Une société nouvelle poussait en un jour, ainsi que dans les songes, une ville immense, d'une splendeur de mirage, où chaque citoyen vivait de sa tâche et prenait sa part des joies communes. Le vieux monde pourri était tombé en poudre, une humanité jeune, purgée de ses crimes, ne formait plus qu'un seul peuple de travailleurs, qui avait pour devise : à chacun suivant son mérite ..."
Emile Zola, Germinal
Tout le malheur des hommes vient de l'espérance.
[Albert Camus] [+]
La seule règle qui soit originale aujourd'hui : apprendre à vivre et à mourir, et pour être homme, refuser d'être Dieu.
[Albert Camus] [+]
Extrait de L'homme révolté [+]
La révolution consiste à aimer un homme qui n'existe pas encore.
[Albert Camus] [+]
Extrait de L'homme révolté [+]
La passion la plus forte du vingtième siècle : la servitude.
[Albert Camus] [+]
Il y a des libertés : la liberté n'a jamais existé.
[Benito Mussolini] [+]
Extrait d'un Discours [+]
Le fascisme était l'ombre, où plutôt l'enfant monstrueux du communisme. [...] Comme le fascisme sortit du communisme, le nazisme fut engendré par le fascisme.
Winston Churchill
CHAPITRE I: MARCO
La passion la plus forte du vingtième siècle : la servitude.
-Albert Camus
« La Grande Révolution n’est PAS finie ! »
Louis se hissa sur les barricades. Les fusils tirèrent en l’air d’un seul coup, et leurs explosions sonnèrent comme le début d’un nouvel univers. Derrière, les flammes et les avions noirs vacillèrent comme des mirages, et disparurent dans un coup de vent. Il y eut un cri. Vingt millions de poings se levèrent. Et, du sommet du Trocadéro, Louis vit Paris lever des milliers de drapeaux rouges, et chanter les hymnes de la nouvelle ère.
La Tour Eiffel s’embrasa dans la nuit. Des nuées de visages et de bras traversèrent le champ de Mars et s’avancèrent vers les marches du palais de Chaillot. On annonçait la fin des colonies, et des masses de travailleurs noirs criaient en traversant le pont. On annonçait la liberté de culte et de pensée, et les prêtres se penchaient vers les pauvres, tournant le dos à leur Dieu solitaire et avare. On annonçait la fin de la propriété, et des usines du Nord surgissaient les anciens esclaves, et les nouveaux maîtres. On annonçait la paix absolue, totale, et les drapeaux de toutes les patries brûlaient au nom de la dernière des nations, celle du bonheur et du communisme. Comme des gonds enchaînant l’humanité grise, les lois des derniers tyrans disparaissaient par les voix des peuples.
Louis Adreï referma le poing, lentement, savourant la victoire du monde et de la vie. Derrière lui, les cieux noirs s’embrasèrent sous les coups de la Révolution. Derrière lui, dessinés avec du sang, Lénine et Staline, Trotski et Thorez, mais aussi Blum et Gambetta, Danton et Robespierre, la Boétie et Spartacus se dressaient sur de longues toiles blanches volés à Versailles. Derrière lui encore, il sentait ceux qu'il aimait, ses amis, ses idoles, ses frères de Révolution, et sa famille. Le souffle fier de son père, les larmes de sa soeur. Mais il ne les voyait pas
Parce qu'il regardait le peuple. Le Peuple de Paris, qui brillait parmi le noir, ce peuple qui avait triomphé des armées capitalistes, et qui, jamais, ne s'était agenouillé devant les tyrans. Et sous la mer rouge de drapeaux, et sous les milliers de poings levés, on pouvait sentir, filant sous le vent du Grand Soir, le monde libre et délivré de l'Histoire, qui chuchotait son nom. « Merci, camarade Adreï »
« Et la Révolution ne se terminera JAMAIS ! »
Au moment où il prononçait ses paroles, Louis se réveilla.
Et comme tous les matins où il faisait ce rêve, ce fut un réveil difficile.
Rome, 12 mai 1939.
-Quelqu'un a quelque chose à dire avant le début de la séance ? acheva Marco.
Il ouvrit les mains dans un signe de dialogue. Il tentait de paraître aimable, mais en de telles circonstances, c'était difficile.
- Je sais qu'une bonne partie de la diplomatie des dernières décennies s'est joué à des virgules, mais les temps ont changés, continua-t-il. C'est sans doute l'un des rares bons points de notre époque tourmentée. Les peuples et les masses ont dépassés les petits pactes qu'on faisaient autrefois, hein ? Il faut décider de la marche à suivre maintenant, un truc clair, sinon... Et bien ce sera le chaos.
Neville Chamberlain, (1) assis dans un coin de la pièce, aboya sèchement quelques paroles en anglais.
-Arrêtez ça, Galiani, traduisit l'interprète derrière Marco. Nous avons accepté de nous réunir pour cette réunion de la dernière chance, mais ce n'est pas une raison pour accepter de se faire traiter de cette façon !
Marco abaissa les mains sans discuter. Ce n'était pas la dernière chance, imbécile. La dernière chance, elle était passée lors du traité de Versailles. Ça faisait dix mois que tout le monde tentait de freiner les volontés de l'Allemagne. Vingt-cinq conférences secrètes s'étaient déroulées depuis Munich, (2) et personne n'avait encore réussi à trouver une configuration qui pouvait éviter une guerre mondiale.
Cette réunion-ci, néanmoins, se révélait particulière : elle se déroulait en Italie – les diplomates se fascinent pour la Suisse — et elle était conduite, pour un temps du moins, par Marco Galiani. C'était la première pour celui-ci, depuis sa nomination aux Affaires Étrangères, et il tenait à marquer le coup. Sa première entrée chez les Grands de ce monde. Chez les Très, Très Grands. Classe d'Histoire, niveau Travaux Pratiques.
- Ivan ? demanda-t-il à l'interprète derrière lui.
- Oui, monsieur Galiani ?
- Demande à tous s’il ne leur manque rien.
États-Unis d'Amérique. Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Italie. Grande-Bretagne. Allemagne. La quasi-totalité de la puissance militaire du monde se réunissait ici, dans cette petite salle qui puait le moisi, au fin fond des ministères de Rome. Seule, la France, dernière puissance occidentale capable de gêner les autres, était absente. Et pour cause : elle n'avait pas été invitée.
-C'est bon, monsieur, fit Ivan.
Dans la salle, ils n'étaient qu'une douzaine. Le fond de l'air restait étrangement frais pour une matinée d'été. Et pourtant, il sentait déjà la mort.
Molotov (3) alluma sa cigarette. Il s'agitait, et il sembla d'abord à Marco qu'il le regardait. Mais, imperceptiblement, il se décala vers la droite, et découvrit que les yeux glacés du soviétique ne se tournait pas vers lui, mais vers Ivan, son interprète.
-Si vous le chercher, Molotov, le Duce arrivera demain, assura Galiani. Jusque-là, c'est moi qui représenterais l'Italie dans cette conférence.
Ivan traduisit. Molotov l'ignora royalement.
-Galiani, grogna son second, un petit homme replet, dans un français grossier... Votre interprète... Il vient de Russie, n'est-ce pas ? De chez nous?
Ivan tressaillit, et tenta de traduire la phrase à son chef. Mais Marco avait étudié le Français. Il saisit la phrase au vol.
-Je pensais qu'on disait encore « URSS », ou « phare de la révolution », dit-il dans un Français amélioré. Ivan, tu peux lui raconter ta vie ?
-Excusez-moi, intervint le délégué américain, irrité, mais vous ne pouvez pas en parler plus tard ? Nous avons une guerre à éviter. Nos opinions publiques sont sur le qui-vive. Si l'un de nous croise le moindre journaliste dans des rues italiennes, nos carrières sont finies.
-C'est bien le moment de parler de carrières, grommela Chamberlain le britannique. S’il n'y a pas un accord dans les prochains jours, nous allons avoir une nouvelle guerre en Europe. De l'autre coté de l'Atlantique, vous ne pouvez pas savoir ce que c'est.
Ivan était un fonctionnaire d'une quarantaine d'années, long et large. Il avait un air fin et racé, comme tout les russes d'ascendance noble et donc française. Acculé derrière Marco, il semblait attendre un geste de lui. Molotov d'un geste, l'invita à continuer.
-Pourquoi pas ? Racontez-nous.
-Par pitié, Molotov ! Votre prédécesseur ne perdait pas de temps avec ces détails ! s'énerva le délégué américain.
Derrière son corps de cuir, le SS assis devant la fenêtre ne disait rien. C'était pourtant lui que Marco regardait. Il avait beau être le meneur de jeu, il savait parfaitement qui avait la meilleure main.
-Monsieur Granhäuser ? demanda-t-il.
Le SS sourit, et leva ses mains au ciel.
-Faîtes donc. Les armées tomberont quand les armées tomberont.
Ivan se tint droit.
-J'étais un des derniers bénéficiaires des bourses du tsar. Lénine a suivi le même parcours que moi. J'étais plutôt bon en langue et...
-Il parlait dix langues à dix-sept ans, toutes des dialectes de sa région, corrigea calmement Marco. Il ne connaissait pas un mot de russe quand il est monté à Petersbourg. Il le parlait, ainsi que le français, l'anglais, l'allemand et huit autres langues quand le feu mis à toutes les universités de Russie le jeta dans les bras des Anglais. Quand il est venu ici, il savait en parler quarante. De nos jours, c'est sans doute l'un des plus grands interprètes du monde.
-En substance, c'est cela, ajouta Ivan après l'avoir traduit en russe. Désolé d’interrompre les pourparlers avec mon histoire.
-Ses parents avaient une vache, et étaient d'ascendance noble -il s'appelle Koutouzov, comme le général qui a vaincu Napoléon. Cela a suffi pour qu'ils soient considérés comme des bourgeois réactionnaires. Ils ont été exécutés sur place en 1931, jeta négligemment Marco en épinglant Molotov du regard.
CHAPITRE I: MARCO
La passion la plus forte du vingtième siècle : la servitude.
-Albert Camus
« La Grande Révolution n’est PAS finie ! »
Louis se hissa sur les barricades. Les fusils tirèrent en l’air d’un seul coup, et leurs explosions sonnèrent comme le début d’un nouvel univers. Derrière, les flammes et les avions noirs vacillèrent comme des mirages, et disparurent dans un coup de vent. Il y eut un cri. Vingt millions de poings se levèrent. Et, du sommet du Trocadéro, Louis vit Paris lever des milliers de drapeaux rouges, et chanter les hymnes de la nouvelle ère.
La Tour Eiffel s’embrasa dans la nuit. Des nuées de visages et de bras traversèrent le champ de Mars et s’avancèrent vers les marches du palais de Chaillot. On annonçait la fin des colonies, et des masses de travailleurs noirs criaient en traversant le pont. On annonçait la liberté de culte et de pensée, et les prêtres se penchaient vers les pauvres, tournant le dos à leur Dieu solitaire et avare. On annonçait la fin de la propriété, et des usines du Nord surgissaient les anciens esclaves, et les nouveaux maîtres. On annonçait la paix absolue, totale, et les drapeaux de toutes les patries brûlaient au nom de la dernière des nations, celle du bonheur et du communisme. Comme des gonds enchaînant l’humanité grise, les lois des derniers tyrans disparaissaient par les voix des peuples.
Louis Adreï referma le poing, lentement, savourant la victoire du monde et de la vie. Derrière lui, les cieux noirs s’embrasèrent sous les coups de la Révolution. Derrière lui, dessinés avec du sang, Lénine et Staline, Trotski et Thorez, mais aussi Blum et Gambetta, Danton et Robespierre, la Boétie et Spartacus se dressaient sur de longues toiles blanches volés à Versailles. Derrière lui encore, il sentait ceux qu'il aimait, ses amis, ses idoles, ses frères de Révolution, et sa famille. Le souffle fier de son père, les larmes de sa soeur. Mais il ne les voyait pas
Parce qu'il regardait le peuple. Le Peuple de Paris, qui brillait parmi le noir, ce peuple qui avait triomphé des armées capitalistes, et qui, jamais, ne s'était agenouillé devant les tyrans. Et sous la mer rouge de drapeaux, et sous les milliers de poings levés, on pouvait sentir, filant sous le vent du Grand Soir, le monde libre et délivré de l'Histoire, qui chuchotait son nom. « Merci, camarade Adreï »
« Et la Révolution ne se terminera JAMAIS ! »
Au moment où il prononçait ses paroles, Louis se réveilla.
Et comme tous les matins où il faisait ce rêve, ce fut un réveil difficile.
Rome, 12 mai 1939.
-Quelqu'un a quelque chose à dire avant le début de la séance ? acheva Marco.
Il ouvrit les mains dans un signe de dialogue. Il tentait de paraître aimable, mais en de telles circonstances, c'était difficile.
- Je sais qu'une bonne partie de la diplomatie des dernières décennies s'est joué à des virgules, mais les temps ont changés, continua-t-il. C'est sans doute l'un des rares bons points de notre époque tourmentée. Les peuples et les masses ont dépassés les petits pactes qu'on faisaient autrefois, hein ? Il faut décider de la marche à suivre maintenant, un truc clair, sinon... Et bien ce sera le chaos.
Neville Chamberlain, (1) assis dans un coin de la pièce, aboya sèchement quelques paroles en anglais.
-Arrêtez ça, Galiani, traduisit l'interprète derrière Marco. Nous avons accepté de nous réunir pour cette réunion de la dernière chance, mais ce n'est pas une raison pour accepter de se faire traiter de cette façon !
Marco abaissa les mains sans discuter. Ce n'était pas la dernière chance, imbécile. La dernière chance, elle était passée lors du traité de Versailles. Ça faisait dix mois que tout le monde tentait de freiner les volontés de l'Allemagne. Vingt-cinq conférences secrètes s'étaient déroulées depuis Munich, (2) et personne n'avait encore réussi à trouver une configuration qui pouvait éviter une guerre mondiale.
Cette réunion-ci, néanmoins, se révélait particulière : elle se déroulait en Italie – les diplomates se fascinent pour la Suisse — et elle était conduite, pour un temps du moins, par Marco Galiani. C'était la première pour celui-ci, depuis sa nomination aux Affaires Étrangères, et il tenait à marquer le coup. Sa première entrée chez les Grands de ce monde. Chez les Très, Très Grands. Classe d'Histoire, niveau Travaux Pratiques.
- Ivan ? demanda-t-il à l'interprète derrière lui.
- Oui, monsieur Galiani ?
- Demande à tous si il ne leur manque rien.
États-Unis d'Amérique. Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Italie. Grande-Bretagne. Allemagne. La quasi-totalité de la puissance militaire du monde se réunissait ici, dans cette petite salle qui puait le moisi, au fin fond des ministères de Rome. Seule, la France, dernière puissance occidentale capable de gêner les autres, était absente. Et pour cause : elle n'avait pas été invitée.
-C'est bon, monsieur, fit Ivan.
Dans la salle, ils n'étaient qu'une douzaine. Le fond de l'air restait étrangement frais pour une matinée d'été. Et pourtant, il sentait déjà la mort.
Molotov (3) alluma sa cigarette. Il s'agitait, et il sembla d'abord à Marco qu'il le regardait. Mais, imperceptiblement, il se décala vers la droite, et découvrit que les yeux glacés du soviétique ne se tournait pas vers lui, mais vers Ivan, son interprète.
-Si vous le chercher, Molotov, le Duce arrivera demain, assura Galiani. Jusque-là, c'est moi qui représenterais l'Italie dans cette conférence.
Ivan traduisit. Molotov l'ignora royalement.
-Galiani, grogna son second, un petit homme replet, dans un français grossier... Votre interprète... Il vient de Russie, n'est-ce pas ? De chez nous?
Ivan tressaillit, et tenta de traduire la phrase à son chef. Mais Marco avait étudié le Français. Il saisit la phrase au vol.
-Je pensais qu'on disait encore « URSS », ou « phare de la révolution », dit-il dans un Français amélioré. Ivan, tu peux lui raconter ta vie ?
-Excusez-moi, intervint le délégué américain, irrité, mais vous ne pouvez pas en parler plus tard ? Nous avons une guerre à éviter. Nos opinions publiques sont sur le qui-vive. Si l'un de nous croise le moindre journaliste dans des rues italiennes, nos carrières sont finies.
-C'est bien le moment de parler de carrières, grommela Chamberlain le britannique. Si il n'y a pas un accord dans les prochains jours, nous allons avoir une nouvelle guerre en Europe. De l'autre coté de l'Atlantique, vous ne pouvez pas savoir ce que c'est.
Ivan était un fonctionnaire d'une quarantaine d'années, long et large. Il avait un air fin et racé, comme tout les russes d'ascendance noble et donc française. Acculé derrière Marco, il semblait attendre un geste de lui. Molotov d'un geste, l'invita à continuer.
-Pourquoi pas ? Racontez-nous.
-Par pitié, Molotov ! Votre prédécesseur ne perdait pas de temps avec ces détails ! s'énerva le délégué américain.
Derrière son corps de cuir, le SS assis devant la fenêtre ne disait rien. C'était pourtant lui que Marco regardait. Il avait beau être le meneur de jeu, il savait parfaitement qui avait la meilleure main.
-Monsieur Granhäuser ? demanda-t-il.
Le SS sourit, et leva ses mains au ciel.
-Faîtes donc. Les armées tomberont quand les armées tomberont.
Ivan se tint droit.
-J'étais un des derniers bénéficiaires des bourses du tsar. Lénine a suivi le même parcours que moi. J'étais plutôt bon en langue et...
-Il parlait dix langues à dix-sept ans, toutes des dialectes de sa région, corrigea calmement Marco. Il ne connaissait pas un mot de russe quand il est monté à Petersbourg. Il le parlait, ainsi que le français, l'anglais, l'allemand et huit autres langues quand le feu mis à toutes les universités de Russie le jeta dans les bras des Anglais. Quand il est venu ici, il savait en parler quarante. De nos jours, c'est sans doute l'un des plus grands interprètes du monde.
-En substance, c'est cela, ajouta Ivan après l'avoir traduit en russe. Désolé d’interrompre les pourparlers avec mon histoire.
-Ses parents avaient une vache, et étaient d'ascendance noble -il s'appelle Koutouzov, comme le général qui a vaincu Napoléon. Cela a suffi pour qu'ils soient considérés comme des bourgeois réactionnaires. Ils ont été exécutés sur place en 1931, jeta négligemment Marco en épinglant Molotov du regard.
Le diplomate russe ne répondit rien. Il paraissait franchement surpris. Pas par la chute, pensa Marco. Ni par les capacités du poulain. Par quoi alors ? Molotov fixait toujours Ivan et semblait attendre une autre parole de lui.
-Nous pouvons commencer ? râla Chamberlain. On a beaucoup de choses à faire avant ce soir. Je propose qu’on statue déjà sur vos revendications en Afrique, Galiani. Elles sont…
-Vous avez entendu ? interrompit le SS.
-Quoi encore?
Granhäuser semblait honnêtement secoué par l'histoire d'Ivan. Il restait les bras croisés, se balançant sur son siège, ses cheveux blonds et courts resplendissant dans la lumière du printemps. Il affichait l'air des gens qui, toujours, ont entendu qu'ils étaient supérieurs, et qu'une larme d'eux étaient un cadeau fait à l'humanité.
-L’histoire de l’interprète. Monsieur Molotov, continua-t-il en traînant sur le « monsieur », a eu raison de vouloir l’entendre. Elle est assez instructive, en réalité. On croit que la morale, c'est l'anti-communisme, mais je crois comprendre une chose.
Il se tourna vers Molotov et parla en allemand. Fébrile, Ivan traduisit en russe, puis en italien.
-Staline est un monstre, jeta-t-il. Nous en avons un aussi. Quand à Mussolini… Eh bien c'est plus particulier. Vous savez, le point commun entre ces deux monstres? Ce qui fait que eux (il embrassa d’un regard méprisant Chamberlain et le diplomate américain) ne nous comprendrons jamais ? Eux, ils se vont pas au fond des choses, ils restent à la surface. Pour se maintenir au pouvoir, ils promettront de l’argent, une société plus juste, plus acceptable. Ils n’ont rien compris. Le destin d’Ivan, que nous venons d’écouter, ça, c’est quelque chose d’unique. Vous avez brisé son tranquille avenir tout tracé, et vous lui avez donné une histoire unique. Terrible, inhumaine, mais unique. Nous faisons pareils avec nos victimes, et aussi avec nos héros. Tous, sans exception ! Ils deviennent les héros de la grande histoire du monde, un obstacle ou un pas de plus vers la fin des Temps Anciens. A chacun de devenir personnage d’un récit infini et glorieux. Hitler et Staline ont réussi à fonder un monde de ce genre. Mais eux, ces imbéciles de libéraux, n’arriveront jamais à, si vous voulez, redonner son âme d’enfant à l’humanité. Quand je repense à tout ça... Nous avons plus de points communs que nous le pensions, n'est-ce pas, monsieur Molotov?
-C’est fini, les provocations gratuites ? s'écria Chamberlain, hors de lui. Granhaüser, qu'est-ce que vous voulez ? La Pologne, c'est cela ? La France ne se laissera jamais faire ! Jamais faire !
Il toussa violemment, manqua de s'étouffer. Le délégué américain lui tapa sur l'épaule, mais il continua, hors d'haleine.
-Nous allons au devant d'une guerre ! Vous parlez d'un cas particulier, vous faites de la philosophie, voire de la rhétorique! Ca n’a pas d’importance, tout ça. Dans une diplomatie normale, on s’appuie sur des chiffres, des données, qui permettent de voir le bien commun! Pas des hallucinations ou des « âmes d’enfants ». Les massacres des rouges sont les mêmes que ceux des bruns? Et alors? La seule chose qui compte, Granhäuser, c’est que vous voulez la Pologne, et que la France ne vous laissera jamais faire. Alors commençons, immédiatement, ou je quitte cette salle et vous ne pourrez plus compter sur notre aide.
-Vous n'avez rien compris, fit Galiani en interrompant Ivan qui traduisait.
-Comment ?
-Ça a déjà commencé fit-il en Italien.
-Ça a déjà commencé, reprit Ivan en anglais.
Granhäuser regardait Molotov. Celui-ci tira lentement sur sa cigarette, regarda la fumée. Les arguments avaient portés.
-Vous voulez la Pologne, hein ? marmonna Molotov en allemand, une langue qu'il n'avait jamais parlée auparavant.
Le silence s'abattit sur Rome et sur le monde entier. Chamberlain resta figé dans une image comique. Marco se tordit les mains, et le bruit de la chair caressant la chair emplit l'air. Tout, tout puait le tabac de Molotov. Et dans cette fumée, la Seconde Guerre Mondiale, qui avait jusqu’alors parut si lointaine, si irréelle, sembla se matérialiser sous les regards effarés de ses créateurs.
Granhäuser, les yeux mi-clos, les mains noirs croisées dans une posture de maître du monde regarda Molotov abattre ses derniers mots.
-Cela tombe bien. Nous aussi, on la veut, la Pologne.
(1) NEVILLE CHAMBERLAIN était le premier ministre britannique à l'époque. Maître de la politique étrangère de son pays, il faisait partie d'une mouvance en Grande-Bretagne qui voulait privilégier le dialogue à la force contre Hitler. Il est notamment le principal instigateur des Accords de Munich.
(2) MUNICH est un traité signé en septembre 1938 par les principaux chefs européens. Il fait suite à la crise de la Tchécoslovaquie: Hitler réclamait l'Ossétie du Sud, peuplé d'Allemands, pour l'intégrer dans son Grand Reich. Les élites politiques et les peuples se divisèrent sur la réponse à cette revendication. Si ils refusaient, la guerre mondiale était enclenché. Daladier, Chamberlain et Mussolini ont donc décidé de léguer la Tchécoslovaquie à Hitler, en pensant qu'il arrêterait de réclamer toujours plus de terre. Ils avaient tort. Quelque jour après, Hitler réclame la Pologne.
(3) VYACHESLAV MOLOTOV est en mai 1939 le Commissaire aux Affaires Étrangères en URSS. Il est nouveau, Litvinov venant d'être limogé par Staline. Membre important du gouvernement depuis les années 1920, il est considéré comme le bras droit de Staline.
Wilheim Grahäuser et Marco Galiani sont des personnages inventés de toute pièce.
CHAPITRE I: MARCO
La passion la plus forte du vingtième siècle : la servitude.
-Albert Camus
« La Grande Révolution n'est PAS finie ! »
Louis se hissa sur les barricades. Les fusils tirèrent en l'air d'un seul coup, et leurs explosions sonnèrent comme le début d'un nouvel univers. Derrière, les flammes et les avions noirs vacillèrent comme des mirages, et disparurent dans un coup de vent. Il y eut un cri. Vingt millions de poings se levèrent. Et, du sommet du Trocadéro, Louis vit Paris lever des milliers de drapeaux rouges, et chanter les hymnes de la nouvelle ère.
La Tour Eiffel s'embrasa dans la nuit. Des nuées de visages et de bras traversèrent le champ de Mars et s'avancèrent vers les marches du palais de Chaillot. On annonçait la fin des colonies, et des masses de travailleurs noirs criaient en traversant le pont. On annonçait la liberté de culte et de pensée, et les prêtres se penchaient vers les pauvres, tournant le dos à leur Dieu solitaire et avare. On annonçait la fin de la propriété, et des usines du Nord surgissaient les anciens esclaves, et les nouveaux maîtres. On annonçait la paix absolue, totale, et les drapeaux de toutes les patries brûlaient au nom de la dernière des nations, celle du bonheur et du communisme. Comme des gonds enchaînant l'humanité grise, les lois des derniers tyrans disparaissaient par les voix des peuples.
Louis Adreï referma le poing, lentement, savourant la victoire du monde et de la vie. Derrière lui, les cieux noirs s'embrasèrent sous les coups de la Révolution. Derrière lui, dessinés avec du sang, Lénine et Staline, Trotski et Thorez, mais aussi Blum et Gambetta, Danton et Robespierre, la Boétie et Spartacus se dressaient sur de longues toiles blanches volées à Versailles. Derrière lui encore, il sentait ceux qu'il aimait, ses amis, ses idoles, ses frères de Révolution, et sa famille. Le souffle fier de son père, les larmes de sa soeur. Mais il ne les voyait pas
Parce qu'il regardait le peuple. Le Peuple de Paris, qui brillait parmi le noir, ce peuple qui avait triomphé des armées capitalistes, et qui, jamais, ne s'était agenouillé devant les tyrans. Et sous la mer rouge de drapeaux, et sous les milliers de poings levés, on pouvait sentir, filant sous le vent du Grand Soir, le monde libre et délivré de l'Histoire, qui chuchotait son nom. « Merci, camarade Adreï »
« Et la Révolution ne se terminera JAMAIS ! »
Au moment où il prononçait ses paroles, Louis se réveilla.
Et comme tous les matins où il faisait ce rêve, ce fut un réveil difficile.
Rome, 12 mai 1939.
-Quelqu'un a quelque chose à dire avant le début de la séance ? acheva Marco.
Il ouvrit les mains dans un signe de dialogue. Il tentait de paraître aimable, mais en de telles circonstances, c'était difficile.
- Je sais qu'une bonne partie de la diplomatie des dernières décennies s'est joué à des virgules, mais les temps ont changés, continua-t-il. C'est sans doute l'un des rares bons points de notre époque tourmentée. Les peuples et les masses ont dépassés les petits pactes qu'on faisaient autrefois, hein ? Il faut décider de la marche à suivre maintenant, un truc clair, sinon... Et bien ce sera le chaos.
Neville Chamberlain, (1) assis dans un coin de la pièce, aboya sèchement quelques paroles en anglais.
-Arrêtez ça, Galiani, traduisit l'interprète derrière Marco. Nous avons accepté de nous réunir pour cette réunion de la dernière chance, mais ce n'est pas une raison pour accepter de se faire traiter de cette façon !
Marco abaissa les mains sans discuter. Ce n'était pas la dernière chance, imbécile. La dernière chance, elle était passée lors du traité de Versailles. Ça faisait dix mois que tout le monde tentait de freiner les volontés de l'Allemagne. Vingt-cinq conférences secrètes s'étaient déroulées depuis Munich, (2) et personne n'avait encore réussi à trouver une configuration qui pouvait éviter une guerre mondiale.
Cette réunion-ci, néanmoins, se révélait particulière : elle se déroulait en Italie - les diplomates se fascinent pour la Suisse - et elle était conduite, pour un temps du moins, par Marco Galiani. C'était la première pour celui-ci, depuis sa nomination aux Affaires Étrangères, et il tenait à marquer le coup. Sa première entrée chez les Grands de ce monde. Chez les Très, Très Grands. Classe d'Histoire, niveau Travaux Pratiques.
- Ivan ? demanda-t-il à l'interprète derrière lui.
- Oui, monsieur Galiani ?
- Demande à tous si il ne leur manque rien.
États-Unis d'Amérique. Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Italie. Grande-Bretagne. Allemagne. La quasi-totalité de la puissance militaire du monde se réunissait ici, dans cette petite salle qui puait le moisi, au fin fond des ministères de Rome. Seule, la France, dernière puissance occidentale capable de gêner les autres, était absente. Et pour cause : elle n'avait pas été invitée.
-C'est bon, monsieur, fit Ivan.
Dans la salle, ils n'étaient qu'une douzaine. Le fond de l'air restait étrangement frais pour une matinée d'été. Et pourtant, il sentait déjà la mort.
Molotov (3) alluma sa cigarette. Il s'agitait, et il sembla d'abord à Marco qu'il le regardait. Mais, imperceptiblement, il se décala vers la droite, et découvrit que les yeux glacés du soviétique ne se tournait pas vers lui, mais vers Ivan, son interprète.
-Si vous le chercher, Molotov, le Duce arrivera demain, assura Galiani. Jusque-là, c'est moi qui représenterais l'Italie dans cette conférence.
Ivan traduisit. Molotov l'ignora royalement.
-Galiani, grogna son second, un petit homme replet, dans un français grossier... Votre interprète... Il vient de Russie, n'est-ce pas ? De chez nous?
Ivan tressaillit, et tenta de traduire la phrase à son chef. Mais Marco avait étudié le Français. Il saisit la phrase au vol.
-Je pensais qu'on disait encore « URSS », ou « phare de la révolution », dit-il dans un Français amélioré. Ivan, tu peux lui raconter ta vie ?
-Excusez-moi, intervint le délégué américain, irrité, mais vous ne pouvez pas en parler plus tard ? Nous avons une guerre à éviter. Nos opinions publiques sont sur le qui-vive. Si l'un de nous croise le moindre journaliste dans des rues italiennes, nos carrières sont finies.
-C'est bien le moment de parler de carrières, grommela Chamberlain le britannique. Si il n'y a pas un accord dans les prochains jours, nous allons avoir une nouvelle guerre en Europe. De l'autre coté de l'Atlantique, vous ne pouvez pas savoir ce que c'est.
Ivan était un fonctionnaire d'une quarantaine d'années, long et large. Il avait un air fin et racé, comme tout les russes d'ascendance noble et donc française. Acculé derrière Marco, il semblait attendre un geste de lui. Molotov d'un geste, l'invita à continuer.
-Pourquoi pas ? Racontez-nous.
-Par pitié, Molotov ! Votre prédécesseur ne perdait pas de temps avec ces détails ! s'énerva le délégué américain.
Derrière son corps de cuir, le SS assis devant la fenêtre ne disait rien. C'était pourtant lui que Marco regardait. Il avait beau être le meneur de jeu, il savait parfaitement qui avait la meilleure main.
-Monsieur Granhäuser ? demanda-t-il.
Le SS sourit, et leva ses mains au ciel.
-Faîtes donc. Les armées tomberont quand les armées tomberont.
Ivan se tint droit.
-J'étais un des derniers bénéficiaires des bourses du tsar. Lénine a suivi le même parcours que moi. J'étais plutôt bon en langue et...
-Il parlait dix langues à dix-sept ans, toutes des dialectes de sa région, corrigea calmement Marco. Il ne connaissait pas un mot de russe quand il est monté à Petersbourg. Il le parlait, ainsi que le français, l'anglais, l'allemand et huit autres langues quand le feu mis à toutes les universités de Russie le jeta dans les bras des Anglais. Quand il est venu ici, il savait en parler quarante. De nos jours, c'est sans doute l'un des plus grands interprètes du monde.
-En substance, c'est cela, ajouta Ivan après l'avoir traduit en russe. Désolé d'interrompre les pourparlers avec mon histoire.
-Ses parents avaient une vache, et étaient d'ascendance noble -il s'appelle Koutouzov, comme le général qui a vaincu Napoléon. Cela a suffi pour qu'ils soient considérés comme des bourgeois réactionnaires. Ils ont été exécutés sur place en 1931, jeta négligemment Marco en épinglant Molotov du regard.
Le diplomate russe ne répondit rien. Il paraissait franchement surpris. Pas par la chute, pensa Marco. Ni par les capacités du poulain. Par quoi alors ? Molotov fixait toujours Ivan et semblait attendre une autre parole de lui.
-Nous pouvons commencer ? râla Chamberlain. On a beaucoup de choses à faire avant ce soir. Je propose qu'on statue déjà sur vos revendications en Afrique, Galiani. Elles sont...
-Vous avez entendus ? interrompit le SS.
-Quoi encore?
Granhäuser semblait honnêtement secoué par l'histoire d'Ivan. Il restait les bras croisés, se balançant sur son siège, ses cheveux blonds et courts resplendissant dans la lumière du printemps. Il affichait l'air des gens qui, toujours, ont entendu qu'ils étaient supérieurs, et qu'une larme d'eux étaient un cadeau fait à l'humanité.
-L'histoire de l’interprète. Monsieur Molotov, continua-t-il en traînant sur le « monsieur », a eu raison de vouloir l'entendre. Elle est assez instructive, en réalité. On croit que la morale, c'est l'anti-communisme, mais je crois comprendre une chose.
Il se tourna vers Molotov et parla en allemand. Fébrile, Ivan traduisit le dialogue en russe, puis en italien.
-Staline est un monstre, jeta Granhäuser. Nous en avons un aussi. Quand à Mussolini... Eh bien c'est plus particulier. Vous savez, le point commun entre ces deux monstres? Ce qui fait que eux (il embrassa d'un regard méprisant Chamberlain et le diplomate américain) ne nous comprendront jamais ? Eux, ils ne vont pas au fond des choses, ils restent à la surface. Pour se maintenir au pouvoir, ils promettront de l'argent, une société plus juste, plus acceptable. Ils n'ont rien compris. Le destin d'Ivan, que nous venons d'écouter, ça, c’est quelque chose d'unique. Vous avez brisé son tranquille avenir tout tracé, et vous lui avez donné une histoire unique. Terrible, inhumaine, mais unique. Nous faisons pareils avec nos victimes, et aussi avec nos héros. Tous, sans exception ! Ils deviennent les personnages de la grande histoire du monde, un obstacle ou un pas de plus vers la fin des Temps Anciens. A chacun de devenir héros d’un récit infini et glorieux. Hitler et Staline ont réussis à fonder un monde de ce genre. Mais eux, ces imbéciles de libéraux, n'arriveront jamais à, si vous voulez, redonner son âme d’enfant à l'humanité. Quand je repense à tout ça... Nous avons plus de points communs que nous le pensions, n'est-ce pas, monsieur Molotov?
-C'est fini, les provocations gratuites ? s'écria Chamberlain, hors de lui. Granhaüser, qu'est-ce que vous voulez ? La Pologne, c'est cela ? La France ne se laissera jamais faire ! Jamais faire !
Il toussa violemment, manqua de s'étouffer. Le délégué américain lui tapa sur l'épaule, mais il continua, hors d'haleine.
-Nous allons au devant d'une guerre ! Vous parlez d'un cas particulier, vous faites de la philosophie, voire de la rhétorique! Ca n'a pas d’importance, tout ça. Dans une diplomatie normale, on s’appuie sur des chiffres, des données, qui permettent de voir ce qui est bon et mauvais! Pas des fantasmes mués en idéologie. Les massacres des rouges sont les mêmes que ceux des bruns? Et alors? La seule chose qui compte, Granhäuser, c'est que vous voulez la Pologne, et que la France ne vous laissera jamais faire. Alors commençons, immédiatement, ou je quitte cette salle et vous ne pourrez plus compter sur notre aide.
-Vous n'avez rien compris, fit Galiani en interrompant Ivan qui traduisait.
-Comment ?
-Ça a déjà commencé fit-il en Italien.
-Ça a déjà commencé, reprit Ivan en anglais.
Granhäuser regardait Molotov. Celui-ci tira lentement sur sa cigarette, regarda la fumée. Les arguments avaient portés.
-Vous voulez la Pologne, hein ? marmonna Molotov en allemand, une langue qu'il n'avait jamais parlée auparavant.
Le silence s’abattit sur Rome et sur le monde entier. Chamberlain resta figé dans une image comique. Marco se tordit les mains, et le bruit de la chair caressant la chair emplit l'air. Tout, tout puait le tabac de Molotov. Et dans cette fumée, la Seconde Guerre Mondiale, qui avait jusqu'alors parut si lointaine, si irréelle, sembla se matérialiser sous les regards effarés de ses créateurs.
Granhäuser, les yeux mi-clos, les mains noirs croisées dans une posture de maître du monde regarda Molotov abattre ses derniers mots.
-Cela tombe bien. Nous aussi, on la veut, la Pologne.
(1) NEVILLE CHAMBERLAIN était le premier ministre britannique à l'époque. Maître de la politique étrangère de son pays, il faisait partie d'une mouvance en Grande-Bretagne qui voulait privilégier le dialogue à la force contre Hitler. Il est notamment le principal instigateur des Accords de Munich.
(2) MUNICH est un traité signé en septembre 1938 par les principaux chefs européens. Il fait suite à la crise de la Tchécoslovaquie: Hitler réclamait l'Ossétie du Sud, peuplé d'Allemands, pour l'intégrer dans son Grand Reich. Les élites politiques et les peuples se divisèrent sur la réponse à cette revendication. Si ils refusaient, la guerre mondiale était enclenché. Daladier, Chamberlain et Mussolini ont donc décidé de léguer la Tchécoslovaquie à Hitler, en pensant qu'il arrêterait de réclamer toujours plus de terre. Ils avaient tort. Quelques jours après, Hitler réclame la Pologne.
(3) VYACHESLAV MOLOTOV est en mai 1939 le Commissaire aux Affaires Étrangères en URSS. Il est nouveau, Litvinov venant d'être limogé par Staline. Membre important du gouvernement depuis les années 1920, il est considéré comme le bras droit de Staline.
Wilheim Grahäuser et Marco Galiani sont des personnages inventés de toute pièce.
CHAPITRE I: MARCO
La passion la plus forte du vingtième siècle : la servitude.
-Albert Camus
« La Grande Révolution n'est PAS finie ! »
Louis se hissa sur les barricades. Les fusils tirèrent en l'air d'un seul coup, et leurs explosions sonnèrent comme le début d'un nouvel univers. Derrière, les flammes et les avions noirs vacillèrent comme des mirages, et disparurent dans un coup de vent. Il y eut un cri. Vingt millions de poings se levèrent. Et, du sommet du Trocadéro, Louis vit Paris lever des milliers de drapeaux rouges, et chanter les hymnes de la nouvelle ère.
La Tour Eiffel s'embrasa dans la nuit. Des nuées de visages et de bras traversèrent le champ de Mars et s'avancèrent vers les marches du palais de Chaillot. On annonçait la fin des colonies, et des masses de travailleurs noirs criaient en traversant le pont. On annonçait la liberté de culte et de pensée, et les prêtres se penchaient vers les pauvres, tournant le dos à leur Dieu solitaire et avare. On annonçait la fin de la propriété, et des usines du Nord surgissaient les anciens esclaves, et les nouveaux maîtres. On annonçait la paix absolue, totale, et les drapeaux de toutes les patries brûlaient au nom de la dernière des nations, celle du bonheur et du communisme. Comme des gonds enchaînant l'humanité grise, les lois des derniers tyrans disparaissaient par les voix des peuples.
Louis Adreï referma le poing, lentement, savourant la victoire du monde et de la vie. Derrière lui, les cieux noirs s'embrasèrent sous les coups de la Révolution. Derrière lui, dessinés avec du sang, Lénine et Staline, Trotski et Thorez, mais aussi Blum et Gambetta, Danton et Robespierre, la Boétie et Spartacus se dressaient sur de longues toiles blanches volées à Versailles. Derrière lui encore, il sentait ceux qu'il aimait, ses amis, ses idoles, ses frères de Révolution, et sa famille. Le souffle fier de son père, les larmes de sa soeur. Mais il ne les voyait pas
Parce qu'il regardait le peuple. Le Peuple de Paris, qui brillait parmi le noir, ce peuple qui avait triomphé des armées capitalistes, et qui, jamais, ne s'était agenouillé devant les tyrans. Et sous la mer rouge de drapeaux, et sous les milliers de poings levés, on pouvait sentir, filant sous le vent du Grand Soir, le monde libre et délivré de l'Histoire, qui chuchotait son nom. « Merci, camarade Adreï »
« Et la Révolution ne se terminera JAMAIS ! »
Au moment où il prononçait ses paroles, Louis se réveilla.
Et comme tous les matins où il faisait ce rêve, ce fut un réveil difficile.
Rome, 12 mai 1939.
-Quelqu'un a quelque chose à dire avant le début de la séance ? acheva Marco.
Il ouvrit les mains dans un signe de dialogue. Il tentait de paraître aimable, mais en de telles circonstances, c'était difficile.
- Je sais qu'une bonne partie de la diplomatie des dernières décennies s'est joué à des virgules, mais les temps ont changés, continua-t-il. C'est sans doute l'un des rares bons points de notre époque tourmentée. Les peuples et les masses ont dépassés les petits pactes qu'on faisaient autrefois, hein ? Il faut décider de la marche à suivre maintenant, un truc clair, sinon... Et bien ce sera le chaos.
Neville Chamberlain, (1) assis dans un coin de la pièce, aboya sèchement quelques paroles en anglais.
-Arrêtez ça, Galiani, traduisit l'interprète derrière Marco. Nous avons accepté de nous réunir pour cette réunion de la dernière chance, mais ce n'est pas une raison pour accepter de se faire traiter de cette façon !
Marco abaissa les mains sans discuter. Ce n'était pas la dernière chance, imbécile. La dernière chance, elle était passée lors du traité de Versailles. Ça faisait dix mois que tout le monde tentait de freiner les volontés de l'Allemagne. Vingt-cinq conférences secrètes s'étaient déroulées depuis Munich, (2) et personne n'avait encore réussi à trouver une configuration qui pouvait éviter une guerre mondiale.
Cette réunion-ci, néanmoins, se révélait particulière : elle se déroulait en Italie - les diplomates se fascinent pour la Suisse - et elle était conduite, pour un temps du moins, par Marco Galiani. C'était la première pour celui-ci, depuis sa nomination aux Affaires Étrangères, et il tenait à marquer le coup. Sa première entrée chez les Grands de ce monde. Chez les Très, Très Grands. Classe d'Histoire, niveau Travaux Pratiques.
- Ivan ? demanda-t-il à l'interprète derrière lui.
- Oui, monsieur Galiani ?
- Demande à tous si il ne leur manque rien.
États-Unis d'Amérique. Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Italie. Grande-Bretagne. Allemagne. La quasi-totalité de la puissance militaire du monde se réunissait ici, dans cette petite salle qui puait le moisi, au fin fond des ministères de Rome. Seule, la France, dernière puissance occidentale capable de gêner les autres, était absente. Et pour cause : elle n'avait pas été invitée.
-C'est bon, monsieur, fit Ivan.
Dans la salle, ils n'étaient qu'une douzaine. Le fond de l'air restait étrangement frais pour une matinée d'été. Et pourtant, il sentait déjà la mort.
Molotov (3) alluma sa cigarette. Il s'agitait, et il sembla d'abord à Marco qu'il le regardait. Mais, imperceptiblement, il se décala vers la droite, et découvrit que les yeux glacés du soviétique ne se tournait pas vers lui, mais vers Ivan, son interprète.
-Si vous le chercher, Molotov, le Duce arrivera demain, assura Galiani. Jusque-là, c'est moi qui représenterais l'Italie dans cette conférence.
Ivan traduisit. Molotov l'ignora royalement.
-Galiani, grogna son second, un petit homme replet, dans un français grossier... Votre interprète... Il vient de Russie, n'est-ce pas ? De chez nous?
Ivan tressaillit, et tenta de traduire la phrase à son chef. Mais Marco avait étudié le Français. Il saisit la phrase au vol.
-Je pensais qu'on disait encore « URSS », ou « phare de la révolution », dit-il dans un Français amélioré. Ivan, tu peux lui raconter ta vie ?
-Excusez-moi, intervint le délégué américain, irrité, mais vous ne pouvez pas en parler plus tard ? Nous avons une guerre à éviter. Nos opinions publiques sont sur le qui-vive. Si l'un de nous croise le moindre journaliste dans des rues italiennes, nos carrières sont finies.
-C'est bien le moment de parler de carrières, grommela Chamberlain le britannique. Si il n'y a pas un accord dans les prochains jours, nous allons avoir une nouvelle guerre en Europe. De l'autre coté de l'Atlantique, vous ne pouvez pas savoir ce que c'est.
Ivan était un fonctionnaire d'une quarantaine d'années, long et large. Il avait un air fin et racé, comme tout les russes d'ascendance noble et donc française. Acculé derrière Marco, il semblait attendre un geste de lui. Molotov d'un geste, l'invita à continuer.
-Pourquoi pas ? Racontez-nous.
-Par pitié, Molotov ! Votre prédécesseur ne perdait pas de temps avec ces détails ! s'énerva le délégué américain.
Derrière son corps de cuir, le SS assis devant la fenêtre ne disait rien. C'était pourtant lui que Marco regardait. Il avait beau être le meneur de jeu, il savait parfaitement qui avait la meilleure main.
-Monsieur Granhäuser ? demanda-t-il.
Le SS sourit, et leva ses mains au ciel.
-Faîtes donc. Les armées tomberont quand les armées tomberont.
Ivan se tint droit.
-J'étais un des derniers bénéficiaires des bourses du tsar. Lénine a suivi le même parcours que moi. J'étais plutôt bon en langue et...
-Il parlait dix langues à dix-sept ans, toutes des dialectes de sa région, corrigea calmement Marco. Il ne connaissait pas un mot de russe quand il est monté à Petersbourg. Il le parlait, ainsi que le français, l'anglais, l'allemand et huit autres langues quand le feu mis à toutes les universités de Russie le jeta dans les bras des Anglais. Quand il est venu ici, il savait en parler quarante. De nos jours, c'est sans doute l'un des plus grands interprètes du monde.
-En substance, c'est cela, ajouta Ivan après l'avoir traduit en russe. Désolé d'interrompre les pourparlers avec mon histoire.
-Ses parents avaient une vache, et étaient d'ascendance noble -il s'appelle Koutouzov, comme le général qui a vaincu Napoléon. Cela a suffi pour qu'ils soient considérés comme des bourgeois réactionnaires. Ils ont été exécutés sur place en 1931, jeta négligemment Marco en épinglant Molotov du regard.
Le diplomate russe ne répondit rien. Il paraissait franchement surpris. Pas par la chute, pensa Marco. Ni par les capacités du poulain. Par quoi alors ? Molotov fixait toujours Ivan et semblait attendre une autre parole de lui.
-Nous pouvons commencer ? râla Chamberlain. On a beaucoup de choses à faire avant ce soir. Je propose qu'on statue déjà sur vos revendications en Afrique, Galiani. Elles sont...
-Vous avez entendus ? interrompit le SS.
-Quoi encore?
Granhäuser semblait honnêtement secoué par l'histoire d'Ivan. Il restait les bras croisés, se balançant sur son siège, ses cheveux blonds et courts resplendissant dans la lumière du printemps. Il affichait l'air des gens qui, toujours, ont entendu qu'ils étaient supérieurs, et qu'une larme d'eux étaient un cadeau fait à l'humanité.
-L'histoire de l'interprète. Monsieur Molotov, continua-t-il en traînant sur le « monsieur », a eu raison de vouloir l'entendre. Elle est assez instructive, en réalité. On croit que la morale, c'est l'anti-communisme, mais je crois comprendre une chose.
Il se tourna vers Molotov et parla en allemand. Fébrile, Ivan traduisit le dialogue en russe, puis en italien.
-Staline est un monstre, jeta Granhäuser. Nous en avons un aussi. Quand à Mussolini... Eh bien c'est plus particulier. Vous savez, le point commun entre ces deux monstres? Ce qui fait que eux (il embrassa d'un regard méprisant Chamberlain et le diplomate américain) ne nous comprendront jamais ? Eux, ils ne vont pas au fond des choses, ils restent à la surface. Pour se maintenir au pouvoir, ils promettront de l'argent, une société plus juste, plus acceptable. Ils n'ont rien compris. Le destin d'Ivan, que nous venons d'écouter, ça, c'est quelque chose d'unique. Vous avez brisé son tranquille avenir tout tracé, et vous lui avez donné une histoire unique. Terrible, inhumaine, mais unique. Nous faisons pareils avec nos victimes, et aussi avec nos héros. Tous, sans exception ! Ils deviennent les personnages de la grande histoire du monde, un obstacle ou un pas de plus vers la fin des Temps Anciens. A chacun de devenir héros d'un récit infini et glorieux. Hitler et Staline ont réussis à fonder un monde de ce genre. Mais eux, ces imbéciles de libéraux, n'arriveront jamais à, si vous voulez, redonner son âme d'enfant à l'humanité. Quand je repense à tout ça... Nous avons plus de points communs que nous le pensions, n'est-ce pas, monsieur Molotov?
-C'est fini, les provocations gratuites ? s'écria Chamberlain, hors de lui. Granhaüser, qu'est-ce que vous voulez ? La Pologne, c'est cela ? La France ne se laissera jamais faire ! Jamais faire !
Il toussa violemment, manqua de s'étouffer. Le délégué américain lui tapa sur l'épaule, mais il continua, hors d'haleine.
-Nous allons au devant d'une guerre ! Vous parlez d'un cas particulier, vous faites de la philosophie, voire de la rhétorique! Ca n'a pas d'importance, tout ça. Dans une diplomatie normale, on s'appuie sur des chiffres, des données, qui permettent de voir ce qui est bon et mauvais! Pas des fantasmes mués en idéologie. Les massacres des rouges sont les mêmes que ceux des bruns? Et alors? La seule chose qui compte, Granhäuser, c'est que vous voulez la Pologne, et que la France ne vous laissera jamais faire. Alors commençons, immédiatement, ou je quitte cette salle et vous ne pourrez plus compter sur notre aide.
-Vous n'avez rien compris, fit Galiani en interrompant Ivan qui traduisait.
-Comment ?
-Ça a déjà commencé fit-il en Italien.
-Ça a déjà commencé, reprit Ivan en anglais.
Granhäuser regardait Molotov. Celui-ci tira lentement sur sa cigarette, regarda la fumée. Les arguments avaient portés.
-Vous voulez la Pologne, hein ? marmonna Molotov en allemand, une langue qu'il n'avait jamais parlée auparavant.
Le silence s'abattit sur Rome et sur le monde entier. Chamberlain resta figé dans une image comique. Marco se tordit les mains, et le bruit de la chair caressant la chair emplit l'air. Tout, tout puait le tabac de Molotov. Et dans cette fumée, la Seconde Guerre Mondiale, qui avait jusqu'alors parut si lointaine, si irréelle, sembla se matérialiser sous les regards effarés de ses créateurs.
Granhäuser, les yeux mi-clos, les mains noirs croisées dans une posture de maître du monde regarda Molotov abattre ses derniers mots.
-Cela tombe bien. Nous aussi, on la veut, la Pologne.
(1) NEVILLE CHAMBERLAIN était le premier ministre britannique à l'époque. Maître de la politique étrangère de son pays, il faisait partie d'une mouvance en Grande-Bretagne qui voulait privilégier le dialogue à la force contre Hitler. Il est notamment le principal instigateur des Accords de Munich.
(2) MUNICH est un traité signé en septembre 1938 par les principaux chefs européens. Il fait suite à la crise de la Tchécoslovaquie: Hitler réclamait l'Ossétie du Sud, peuplé d'Allemands, pour l'intégrer dans son Grand Reich. Les élites politiques et les peuples se divisèrent sur la réponse à cette revendication. Si ils refusaient, la guerre mondiale était enclenché. Daladier, Chamberlain et Mussolini ont donc décidé de léguer la Tchécoslovaquie à Hitler, en pensant qu'il arrêterait de réclamer toujours plus de terre. Ils avaient tort. Quelques jours après, Hitler réclame la Pologne.
(3) VYACHESLAV MOLOTOV est en mai 1939 le Commissaire aux Affaires Étrangères en URSS. Il est nouveau, Litvinov venant d'être limogé par Staline. Membre important du gouvernement depuis les années 1920, il est considéré comme le bras droit de Staline.
Wilheim Grahäuser et Marco Galiani sont des personnages inventés de toute pièce.
-Merci, Ivan. Vous nous avez bien aidé aujourd'hui. On a bien avancé... Même si ce n'est peut-être pas dans le sens que nous voulions.
Marco soupira. Pour une première, c'était une première.
-Ce n'est rien, monsieur. Je suis à votre disposition.
L'une des entrées du Ministère des Affaires Étrangères donnait dans une de ces larges allées vivantes et bruissantes. Tandis que le soir emplissait le ciel, vidant les nuages de la lourde chaleur du printemps, les terrasses brillaient de costumes, d'alcools et de fumées. L'air devenait frais, mais bon, et après plusieurs heures à endurer le tabac soviétique, Marco trouva à la douce odeur du Sud des airs de paradis.
-A demain.
-A demain, monsieur.
Ivan disparut, son grand manteau de Sibérie sur les épaules, saluant du regard le soldat qui se tenait devant l'entrée et Marco rentra, seul, dans le large cabinet qui était le sien.
A partir de six heures, le ministère se vidait. A l’exception des gardes, Marco restait souvent le dernier au sein du ministère dont il avait maintenant la direction. Il aimait travailler la nuit, et ne rentrait souvent chez lui qu'une fois minuit passé. Il quittait alors un bureau vide pour rejoindre une maison vide, où il dormait dans des draps froids et repassé par une domestique qu'il ne voyait qu'une fois la semaine. Le reste de sa vie était de traiter, seul, dans le noir, les chiffres, les statistiques et les espions qui composaient la grande partie d'échec du monde.
Ca ne le dérangeait pas, d'ailleurs, à vrai dire, ce n’était pas vraiment une nouveauté. Quand il était entré au sein de ce ministère, quelque mois après la signature de Briand-Kellog, en 1928, il faisait déjà partie des derniers . Les Affaires Étrangères avaient alors un autre aspect, tellement moins important... On signait un pacte de paix toute les semaines, et la forêt d'alliance était tellement touffue que la Sécurité collective paraissait inébranlable. Bien sûr, il restait Versailles et ses ruines: L'Allemagne ne cessait de revendiquer des droits plus importants, et l'Italie elle-même peinait à obtenir une autorité sur les terres irrédentes. Fiume ne s'oublierait jamais. Mais Briand et Stresemann avaient réussi à peu à peu démanteler ce traité injuste, et l'Europe s'avançait à nouveau vers la paix. Tout paraissait possible. Marco s'occupait alors de ce qu'il avait à faire, courageusement, sans fatigue ni enthousiasme. Il était aux Affaires Chinoises, un poste alors encore insignifiant. Il avait fêté ses vingt ans en mai 1929, quelque part dans ces bureaux, sans que personne ne le sache ou ne vienne le fêter.
Et puis, il y avait eu la crise. Marco se souvenait du moment où les Américains, furieux de l'annulation de la dette, avaient quitté Lausanne en criant que jamais, on ne les y reprendrait à se mêler des affaires de l'Europe. Ca avait tout de même été un soulagement pour beaucoup, mais cela n'était que la première pièce à s'effondrer. Brüning, le chancelier allemand fut le suivant à hausser le ton. Poussé par l'extrême droite, il fut obligé de menacer ses adversaires. On finit par convenir de l'égalité des droits de l'Allemagne et de son droit à réarmer. Pas de chance. Quelque jours après, en janvier 1933j un homme défilait sur Berlin. Et sa folie allait précipiter l'Europe dans le chaos.
Marco retourna dans la salle désormais vide. Granhäuser avait soulevé un point intéressant. Si l'Union Soviétique acceptait une alliance avec le Reich, la guerre contre la France serait limitée à son minimum. Les Américains et les Britanniques n'interviendraient probablement pas. L'armée française avait été tenace et puissante, mais elle n'était plus en état de résister à l'Allemagne.
Pourtant, Marco savait qu'Hitler ne verrait pas les choses de cette façon. La proposition de Granhäuser avait été bien sur pensée à l'avance -l'histoire d'Ivan et le baratin propagandiste qui l'avait suivi masquait à peine une alliance purement stratégique-, mais rien ne disait que c'était le Führer qui l'avait prévu. Staline et lui ne pouvaient pas s'entendre. Pouvaient-on imaginer deux idéologies plus opposés que le communisme et le national-socialisme?
Oui, sauf que Staline n'était pas communiste. C'était un tsar rouge, dans la lignée des Pierre le Grand et d'Ivan le terrible. La Mère Patrie comptait pour lui bien plus que les délires économiques des marxistes. Il avait su modérer les doux dingues du léninisme révolutionnaire, et bouter les trotskistes hors du territoire. Staline ne s'est pas gêné pour s'allier avec les libéraux lors des Fronts Populaires. Et pour un marxiste, il y a une différence de niveau entre un socialiste et un fasciste. Mais pas de nature.
Une porte claqua, interrompit ses réflexions. Marco, intrigué se dirigea vers l'entrée, mais une voix calme et glacée l'interrompit.
-Ne vous fatiguez pas. Je suis passé par l'entrée de service.
Marco se figea. Ivan?
-De cette façon, fit le russe dans son italien parfait, mon départ aura été notifié, sans que mon retour le soit. Pour les registres officiels, je ne suis pas ici.
-Vous devez avoir oublié quelque chose, sans doute, répliqua Marco, imperturbable. Vous avez préféré passer par l'entrée de service pour ne pas déranger le gardien et ne pas surcharger les archives. Trés bien de votre part. Parce que c'est ça, n'est-ce pas?
Pourquoi prenait-il ce ton? Marco avait toujours compris vite ce qui se déroulait sous ses yeux. Il voulut se retourner, mais quelque chose de dur et de froid se colla à sa chemise collante. Un clic retentit.
-D'une certaine façon, oui. Il y a quelque chose que je n'ai jamais compris, monsieur Galiani. Vous savez ce qu'on dit sur le totalitarisme?
Le crépuscule tombait à travers la mince fenêtre, et la silhouette fine d'Ivan se découpa dans l'ombre. Ses yeux sombres et aigus transperçaient Marco.
-Vous voulez parlez de cette théorie qui circule chez nos intellectuels? L'Individu n'est rien hors du Tout. Ce n'est qu'une créature du monde détruite par la mort de son Dieu, et par sa propre mort. Mais l'État, lui, est un Tout en soi. Détruire la personne, la sacrifier, et la subordonner entièrement aux intérêts de l'État. Le réduire à l'état de moyen. Pour qu'il repuisse trouver un sens à sa vie dans la croyance au fascisme. Tout ne doit plus se réduire qu'à Benito Mussolini.
-Jolie propagande. Cette philosophie permet d'expliquer comment vous avez fait saigné ce pays. L'Etat doit tout contrôler. Donc il détruit. Économie, culture, vie privée... Il n'y a pas un domaine qui n'ait été purifié au nom de Mussolini. Car Mussolini doit tout savoir. Et il doit tout pouvoir.
-Mussolini est l'homme qui fait arriver les trains à l'heure, ricana Marco en levant les mains au ciel. Mais ça doit être un compliment, de la part d'un communiste. Parce que vous êtes communiste, hein?
-Pas de geste brusque.
-Où vous voulez en venir avec tout ça?
Il se surpris d'être aussi calme. C'était la seconde fois de sa vie qu'on braquait une arme sur lui. La première, c'était son frère, par plaisanterie, et il s'en était souvenu. Mais non, désormais, rien ne troublait le flux calme et tranquille de ses pensées. Il gagnait du temps, mais Ivan ne semblait pas pressé. Ou il avait déjà parcouru la zone pour vérifier que personne n'allait arriver. Ou alors il comptait le tuer rapidement, sans l'exploiter jusqu'au bout. Dans les deux cas, Marco était impuissant.
-Le totalitarisme est mal barré, continua Ivan. En temps qu'interprète dans des réunions diplomatiques majeures, j'accédais à des informations d'une dangerosité absolue. Je fais partie du cercle très restreint des hommes qui savent TOUT ce qui se passe à l'échelle du monde. Alors pourquoi ne pas avoir pris la peine d'enquêter et de vérifier mon histoire? Vous la connaissiez assez bien pour pérorer devant Molotov, pourtant.
-Ne vous surestimez pas, Ivan Koutouzov. Vous devez bien ignorer un ou deux trucs. Comme par exemple que c'est au supérieur hiérarchique direct d'enquêter sur les membres du ministère.