Les joueurs se rebiffent
Mais alors que des milliers de vidéos "J’ouvre 100 COFFRES de NOMDUJEU" fleurissent sur YouTube, le scandale approche. Une affaire va venir calmer l’euphorie des éditeurs et plus particulièrement celle d’Electronic Arts. La firme américaine lance la bêta de Star Wars : Battlefront II dans le courant du mois d’octobre 2017 et les joueurs y retrouvent ces chères lootboxes. Problème, celles-ci permettent de débloquer des cartes de compétences modifiant le gameplay en multijoueur et donnant donc un potentiel avantage aux utilisateurs investissant de l’argent réel. En plus de cela, la plupart des héros sont bloqués et il faut donc charbonner de nombreuses heures (environ 40h) avant de pouvoir incarner Dark Vador. La communauté explose, crie à l’arnaque et le jeu se fait descendre en flèche un peu partout sur le Net.
Chez Electronic Arts et le studio Dice, c’est le branle-bas de combat. Les capacités épiques sont retirées des lootboxes, le prix des héros est revu à la baisse et finalement, le 17 novembre 2017, EA annonce que les microtransactions sont retirées de Battlefront 2 jusqu’à nouvel ordre. La fin d’un feuilleton qui aura duré trois bonnes semaines et empêché le soft d’atteindre les 10 millions de ventes initialement prévues. Pour la première fois, la grogne des joueurs aura eu raison des pratiques jugées trop mercantiles d’Electronic Arts. Mais à travers cette débâcle et ce cas érigé en exemple, c’est toute la famille des grands éditeurs qui est visée. « Nous ne sommes pas des vaches à lait », alerte la communauté. Les multinationales du jeu vidéo vont alors faire profil bas durant quelques mois, à l’image d’Activision qui décide de ne pas inclure de lootboxes au lancement de Call of Duty : WWII. Histoire de ne pas faire trop de vagues, elles ne seront en effet ajoutées que 25 jours après la sortie. De son côté, EA annonce fièrement que ni Battlefield V, ni Anthem, ne contiendront de coffres au contenu aléatoire.
Cela nous a permis de tirer des conclusions, nous nous définissons comme une entreprise qui apprend constamment. Si nous n'apprenons pas, alors quelque part, je dirais que nous échouons. Nous regardons les consommateurs jouer, nous les écoutons et décidons de la meilleure façon de concevoir de grands jeux. – Electronic Arts, à propos de Star Wars : Battlefront 2.
Toute l’industrie commence donc à prendre des pincettes lorsqu’il s’agit de parler des lootboxes. Car le problème, c’est que l’onde de choc déclenchée par "l’affaire BF2" est arrivée jusqu’aux oreilles des associations de défense des consommateurs et de certaines institutions officielles. Le 15 novembre 2017, la Commission des Jeux de Hasard belge ouvre ainsi une enquête à propos de Star Wars : Battlefront 2. « S'il y a un jeu de hasard, ce n'est pas possible sans un permis de la Commission des Jeux », prévient son directeur Peter Naessens. Les Pays-Bas, l’Australie et la France suivent le mouvement en lançant leurs propres investigations et bientôt, les conclusions tombent. Pour la Belgique et les Pays-Bas, les lootboxes sont des jeux de hasard et leur présence est désormais prohibée. Ce sont notamment FIFA 18, Dota 2, PlayerUnknown's Battlegrounds et Rocket League qui sont pointés du doigt, leur fonctionnement doit donc être modifié sous peine d’amende. Le traitement est le même pour les dernières productions en date, comme Apex Legends qui ne propose actuellement pas de packs Apex à ses utilisateurs belges.
Quand la justice s’en mêle
La question des lootboxes est donc tombée entre les mains de certains politiques. Tous ne sont pas d’accord avec nos amis du plat pays, comme la France ou les Etats-Unis qui estiment qu’elles ne sont pas comparables à des jeux de hasard, mais les éditeurs ont compris le message. Plutôt que de continuer de cette manière et risquer de nouveaux scandales, ils décident de revoir leurs méthodes en profondeur. En août 2019, l’organisation américaine Entertainment Software Association (ESA) réunit Microsoft, Sony et Nintendo pour la signature d’un accord visant à déclarer publiquement les taux de probabilité de ces fameuses pochettes surprises.
Les constructeurs majeurs de consoles (Sony, Microsoft, Nintendo) s'engagent à adopter cette nouvelle politique. Concernant les lootboxes payantes dans les jeux développés pour leurs plateformes, ils devront divulguer les informations sur la rareté et la probabilité d’obtenir des objets virtuels. Ces informations obligatoires s'appliqueront également aux mises à jour du jeu, si la mise à jour ajoute de nouvelles fonctionnalités pour ces loot boxes.
Plusieurs éditeurs membres de l'ESA ont déjà décidé de divulguer les chiffres de probabilité des lootboxes, d'autres éditeurs majeurs ont accepté cette politique et la mettront en place fin 2020 au plus tard : Activision Blizzard, BANDAI NAMCO Entertainment, Bethesda, Bungie, Electronic Arts, Microsoft, Nintendo, Sony Interactive Entertainment, Take-Two Interactive, Ubisoft, Warner Bros. Interactive Entertainment et Wizards of the Coast. – Communiqué de l’ESA.
Au mieux, c’est ce que nous pouvons appeler un premier pas. Cette mesure, déjà imposée par le gouvernement chinois depuis 2017, aura-t-elle un impact significatif sur la prolifération des lootboxes au sein de l’industrie ? Il est permis d’en douter. Les enjeux financiers paraissent bien trop importants. Comme mentionné dans son étude au nom évocateur, "Hasard dans les jeux – La prochaine vache à lait pour les éditeurs", Juniper Research estime que les lootboxes et les formes de hasard dans le jeu vidéo ont rapporté 30 milliards de dollars en 2018. Une manne qui devrait atteindre les 50 milliards d’ici 2022.
Mais la question du "gambling" dans le jeu vidéo est toujours d’actualité. Si les lootboxes sont désormais sous le feu des critiques et sous l’œil attentif de nombreux politiques, rien n’empêche les éditeurs d’utiliser les mécaniques de hasard d’une autre manière. Récemment, Rockstar Games a par exemple ajouté le fameux Diamond Casino & Hôtel dans Grand Theft Auto V, un établissement qui permet aux joueurs de s’adonner à la roulette, au Poker, au Black Jack… Bien entendu, vous avez la possibilité d’obtenir de quoi parier avec de l’argent réel.
Pour l’heure, les acteurs de l’industrie vidéoludique ont encore le champ relativement libre puisque la plupart des pays n’encadrent pas ces pratiques au niveau légal. Au Royaume-Uni par exemple, le "Gambling Act", promulgué afin de protéger les "personnes vulnérables" de la dépendance, considère qu’il y a jeu de hasard si le prix à gagner a "une réelle valeur monétaire". Et c’est là toute la subtilité des lootboxes et de ses déclinaisons, un skin n’a pas de réelle valeur fixe et ne peut, la plupart du temps, pas être revendu.
Le Gambling Act nous dit que s’adonner à un jeu de hasard signifie jouer à un jeu de chance pour gagner un prix et vous pouvez clairement voir des cas dans lesquels une lootbox peut entrer dans cette définition. Mais là où les choses deviennent un peu plus compliquées, c’est lorsqu’on regarde la définition de "prix" et un "prix" est défini comme de l’argent ou ayant une valeur monétaire.
Cela veut dire qu’un prix doit représenter quelque chose qui est équivalent à de l’argent. – Neil McArthur, directeur général de la Gambling Commission du Royaume-Uni.