A en juger par la campagne de communication de NIS America, la promesse offerte par Natural Doctrine était alléchante. Un J-RPG tactique en 3D proposant de la stratégie hardcore, au travers d'un gameplay exigeant, le tout sur une trame mature de sélection naturelle où l'homme doit se battre pour la survie de l'espèce. Malheureusement entre promesse et réalité il y a un monde. Armez-vous donc de patience et d’un cachet d’antalgique, ça va piquer.
Natural Doctrine démarre sur les chapeaux de roue. Au travers des yeux de Geoff et Vasily, jeunes héros typiques des RPG nippons – et mercenaires de leur état, vous découvrez un monde en perdition où les humains restants disputent aux Gobelins, Orcs et autres bêtes sauvages douées d’intelligence le contrôle du Pluton, source inépuisable de puissance. Accompagnés par leur belle commanditaire, Anka, et leur puissant mentor, Zeke, ils tentent de faire leur chemin à travers les mines en quête du précieux minerai quand ils tombent sur un os. Ou un exosquelette plus précisément puisque c'est une nouvelle race insectoïde géante (ou Gorians) qui les menace désormais, et à travers eux l'humanité entière. C'est cette découverte qui signifiera le début d'une aventure impitoyable tant pour les protagonistes que pour le joueur.
"Oh, well" - Geoff, Natural Doctrine, 2014
Malheureusement, ce début prometteur ne laissait pas forcément présager la forme décevante que prend la narration par la suite. Réduite à son stricte minimum, elle ne passe que par les quelques bulles de dialogues que les personnages consentent en plein milieu des affrontements, ou le temps de souffler entre deux batailles. Si ce dénuement pourrait apporter à l'ambiance sombre et dépouillée du titre, il entraîne surtout des situations confuses pour le joueur, comme lorsque de nouveaux venus rejoignent votre équipe sans vraie explication ni questionnement de la part de la troupe, dont les réactions frisent le calme plat. Le personnage principal fait figure de modèle de flegme (ou de passivité, selon comment on le voit), puisqu'à part une unique vraie bonne scène de tension vers le début du jeu, son implication se réduit au strict minimum. D'autres personnages ne sont là qu'en tant que "comic relief" du pauvre dans un souci de détendre l'atmosphère, les réactions de la troupe vont parfois à l'encontre de toute logique relationnelle, et sorti d'une poignée de scènes c'est finalement le joueur qui se sent exclu d'une histoire qui peine à se raconter de façon satisfaisante. Du côté technique, on oscille entre les charmantes mais trop rares images d'illustration, et l'aspect assez hideux des visages des personnages comme des textures graphiques qui font preuve d'un manque flagrant de moyens, ou encore sur la bande-son un peu en retrait. Mais soit, l'important c'est que le gameplay tienne la route, non ?
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
Cette maxime Shadock résume parfaitement le manque d'affordance et d'ergonomie des systèmes de jeu, mais commençons par le début. Mélangeant en partie la forme avant-gardiste d'un Valkyria Chronicle au quadrillage si cher au genre, la première expérience tactique du jeune studio Kadokawa Games va puiser dans diverses influences pour tenter de créer un jeu ambitieux, et y arrive dans une certaine mesure. Les batailles prennent place sur des terrains en 3D subdivisés en cases sur lesquelles avancent au tour par tour les personnages et ennemis, à ceci près que plusieurs unités peuvent y prendre place en formation et que le positionnement des alliés est particulièrement important pour leur survie. Aux fonctions simples comme le déplacement sur deux cases maximum ou l'encombrement des cases (qui ne peuvent accueillir plus de 4 unités ou moins selon leur largeur), s'ajoutent trois mécaniques particulièrement importantes. La première, nommée Initiative, consiste tout simplement au tour d'action d'un personnage, décidé arbitrairement mais toujours dans le même ordre : Geoff d'abord, puis Vasily, Zeke, Anka et ainsi de suite, les ennemis s'intercalant là-dedans de la même manière. Là où les choses se compliquent quelque peu, c'est quand on ajoute à cette mécanique prévisible celle des Link Turns. En validant une action sous certaines conditions (comme se mettre en garde dans une case adjacente), une unité peut entraîner dans son assaut un ou plusieurs de ses alliés que vous pouvez alors bouger à tour de rôle au gré de votre stratégie, en gardant à l'esprit que le personnage ne pourra alors plus bénéficier de son initiative lors de ce tour.
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Difficile à maîtriser, ce système est pourtant au cœur de la résolution des conflits puisqu'il vous permettra, si tant est que vous l’utilisez à bon escient, de faire bouger vos unités plusieurs fois par tour pour prendre l'ascendant sur vos ennemis. Un ennemi mort, c'est effectivement une initiative en moins qu'il vous faudra subir. Et quand on sait que l'ennemi use et abuse lui aussi des Link Turns, ça ne sera pas de trop. La troisième mécanique non plus du reste. Nommée Tactical Link, celle-ci vient relier vos personnages à portée dès lors qu'ils attaquent le même adversaire au corps-à-corps, visent la même cible à distance ou autres conditions selon les actions sélectionnées. Ce lien représente de fait un boost non négligeable pour la puissance d'attaque, la précision ou encore le taux de critique des attaquants et constituera un argument de poids à utiliser sans modération. Ajoutons à cela une multitude de possibilités, comme pêle-mêle le tir de soutien des artilleurs lors d'une phase d'attaque ennemie, des murs destructibles, de nombreuses capacités spéciales, sorts de buff et bien d’autres et l’on obtient un système de combat bien fourni et prometteur.
Le gameplay en a donc beaucoup sous le capot, mais manque malheureusement de maîtrise. Mettons ça sur le manque de moyens des développeurs ou simplement du je-m'en-foutisme, toujours est-il que les tutoriels peinent à expliquer de façon claire les nombreuses possibilités et paramètres à prendre en compte. Le joueur en sera quitte pour consulter par lui-même les rubriques d'aide des options pour comprendre ce à quoi correspond l'embrouillamini de lignes et autres informations confuses qui envahissent l'écran. Autres décisions discutables, à des possibilités plutôt réalistes – pouvoir envoyer des projectiles dans le maigre interstice d'une barricade en est un exemple – se mêlent des choix arbitraires purement RPG, comme la possibilité pour un ennemi d'attaquer un personnage physiquement inaccessible simplement en se rendant sur une case adjacente. En résulte un mélange bâtard, dense mais assez peu cohérent qui n'aide pas dans la difficile maîtrise des mécaniques de jeu et surtout à l'élaboration d'une stratégie viable. Comment cautionner le fait qu'un golem constitue un rempart parfait contre toute attaque de front, mais laissera complètement le champ libre à un artilleur pour canarder les personnages en retrait ? Pourquoi avoir limité les déplacements à deux cases maximum quelle que soit l'unité utilisée, alors qu'il aurait été tellement plus intéressant d'équilibrer les possibilités ? Tant de problèmes qu'un peu de réflexion aurait pu résoudre en amont, mais qui se retrouvent pourtant dans le jeu.
Je t'aime. Moi non plus
Au cours de la progression s'installe donc une relation d'amour / haine envers ce jeu qui a tant à offrir, mais qui s'obstine à en gâcher le plaisir. Pour l'apprécier à sa juste valeur, il est nécessaire de faire des concessions sur de nombreux points qui viennent en entacher l'expérience. Le gameplay est tout sauf intuitif, et manque cruellement d'ergonomie, notamment en ce qui concerne le positionnement des personnages et les lignes de visée. Aucune des trois vues disponibles (TPS, isométrique, vue de dessus) ne parviennent à mettre toutes les informations à disposition du joueur, ce qui contraint à prendre des précautions drastiques avant toute validation d'un tour, ou qui risque à défaut d'entraver votre stratégie millimétrée. Tout joueur gardera en mémoire ce moment où son propre artilleur a décidé de descendre un allié sans se poser de questions, juste pour avoir oublié de vérifier que son dernier déplacement a envoyé un personnage sur une trajectoire peu lisible de fusil. Et c'est du vécu. Le peu de cohésion (encore) dans les objectifs de niveau vous empêchera plus d'une fois d'accomplir vos desiderata personnels. Combien de fois un niveau qui se termine abruptement par l'activation d'un mécanisme vous empêchera d'ouvrir un coffre contenant un précieux et rare objet ? Notez que la loi de Murphy s'appliquant, c'est parfois aussi l'inverse qui arrivera, ce qui contraint à faire retraverser le niveau à chacun des personnages, deux cases à la fois, en sautant les tours des unités déjà à destination. Et ces quelques difficultés ne sont que l'arbre qui cache la forêt.
Sombre, mais sans âme
Si Natural Doctrine a essayé de se vendre comme un pendant tactique des Dark Souls, à la difficulté brutale mais formatrice, il apparaît en fait que le jeu est plus frustrant que dur. Alors qu'en théorie, alliés comme ennemis jouent donc avec les mêmes cartes, ce n'est pas totalement le cas dans la pratique. Les ennemis, pas très forts mais beaucoup plus nombreux que la petite équipe (souvent plusieurs dizaines), ont tendance à profiter de leur moindre initiative pour véritablement harceler le joueur en abusant des Link Yurns. L'IA est particulièrement agressive, ce que l'on ne peut que louer, mais dans la mesure où la moindre mort d'un de vos personnages entraîne un Game Over, nombre de situations vous obligeront à recommencer les missions pour de simples choses impossibles à prévoir à l'avance. Quand on décide par exemple de faire apparaître par magie des ennemis par l'arrière de votre formation, à l'endroit même où se trouvent vos unités les plus fragiles, juste pour le fun de gâcher une bonne demi-heure de jeu.
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Certes, quelques améliorations ont été implémentées depuis la toute première sortie japonaise du jeu : des checkpoints supplémentaires éviteront de devoir se retaper l'intégralité des niveaux à la moindre erreur, le mode de difficulté du jeu (qui agit sur la puissance et la vie des ennemis) peut désormais être mieux ajusté, et les manœuvres ennemies sont désormais accélérables. Malgré tout ça, le résultat final souvent injuste nous oblige à faire preuve d'empathie envers les pauvres premiers utilisateurs, notamment devant l'inconsistance des déclencheurs et des checkpoints associés : parfois c'est votre progression dans le niveau qui déclenche un événement, parfois la mort de tous ou certains ennemis, l'ouverture d'une porte ou d'un mécanisme. Cette façon de faire possède un défaut majeur. Puisque les situations semblent purement aléatoires, vous ne pouvez pas réellement apprendre de vos erreurs pour progresser. Sauf, et cela deviendra vite un réflexe pavlovien, à systématiquement passer du temps à mettre l'intégralité de vos alliés en formation avant d'ouvrir une porte ou un coffre, pour tenter – en général vainement – de prendre les devants sur l'embuscade à venir. Par voie de conséquence, les situations rencontrées virent souvent au pur die and retry, dans la mesure où c'est votre connaissance d'un niveau précis qui déterminera votre façon de réagir, et pas complètement votre maîtrise du système de jeu.
Certaines difficultés demandent une préparation spécifique pour être passées "proprement", préparation que vous ne pouvez élaborer qu'après une première défaite. Pire, quand le jeu décide de ne pas vous laisser faire quelque chose, il n'hésite pas à créer ses propres règles arbitraires : en déplaçant manu militari vos propres personnages s'ils occupent une case qui ne lui convient pas, en prenant l'initiative sans prévenir ou en envoyant des vagues inépuisables d'ennemis qui viennent remplacer ceux que vous battez – au risque de créer des boucles infinies d'actions automatiques condamnant irrémédiablement vos personnages. Certes, il est toujours plaisant de parvenir à se débarrasser d'une armée pourtant coriace, qui plus est avec la manière. Mais il faut en permanence garder dans un coin de l'esprit que tout cela peut et va certainement être balayé par un excès de confiance ou, plus ennuyeux, par simple sadisme (ou incompétence, allez savoir) des développeurs. Un sentiment assez curieux d'accomplissement mêlé de frustration, dont cette dernière sort trop souvent vainqueur. Il y a quelque chose d'un peu masochiste dans l'envie de poursuivre sa route, car ce n'est que quand le jeu décide de la jouer réglo que l'on peut enfin apprécier les joutes à leur juste valeur stratégique.
Come as you are
En ce sens, les rares combats contre un boss ou autre créature puissante permettent de véritablement échafauder des stratégies intéressantes, entre la gestion de votre DPS et la protection de vos unités. Heureusement, si les tactiques à suivre sont un peu toujours les mêmes d'un bout à l'autre du jeu, les possibilités de personnalisation de vos équipiers viennent agréablement rehausser l'intérêt du gameplay. Alors même que chaque unité a un rôle bien défini sur le champ de bataille et ses propres stats, techniques, forces et faiblesses, chaque niveau d'expérience vient rétribuer les personnages d'un point de compétence à attribuer ou réattribuer dans une arborescence au choix. Ainsi Geoff, déjà capable de manier aussi bien l'épée courte et bouclier que les armes à feu, pourra se spécialiser comme tank de génie ou artilleur d'appoint. Anka possède, elle, bien des qualités fusil sur l'épaule mais sera peut-être plus utile comme personnage de soutien capable de déclencher des Link Turns sur l'ensemble de l'équipe. Le sage Nebula fera preuve de talent pour la magie d'attaque, mais peut aussi user de sorts de guérison ou de buffs puissants si toutefois vous disposez d'une quantité suffisante de Pluton, la magie du jeu. Et à mesure que l'équipe grossit, de même croissent les possibilités tactiques, avec l'adjonction de personnages pour la plupart très différents mais complémentaires ainsi que le gain d'armes et accessoires en mesure de vraiment réorienter vos jobs. Un procédé qui pour le coup ne souffre d'aucune vraie faille et apporte beaucoup au plaisir de jeu.
Porte-Monstre-Monstre
Malgré quelques efforts, Natural Doctrine peine à maintenir un vrai renouvellement des conflits et des décors. Mines, ruines, mines, château fortifié composeront la majorité des aires de combat. Vous aurez rarement l'occasion d'arpenter de vastes prairies verdoyantes, ce qui rend Natural Doctrine à déconseiller aux claustrophobes. C'est aussi l'un des défauts, avec les conditions de victoire, qui participent du manque de diversité du contenu. Si les batailles de l'histoire principale se font en moyenne en une demi-heure, il faut ajouter à ça les essais supplémentaires parfois très nombreux qui peuvent rapidement faire grimper le temps de jeu. Dans le même ordre d'idées, une demi-douzaine de mines annexes tentent de proposer un peu plus de matière. Plutôt bien construites, ces aires de combats facultatifs se composent de plusieurs niveaux de difficulté à aborder tout au long du jeu : la première pièce, que vous pourrez probablement passer sans grande peine, vous offrira quelques armes ou accessoires de faible puissance. Mais ouvrez une porte de façon nonchalante et vous risquez sans nul doute de vous retrouver face à trop fort – ou trop nombreux – pour vos capacités actuelles. Vous saurez quand vous rentrerez dans une mine, mais jamais quand vous en ressortirez. Il est cependant nécessaire pour votre développement de plonger régulièrement dans les profondeurs, car ce n'est qu'en leur sein que vous pourrez espérer récupérer du loot acceptable et les fortes doses de Pluton cruciales pour votre progression. Parfois, oui, au prix d'une mort inattendue, ainsi que d'une cassure dans le rythme de l'histoire.
Pour remédier à ce manque de contenu, Kadokawa Games a eu recours à une bonne idée : instaurer un mode de jeu multijoueur (et cross-platform PS3-PS4-Vita) qui prolongera l'expérience. Basé sur le principe d'un Trading Card Game, ce contenu additionnel vous permettra d'acheter (en échange de points) des decks de cartes plus ou moins rares représentant des ennemis et personnages tirés du jeu, chacun avec leurs forces et faiblesses et leur arbre de compétence associé. Charge au joueur de constituer une petite armée à sa convenance, et de se mesurer à ses amis ou adversaires inconnus sur un certain nombre de missions en coopération ou en face-à-face. Le hic, c'est que le jeu étant relativement confidentiel, il n'est pas toujours facile de trouver un adversaire, qui plus est d'un niveau équivalent au vôtre. Et quand c'est le cas, une partie qui s'éternise un peu risque de s'achever sur l'abandon pur et simple d'un des concurrents ou, pire, sur un AFK. Dommage, car il y avait un sympathique potentiel.
Au travers de son épopée, Natural Doctrine tente d'aborder des questions anthropologiques telles que la prédation, la sélection naturelle ou l'instinct de survie – mais toujours de façon très superficielle. Dès que la teneur d'un dialogue semble se diriger vers une réflexion mûrie ("est-ce juste de tuer des Gobelins ?"), le jeu choisit en général de prendre la tangente. Comme pour beaucoup d'autres aspects, on ne peut que déplorer ce manque d'ambition quand on voit la façon dont l'éditeur a défini son jeu. Stratégie hardcore, géopolitique complexe, survie des espèces, tant de promesses qui, au final, ne seront pas vraiment tenues manette en mains. Ce qui reste n'est finalement qu'une banale histoire d'un groupe de héros, seuls face à une menace monstrueuse, ainsi qu'un petit T-RPG timidement volontaire mais frustrant.
Points forts
- Une première incursion attrayante dans le genre pour le studio
- Le système de personnalisation des classes
- Propose une dimension multijoueur en ligne
- Durée de vie suffisante
- Doublages corrects
- Quelques bonnes idées...
Points faibles
- ...mais la plupart sont mal exploitées
- Ergonomie désastreuse
- Le multi est désespérément vide
- Saborde ses propres forces pour une multitude de détails mal pensés
- Faibles qualités artistiques et techniques
- Trop répétitif, et faible rejouabilité
Tout n'est pourtant pas à jeter dans ce premier essai de RPG tactique pour le jeune studio Kadokawa Games, sur lequel on est tenté de poser un regard bienveillant. Il est toutefois nécessaire d'être d'un naturel flegmatique pour l'apprécier à sa juste valeur. Si vous êtes du genre à exploser votre manette à la moindre contrariété, évitez donc de jouer à Natural Doctrine. Ou prévoyez un bon stock de contrôleurs de rechange.