Paul Cuisset et Eric Chahi livrent leurs impressions sur le jeu vidéo actuel :
Paul Cuisset :
On a eu la chance de connaître l'époque où l'on pouvait concevoir et fabriquer un jeu tout seul. C'était génial parce que rien n'était impossible. Les jeux de l'époque avaient une qualité qu'on retrouve de moins en moins aujourd'hui : la sincérité. Aujourd'hui, ce sont souvent les commerciaux les véritables game designers. À l'époque, on créait un jeu et les commerciaux faisaient ce qu'ils pouvaient pour le vendre. De nos jours, les commerciaux imaginent le jeu et tu fais le maximum pour le développer. Le revers de la médaille, c'est que l'innovation est presque devenue un frein à la sortie d'un projet. C'est le paradoxe auquel doivent faire face les développeurs. Plus le concept est original, et plus les éditeurs en ont peur parce moins ils sont capables d'évaluer correctement les risques. Il faut savoir trancher. Mais c'est difficile : comment accepter les changements sans trahir sa propre vision ?.
E. Chahi :
Le problème, c'est que la notion d'auteur a pratiquement disparu dans le jeu vidéo. À leur place on trouve des sociétés. La logique actuelle serait plutôt de réunir des compétences : graphistes, programmeurs, etc. Or ces compétences rassemblées à une échelle macroscopique ne suffisent pas. Il faut aussi une vision artistique globale. J'ai l'impression que sur la plupart des projets, il manque quelqu'un qui insuffle sa vraie personnalité, un sentiment intérieur fort, guidant le travail de chacun dans le but de créer un ensemble vraiment cohérent. C'est ce travail d'auteur, autrefois sous-jacent et implicite de par la petite taille des équipes, qui manque cruellement aujourd'hui. Nous sommes passés d'une création artisanale des années 1980-90 à une création industrielle. Si on doit faire un parallèle avec la peinture, j'ai le sentiment d'être en plein Moyen Age, limite Renaissance (époque où la quête du réalisme prédominait au détriment de l'expression pure). J'estime les "jeux premiers" plus proches de l'art, de par la démarche créative qu'ils ont impliquée. Sans modèle, il fallait tout créer. L'élan artistique était intense, en pleine effervescence. La limitation principale étant matérielle, la recherche du concept primait. Aujourd'hui, c'est l'inverse : l'élan créatif est réduit au minimum. Plus que jamais le jeu vit sur le tapis roulant du progrès informatique et de l'esbroufe visuelle. J'ai l'impression qu'il ne reste plus grand-chose de la création française.