Une présentation en fanfare
Les systèmes de jeu novateurs imaginés par Yu Suzuki sont donc là, les bugs aussi. Mais avant de passer à la fastidieuse phase consistant à éradiquer tous les petits problèmes, Sega s’autorise enfin à communiquer officiellement sur son blockbuster. Dans la boîte de Virtua Fighter 3tb, sorti sur Dreamcast le 27 novembre 1998 au Japon, les joueurs découvrent un CD de présentation de ce fameux Project Berkley. Nous y voyons Yu Suzuki, exposant le concept et les thématiques abordées dans cette nouvelle œuvre. Le tout est relativement flou, mais nous avons enfin le droit à un nom définitif. Ce sera Shenmue.
Un mois plus tard, c’est sur la scène du National Convention Hall de Yokohama que Yu Suzuki réalise sa première présentation de taille. Les choses se précisent, Shenmue est un jeu "d’aventure cinématographique" prévu pour le début de l’année 1999. Il parle d’une épopée se déroulant quasiment exclusivement en Chine, dans les années ’80, et ne dévoile aucune image d’une quelconque phase japonaise. Simplement évoquée, la ville de Yokosuka, terre natale du héros, doit être brièvement visitée lors d’un flashback nous ramenant dans les années ’50.
Les tribulations de Ryo dans sa ville natale auraient donc dû être relativement brèves, comme une sorte d’introduction avant l’arrivée à Hong-Kong. Mais à force de développer la ville, ses personnages, son intrigue et ses sous-intrigues, l’équipe a considérablement rallongé la durée du périple à Yokosuka. Quelques mois après avoir réalisé cette présentation, Suzuki se rend à l’évidence : il ne sera pas possible d’intégrer l’aventure chinoise sans reporter la sortie de plusieurs mois. Sauf que la PlayStation 2 de Sony est prévue pour le début de l’année 2000, machine qui accaparera l’attention et les économies de tous les joueurs. Comment faire ? Au Tokyo Game Show 1999, Sega annonce que Shenmue sera en fait divisé en deux parties, la première sortira en août et la seconde à Noël. Comme pour s’excuser, la firme nippone propose à la presse de tester le soft pour la toute première fois.
À partir de là, les reports s’accumulent. La quantité de données est incroyablement élevée, les développeurs sont donc forcés de mettre au point des algorithmes de compression pour faire rentrer le tout sur 3 ou 4 GD-Rom. En parallèle, la vie de la division AM2 s’articule autour de cycles de deux semaines. Quatorze jours durant lesquels les développeurs doivent parcourir le jeu de A à Z afin de nourrir la liste des bugs qui atteint rapidement des nombres à quatre chiffres. C’est la fameuse phase de crunch, celle qui met à mal la santé mentale et physique. Mais dans le cas de Shenmue, les nouveautés sont tellement nombreuses, l’envergure du projet tellement exceptionnelle, que les imprévus n’en finissent plus.
Nous avions un contrat avec la vraie marque Coca-Cola. Lorsque nous leur avons envoyé des extraits vidéo pour vérification, on nous a dit que les distributeurs ne devaient pas dépasser sur la route. Nous avons donc dû vérifier l’emplacement de tous les distributeurs afin d’ajuster leurs positions.
Le management était le plus gros challenge auquel nous ayons fait face. À la fin, nous avions dépassé les 300 employés, alors que nous n’avions aucune expérience pour un projet aussi large. À l’époque, il n’y avait pas d’outils de management tels que Redmine et à la place, nous avons utilisé une fiche des tâches à effectuer. C’était une simple liste d’actions à faire, réalisée sous Excel. (…) À un moment donné, nous avions plus de 10 000 entrées dans cette liste. C’est effrayant de se dire que nous avons géré ce projet en faisant simplement circuler des feuilles de papiers.
Report au 28 octobre, lancement d’une démo et finalement, sortie repoussée à avril 2000. Les fans s’impatientent, tandis que la presse commence sérieusement à se poser des questions. À peine quelques mois plus tôt, les magazines publiaient des articles extatiques, vantant les mérites d’un développement pharaonique. « Actuellement, les rumeurs parlent de 200 personnes impliquées et d’un budget ayant déjà dépassé les 20 millions de dollars », annonçait le magazine américain Next Generation en mars 1999. En réalité, ce sont plus de 47 millions de dollars qui ont été engloutis dans la création de Shenmue. Yu Suzuki serait-il allé un peu trop loin ? En coulisses, on le sait, cet énième report est surtout destiné à éviter le face à face avec Dragon Quest VII, un titre attendu comme le sauveur au Japon. Peu avant sa commercialisation, les analystes prédisent qu’il aura un impact "de 50 milliards de yens sur l’économie japonaise". Autant dire que face à ça, même Ryo ne fait pas le poids…
Soudain, le ciel s’éclaircit, Enix annonce que son blockbuster ne sera pas prêt à temps et que sa sortie est donc repoussée à août 2000. La voie est libre, il faut faire vite ! Sega fait machine arrière, accélère la production et déclare que Shenmue sera finalement disponible le 29 décembre 1999 au Japon. Cette fois, pas de surprise, un joli coffret contenant un double boitier et trois disques est mis en rayon juste avant le nouvel an.
Un lancement au goût amère
Dopées par des fans impatients, les ventes de Shenmue démarrent sur les chapeaux de roues… Avant de ralentir fortement. Les raisons sont évidentes. Pour commencer, la Dreamcast n’est pas la console de choix au Japon. Soucis d’approvisionnement, ludothèque limitée au lancement, sentiment d’abandon chez les possesseurs de Saturn, autant de problématiques qui limitent forcément le nombre de consoles écoulées sur l’Archipel. Malgré ses grandes qualités, le chef d’œuvre de Suzuki ne s’écoulera qu’à 1,2 millions d’exemplaires dans le monde, ce qui n’est évidemment pas assez pour rentabiliser ses coûts de développements colossaux. De nombreux joueurs ont également choisi d’économiser leurs précieux deniers afin de s’offrir une PlayStation 2, petite merveille à laquelle Sony offre une campagne marketing faramineuse. Pour Sega, c’est donc clair, Shenmue ne parviendra pas à sauver les débuts difficiles de la Dreamcast.
D’un point de vue critique en revanche, Yu Suzuki est une nouvelle fois encensé. La presse occidentale y voit une œuvre "innovante et sublime". Le magazine français Consoles+ (n°97, 02/2000) parle d’une "vitrine technologique", d’une "nouvelle façon de jouer" et conclut son test en qualifiant le tout de "bijou". Joypad (n°94, 02/2000) lui accorde un joli 9 sur 10 estimant que "Shenmue fera date dans l’histoire du jeu vidéo". Même son de cloche outre-Atlantique, à l’image du magazine Next Generation (n°72, 11/2000) qui lui adjuge la note maximale de cinq étoiles et termine en ces mots.
Tout le monde sur la planète se doit de jouer à ce jeu. Certains l’apprécieront plus que d’autres, mais personne ne pourra nier l’incroyable qualité de sa réalisation et la profondeur de son design.
Il n’y a finalement qu’au Japon que la critique s’avère légèrement moins enthousiaste. Le magazine Famitsu, pourtant relativement généreux, ne lui offre qu’un petit 33 sur 40. Quoi qu’il en soit, Shenmue ne laisse personne indifférent et Yu Suzuki est parvenu à matérialiser la vision qu’il avait eue dès 1993, lors de son voyage en Chine. Mais ce projet qu’il présente comme le point culminant de sa carrière n’en est qu’à ses débuts puisqu’il reste encore 10 autres chapitres à adapter. L’équipe d’AM2 n’aura donc pas réellement l’occasion de sortir la tête de l’eau, les travaux sur le second volet promis il y a déjà plusieurs mois démarrent dès la livraison du premier.
Pour conter l’arrivée de Ryo en Chine et les chapitres 3, 4 et 5 du scénario original, Sega n’a qu’à suivre la voie tracée par Shenmue premier du nom. Les mécaniques, l’histoire, le moteur… Tout est là et une partie de ce deuxième acte est en fait déjà développée. Yu Suzuki est donc bien loin de faire flamber le budget cette fois-ci, il met un point final à son travail en un peu plus d’un an et demi. Le 6 septembre 2001, Sega peut donc lancer la suite de son best-seller. Mais si Shenmue avait connu des ventes décevantes, son successeur peut résolument être considéré comme un échec commercial. En un peu plus d’un an, seules 100 000 copies trouvent preneurs…
Bis repetita. Malgré ses faibles ventes, ce deuxième chapitre reçoit un accueil dithyrambique de la presse spécialisée en Occident. Enfin… Surtout en Europe. Les problèmes financiers s’aggravant (58,3 milliards de yens de pertes nettes en 2000), Sega décide de quitter son navire états-unien et prive l’Amérique du Nord de Shenmue II. Dès le mois de janvier 2001, Peter Moore, chef de Sega America, annonce que la firme met un terme à ses ventes de consoles et cessera de produire la Dreamcast dès le 30 mars. Malgré son dur labeur, Yu Suzuki savait depuis de nombreux mois qu’il développait un nouveau chef-d’œuvre pour une machine moribonde. Sony et sa PlayStation 2 sont passés par là. Sega est définitivement hors-jeu et va jusqu’à céder ses dernières Dreamcast pour 49,99 dollars…
La firme au hérisson, jadis joyau de l’économie nippone, est en pleine mutation forcée. Elle ne doit d’ailleurs son salut qu’à son président Isao Okawa, homme d’affaires ayant généreusement fait cadeau de ses 695 millions de dollars d’actions à Sega peu avant sa mort survenue en 2001. Un tiers de l’effectif tokyoïte est licencié et la direction resserre les budgets à tous les niveaux. Jugé en partie responsable de cette quasi-faillite par certains cadres, Yu Suzuki ne se voit plus confier de tâches d’envergure, hormis Virtua Fighter 4 qu’il termine de produire en 2001. N’ayant plus grand-chose à apporter à son employeur historique, il annonce son départ de Sega dans le courant de l’année 2003. Hang-On, OutRun, After Burner, Virtua Fighter et puis, Shenmue… Cette immense collection de classiques du jeu vidéo est désormais derrière lui, il faut tourner la page. Yu Suzuki et Sega, c’est terminé.