Les Grandes Espérances est un roman dit autobiographique de Charles Dickens (1812 – 1870), commencé en 1860, alors qu’il est à l’apogée de son succès. Le personnage principal est également le narrateur de l’histoire. Au début de l’histoire, il n’est qu’un enfant et se fait appeler Pip. L’âge auquel Dickens écrit, à 48 ans, autorise l’auteur à poser sur sa vie et en particulier l’enfance, qui est au centre de la première partie de son roman, un regard distancié à plusieurs titres.
La narration étant menée par Pip, à la première personne, Pip constitue notre seul relais à la réalité du roman. Nous sommes limités à son point de vue. L’idée est importante car Pip est à la fois le créateur et le protagoniste de l’univers de son enfance. Comment ne pas penser, à travers son personnage, au jeune héros de David Copperfield ou d’Oliver Twist. Le romancier peut donc être amené à poser sur sa vie un regard de romancier : par bien des aspects, l’histoire de sa vie présente tous les signes d’une fiction, au sens fort du terme. L’environnement du jeune homme, marécageux, brumeux, est un environnement effrayant, où les adultes dessinent un monde violent, terrifiant, cauchemardesque. Bien souvent, la parole du jeune enfant tend à assimiler la réalité qui l’entoure à celle d’un conte de fées. Le forçat, dont on ne connaîtra le nom que dans la deuxième partie du roman, Magwitch, apparaît comme un spectre, au milieu du cimetière. La sœur de Pip, qui joue le rôle de sa mère, prend les traits de la marâtre, brutale et hystérique. Elle est caractérisée par son arme à punitions, le bâton personnifié « Tickler » qui fait songer au balai envoûté, traditionnellement attribué aux sorcières, et par un rire inquiétant, agressif, étranger à la douceur. M. Pumbleshook, grotesque, vulgaire, glouton, rappelle la figure de l’Ogre, tandis que Miss Avisham est explicitement assimilée à une fée déchue, un fantôme que personne, d’ailleurs, ne peut voir, à part les enfants. Tout se passe ainsi comme si l’enfance de Pip était avant tout une enfance dominée par l’imaginaire des contes de fées, privés de leur merveilleux, attendu que Pip est avant tout un enfant de la misère. Paradoxalement, l’univers de l’enfance est un univers infernal, entouré par la mort. Orcus, dieu étrusque auquel on assimile souvent l’Ogre, incarne d’ailleurs la Mort et l’Enfer. Seul Joe, doux et analphabète, joue le rôle d’adjuvant et de père défaillant, apporte un peu de lumière à un monde que Dickens traite par ailleurs avec une importante désinvolture humoristique. Celle-ci introduit une distance ironique évidente entre l’auteur et le milieu social de son enfance.
On comprend cependant la raison pour laquelle Dickens reconstitue son enfance et les rencontres déterminantes à la façon d’un feuilleton romanesque, proche du conte de fées : il s’agit de distraire les lecteurs qui l’ont plébiscité pour Oliver Twist, paru en 1837, et David Copperfield, paru en 1950. La figure de Magwitch, le forçat, mentor paradoxal, rappelle Monsieur Jo, le chef des jeunes voleurs pour lequel va travailler Oliver. David Copperfield est cependant le roman le plus proche des Grandes Espérances, dans la mesure où il s’agit déjà d’un roman de formation, écrit à la première personne, dans laquelle Dickens insère des épisodes inspirées de sa vie, et dans laquelle il prend également ses distances. Dans les deux cas, l’auteur joue sur la double valeur du « Je », à la fois celui du narrateur, enfant inexpérimenté, à l’épreuve de la peur, contraint de survivre par tous les moyens, et le je de l’auteur adulte, romançant les événements ou les jugeant avec toute la distance permise par le regard rétrospectif.
La manière dont Dickens explore son enfance se fait donc par le biais du langage et de la fiction romanesque. Ainsi, la façon dont Pip voit son nom attribué ressemble à un baptême ironique. Nous commençons le roman dans un cimetière : donc dans un lieu de mort, un lieu d’achèvement, un lieu contraint, où l’enfant est prisonnier de sa condition et de son milieu. Tout se passe comme s’il naissait mort-né. Alors qu’il regarde une tombe sur laquelle il trouve le nom de ses parents – c’est donc un mort qui lui attribue son nom – un homme effrayant surgit dans le noir et va le contraindre à commettre son premier forfait. Le personnage préfigure ce que l’enfant devra être. D’emblée, nous sommes confrontés à la valeur symbolique de ces faits narratifs. Le tombeau du père, qui signifie l’absence traumatisante de ce dernier, est compensé par l’apparition d’un homme spectral d’une importance capitale : sa nature de fantôme en fait la probable apparition d’un père disparu qui fait défaut, et sa condition de forçat rappelle l’événement traumatisant que fut, dans la jeunesse de Dickens, l’arrestation et l’emprisonnement de son père. Toute la question de l’enfance tourne donc autour du père et de la mère disparus que Pip essaie, apparemment, de retrouver dans chacun des personnages qu’il va rencontrer au cours de sa formation. Ainsi, Joe, Miss Avisham doivent apparaître comme un père et une mère de substitution. L’inculture de l’un et l’indifférence méchante de l’autre font qu’ils échouent à devenir pour Pip des figures rassurantes auxquelles il pourrait totalement s’identifier.
Le regard que Pip porte sur les adultes et le monde qui l’entoure est finalement un regard assez sévère, davantage conditionné par le jugement de Dickens adulte que par celui, naïf, de l’enfant. Ainsi, c’est sans regret que Pip quitte l’univers de son enfance, auquel était pourtant associé des figures d’adjuvant plutôt sympathique comme Joe, le mari de sa sœur tyrannique, ou encore Biddy, la servante de la maison.
L’enfance et la jeunesse de Pip sont aussi traitées avec beaucoup d’humour. Souvent, le récit est marqué par des incursions dans la fantaisie et le romanesque : ainsi, par exemple, le duel ubuesque qui s’organise dans le jardin de Madame Avisham, qui semble se faire au nom d’Estelle, dont Pip semble amoureux, donne de la violence de l’enfance une image plus festive, plus ludique. Tout est ainsi conçu pour faire de ces dix-neuf premiers chapitres une histoire initiatique où l’enfant se construit en se préservant de la peur et de la violence du monde adulte, tout en commençant à éprouver les moyens par lesquels il va lui-même franchir le seuil de l’enfance pour embrasser celui de l’âge adulte. Tous les événements de son enfance semblent préparer davantage l’imaginaire du futur auteur de romans sociaux, tels que Oliver Twist et David Copperfield que le personnage qu’il a vraiment été. Le roman apparaît ainsi davantage comme une forme d’autofiction romancée, théâtralisée, où rien n’est factuellement vrai mais où tout est symboliquement authentique. Dickens crée une image de lui-même en continuant d’explorer une image de l’enfance conditionnée par l’image dessinée dans ses romans, où le grave se mélange au burlesque. L’auteur compare lui-même sa vie à un dédale de rues, en d’autres termes un labyrinthe, où l’on se perd, envahi par la brume, où le salut ne peut venir que du départ vers une autre époque de sa vie, plus lumineuse, celle de Londres.