Revenons à nos moutons, ou plutôt à nos oiseaux de proie. Je récapitule la situation : nous sommes au milieu des années 90, Nintendo domine le marché, Sega suit de pas trop loin, et de nombreux constructeurs tentent de graviter autour de ce système solide. Mais le cycle de vie des 16 bits touche à sa fin, il est temps de se tourner vers l'avenir, les 32 bits. Evacuée la Jaguar, exit la 3DO, pas de chance pour la PC-FX, seuls restent en lice Sega et Nintendo qui vont devoir faire face à un nouveau venu, Sony, qui va infliger une terrible leçon à son ancien partenaire Nintendo. Ce dernier commence pourtant par faire quelques annonces fracassantes au sujet de sa future machine. L'intention de Big N sera claire dès le départ, il veut enfoncer la concurrence en termes de puissance brute, pour ce faire, il s'associe carrément à Silicon Graphics Industry pour concevoir la machine. Il faut rappeler qu'à l'époque, SGI est au sommet de la pyramide pour tout ce qui touche aux images de synthèse, on leur doit les premiers effets aptes à être fondus dans une prise de vue réelle, la brillante démonstration en fut faite dans le film Terminator 2. Celle qu'on nomme alors Projet Reality devra égaler les performances des stations de travail de SGI, celles-la même qui ont servi à réaliser les effets de T2, tout ça pour un prix fixé sous la barre des 250 dollars, une gageure qui fait sourire - le prix des stations SG se comptait en milliers de dollars -. Nous sommes en 1993, la sortie est prévue pour fin 95. Soudain, black out total, Nintendo entretient le secret. Patience donc.
Le marché se durcit
Tournons-nous vers le concret, chez les deux autres larrons. Avant tout, il faut bien comprendre que le marché du jeu est entré dans une nouvelle phase de son développement. L'époque des pionniers rebelles est révolue depuis le crash de 84, quant à la période de tranquillité sécurisante de l'époque duettiste NES/Master System, on vient de constater qu'elle avait rendu l'âme. Déjà devenu très lucratif et institutionnalisé durant la génération de machine qui précède, le marché est cette fois devenu un véritable business qui ne pardonne pas, les bourdes sont fatales et on ne fait pas de cadeau, les échecs sont là pour le prouver. Et avec le progrès de la technologie et l'expansion du marché, concevoir et mettre en vente une console devient de plus en plus coûteux et hautement casse-gueule, et si vous tombez, on ne demande qu'à prendre votre place. On sait maintenant que la scène n'est pas prête à accueillir trop d'acteurs et que les spectateurs n'hésitent pas à virer ceux qui sont jugés surnuméraires. C'est dans ce contexte de tension et de compétition que va se dérouler l'avènement des 32 bits et l'ouverture à un nouveau monde, celui de la 3D, qui fut non seulement une révolution technologique, mais aussi une profonde modification des habitudes de jeu. Mais c'est une autre histoire, restons sur nos machines.
Saturn Vs Playstation
Pendant que Nintendo joue les arlésiennes avec sa Reality, Sega n'attend pas et se lance concrètement dans la danse avec une autre machine qui restera dans le coeur des joueurs mais pas dans celui des revendeurs : la Saturn. Quand Sega lance la bête, il redoute bien sûr la concurrence de Sony, ainsi que celle des autres systèmes 32 bits, à tort en l'occurrence, comme on vient de le voir. Saturn et Playstation connaîtront ensembles leur premier Noël, avec un net avantage pour la nouvelle venue. Sega sait qu'il doit se battre sur le front de la puissance et sur le papier, on constate que le hardware qu'il a mis au point à de quoi tenir tête à celui de Sony. A un détail près : dans les faits les développeurs rament pour travailler et exploiter ses capacités au mieux. Mauvaise architecture, kits de développement bancals, les raisons de ses difficultés sont assez floues, toujours est-il qu'elles sont présentes. La comparaison se fait donc au détriment de Sega lorsque l'on compare les deux machines. L'autre problème que va rencontrer la Saturn au niveau de sa ludothèque, sera sa maigreur. Liés par des contrats d'exclusivité à Sony ou Nintendo, les éditeurs majeurs délaissent la Saturn. Ce qui ne signifie pas qu'on y trouvera pas de grands titres. Très vite, Sega se met à adapter ses succès de l'arcade et à miser sur les capacités 3D. Virtua Fighter, Daytona USA, Virtua Racing etc.
Mais Sega cumule et s'embourbe dans un cercle vicieux. Peu de jeux, peu de ventes, pas d'argent qui rentre, du coup Sega ne peut se permettre de baisser le prix de sa machine jugé trop élevé, pas plus qu'il ne peut rivaliser avec la puissance marketing de Sony. La promotion de la Saturn n'est que poussière face au mastodonte qu'il doit affronter. Sony ouvre le jeu au grand public alors que Sega n'a pas vu cette nouvelle transformation de l'industrie qu'il a continué à traiter comme ciblant un public de joueurs "avertis". Public auprès duquel la firme du hérisson commence de toutes façons à se coltiner une mauvaise réputation, notamment à cause du 32X, quasiment pas exploité et abandonné par Sega, laissant aux acheteurs le sentiment d'avoir servi de vaches à lait. La conséquence de cette accumulation d'entraves : la Saturn n'atteindra aucun de ses objectifs, elle ne dépassera même pas les 6 pour cent de parts de marché quand Sega en visait 70 au mieux, et 50 au pire. Abandonnant sa machine en 1998, le constructeur lancera ensuite la Dreamcast, nous y reviendrons dans un moment.
Place nette
Sega ne fait pas le poids, Nintendo est aux abonnés absents, Sony peut alors s'imposer avec un produit qu'il place, non pas sur le marché du jeu tel qu'on le connaissait auparavant, mais celui du loisir grand public, ou plus exactement "tout" public, c'est une nouvelle évolution du business. Sony a réussi plusieurs tours de force pour imposer sa Playstation, l'un d'eux a consisté à savoir lire l'évolution du public et du marché en adoptant une position adulte dans son image, qui tranche avec l'imagerie plus ou moins enfantine d'un Mario ou d'un Sonic, image qui reste d'autant plus collée aux constructeurs historiques que les premiers joueurs y associent leur prime jeunesse passée sur 8 et 16 bits. Ces joueurs sont maintenant de jeunes adultes, la cible passe aux 18/25 ans. Sony augure d'une nouvelle époque, les joueurs eux-mêmes sont dans une nouvelle étape de leur vie, ils rompent avec leur enfance, tout change... Et d'autres raisons poussent à investir dans une Playstation. Si on souhaite passer à la nouvelle génération de machine, les choix sont restreints, Nintendo n'est pas encore arrivé et on ne sait guère quand il le fera, Sega est moribond et sa console peu attractive. La PS est là, moins chère, domptée dès la première génération de jeux par les développeurs et faisant montre de sa puissance avec un Ridge Racers qui lui servira de vitrine technologique. La cassure avec l'ancienne époque est renforcée par la présence de développeurs peu ou même pas connus du monde console. Namco par exemple, ou Psygnosis. De nombreux jeux d'un style inhabituel pour le salon verront le jour, accentuant l'aspect innovant de Sony, une modernité qui séduit.
Pour prospérer, Sony va adopter le contre pied exactement inverse de celui de Nintendo. Pas de taxes sur les jeux qui doivent être vendus à bas prix, tant pis s'il faut vendre la machine plus cher. C'est le meilleur moyen pour voir affluer une quantité astronomique de softs dont la qualité va désormais du plus minable au plus extraordinaire. On retrouve une situation qui rappelle celle du crash de 1984, pourtant, rien ne se produit, peut-être que le "tout" public se montre moins exigeant. Et Nintendo, comment réagit-il au succès de la Playstation ? Et bien il rôde dans l'ombre et adopte une attitude qui ne sera pas toujours bien vue. Gardant toujours un silence presque total, il lance pourtant une campagne de pub arrogante au possible pour justifier son retard. Dans la presse spécialisée s'affiche une pub en double page, noire, laissant distinguer la silhouette de la N64, le texte disant, plus ou moins texto "ne venez pas pleurer si vous commandez une console 32 bits pour Noël". Dans le coeur des fans, le message ne sonne pas toujours très bien. Finalement, en 1996, Nintendo lance enfin sa machine, la N64 et là, c'est une semi-catastrophe. Bonne, mauvaise console ? Elle a ses défenseurs, ses détracteurs, mais de A à Z, la situation est floue.
Le problème est que Nintendo a cumulé, comme Sega avant lui, les bévues qui ont conduit la N64 à échouer, même si la firme de Kyoto ne lâchera pas sa machine qui, du reste, a accueilli quelques petites merveilles.