Bien sûr, il faut se garder de penser que seul le blanc et le noir existent. Se laisser aller à croire qu'il y a d'un côté des jeux purement linéaires et de l'autre des jeux ouverts et systémiques serait faire preuve de bien peu de discernement. On aurait trop facilement tendance à penser que seul un jeu non linéaire peut laisser le joueur devenir un acteur. Pourtant, une forme d'émergence peut être perçue, même dans une suite de couloirs, de fait, on en distinguera (et c'est une vue purement personnelle) 3 types. Encore une fois, pensez aux petites fleurs.
La fleur qui pousse dans une faille de la roche sera nommée emergence accidentelle, c'est notre fleur rocket jump (en plus c'est joli comme nom, rocket jump, pour une fleur). C'est une fleur qui pousse malgré tous les efforts fournis pour qu'elle ne puisse pas apparaître. A l'opposé, la végétation dense qui se développe sans contrôle extérieur mais parce qu'on lui a fourni un environnement adéquat. C'est l'''emergence visée'' de Deus Ex ou de GTA (même si ce dernier n'obéit pas nécessairement aux critères du game design systémique).
Et, quelque part entre les deux, on trouve une fleur qui pousse au milieu d'un désert, mais parce qu'un bon génie a placé un petit parasol et quelques gouttes d'eau de façon à faire naître un petit oasis au milieu d'une zone aride. Appelons ça, l'''emergence ménagée ou contrôlée''. Ainsi, un jeu comme F.E.A.R a beau être totalement linéaire, la qualité de son intelligence artificielle ne permet pas au joueur de prévoir toutes les réactions ennemies. Le système est indépendant et réagit. Le joueur est surpris, met au point des stratégies d'attaque et de défense qui lui sont propres, il y a une forme d'émergence.
Alors aujourd'hui, loin des rêves cybernétiques d'un futur incertain, où trouve-t-on l'émergence pratique ? Celle qui sait s'accommoder d'une histoire et qui n'essaie pas d'offrir une infinité d'options aux joueurs mais seulement quelques-unes. Une question à laquelle vous devriez pouvoir répondre par vous-même. Voici quelques exemples bien connus.
Deus Ex
Warren Spector est une sorte d'apôtre de l'emergent gameplay (mais pas son seul représentant et encore moins son instigateur), au sens propre, puisqu'il a bien du mal à ne pas en parler dès qu'il va quelque part. Mais ses acolytes Randy et Harvey Smith ne sont pas en reste. Le jeu qui la popularisé est évidemment Deus Ex, premier du nom. Ici l'émergence a plusieurs origines. En premier lieu, c'est l'emprunt aux RPG qui va permettre de faire évoluer son personnage de manière personnelle. A l'aide de compétences typiques (habileté, furtivité, force, résistance ou autre) et des bio-modifications. Ces biomods peuvent tout faire, améliorer la vision, augmenter la force, rendre invisible, augmenter la capacité de piratage etc. Par l'acquisition de points de compétences via l'accomplissement de missions multiples, et en glanant des implants achetés ou volés, le joueur va concevoir son avatar et donc sa façon de jouer. Du véritable char d'assaut humain qui fonce droit devant au voleur furtif en passant par le hacker parfait. C'est en fonction de ses goûts que le joueur déterminera le chemin qu'il suivra, un bâtiment ayant toujours une multitude d'entrées, parfois dérobées et plusieurs cheminements. Mais la liberté réside également dans ses choix de quêtes. Perdu dans un complot qui implique de multiples factions, le héros de Deus Ex découvre vite que les "gentils" ne sont pas forcément ceux qu'il sert. Et d'ailleurs, on doute qu'il y ait vraiment des gentils dans ce monde un peu pourri. Tous cherchent à se servir de vous et il sera fréquent que vous ayez plusieurs quêtes à remplir, contradictoires les unes avec les autres. A vous de voir si vous souhaitez rejoindre un camps, ou bien travailler pour tous à la fois dans leur dos et jouer les agents doubles, encore le meilleur moyen de découvrir la vérité. L'émergence sert ici de grandes notions, dont le libre arbitre est le coeur. L'évolution ultime du jeu serait d'envisager la possibilité que chacun des choix du joueur ait une incidence directe et profonde sur le scénario. Une chimère puisque le scénario doit être écrit que s'il est possible de définir un certain nombre d'embranchements, il est inconcevable de le faire pour chaque éventualité. A moins d'imaginer un scénario auto-généré.
Hitman, la série
Hitman, est un jeu d'infiltration, je pense qu'à peu près tout le monde le sait. Mais là où un Splinter Cell abuse de scripts, de chemins rares et de solutions souvent uniques, le jeu de Io Interactive laisse libre court à la créativité du joueur, et si certaines solutions sont suggérées, on réalise vite qu'il en existe un plus grand nombre, à découvrir une fois sur le terrain. En pratique, Code 47 est un tueur à gage, à chaque mission on vous indique une cible et quelques informations sur ses gardes, ses habitudes, ses faiblesses. Mais il sera toujours possible d'en découvrir d'autres. A vous de filer sur le terrain et, à l'aide d'une carte détaillée, de trouver un moyen d'approcher la cible. Manière forte et directe ou vole d'un uniforme de garde, passage furtif pur et dur en vous planquant dans le noir, arme à feu ou poison. C'est à vous de vous débrouiller. On se souviendra d'une mission de Hitman 2 où l'on pouvait se rendre compte du goût prononcé de la cible pour le fugu, le poisson japonais mortel s'il est mal préparé. S'infiltrer dans la cuisine pour empoisonner le plat était la méthode la plus efficace de pour éliminer ce parrain des Triades. Tout est là, sous votre nez, déguisements qu'il suffit de prendre sur un type qu'on endort au chloroforme (facteur, garde, policier ou même soldat), passages dérobés ou compteur électrique qui permet de couper la lumière. Créativité, observation et maîtrise de soi sont au centre du gameplay de Hitman qui repose sur un environnement ouvert et une intelligence artificielle abusant de routines comportementales pouvant être troublées par vos actes.
Grand Theft Auto, de GTA 3 à San Andreas
Les cas de la série GTA (de GTA 3 à San Andreas) est un autre exemple de ce que peut être l'émergence. Ici, on vous laisse tout bêtement faire ce que vous voulez. Outre les missions liées à la progression du scénario, le jeu offre une foultitude d'autres sous-missions, d'activités annexes ou même la simple possibilité d'errer dans but dans un environnement plein de vie, d'y jouer au chat et à la souris avec la police, de profiter du paysage au volant d'une décapotable, de travailler sa maîtrise de la roue arrière en moto, de devenir ambulancier ou taxi et j'en passe.
Half-Life 2
Attention piège. Half-Life 2 fait-il partie des jeux à émergence ménagée ? Non, malgré ce qu'on peut lire à l'occasion. Pour certain, le jeu de Valve, en dépit de son usage intensif des scripts comporterait une certaine part de créativité et de liberté en raison du recours à des énigmes basées sur le moteur physique. Mais ces énigmes n'ont qu'une et une seule solution qu'il faut deviner. Sans parler du fait qu'elles sautent au visage. Son I.A. N'est de plus pas suffisamment performante pour pousser le joueur à mettre au point des stratégies. On opposera HL2 à F.E.A.R. qui, comme nous le disions plus haut, peut comporter une forme limitée d'émergence en raison de I.A.
On pourrait évidemment multiplier les exemples d'émergence à divers niveaux, placée au centre du gameplay de nombreux RPG, ou employée comme un artifice occasionnel par des FPS linéaires. Une fois de plus, le but n'est ici que d'illustrer, pas de lister.