A l'heure où les adaptations sont, pour nombre d'entre elles, des machines à brasser du fric grâce au prestige d'un nom ou d'un logo, il fut conçu, en 1995, un jeu adapté de la nouvelle contre-utopique d'Harlan Ellison : I Have no Mouth, and I Must Scream. Mais en quoi cette adaptation vidéoludique offre de véritables gages de qualité ? Réponse pertinente : la direction artistique a été assurée par l'auteur du livre en personne : Mister Ellison ! Ce jeu, ou plutôt cette aventure sombre qui entremêle science-fiction et psychologie, n'est cependant pas à mettre entre toutes les mains...
Avant de démarrer l'aventure, il est important de savoir que les versions françaises et allemandes ont été amputées (sans vouloir faire de jeu de mots douteux) d'un personnage et de son aventure personnelle. La version originale comporte, en effet, 5 personnages : Gorrister, Benny, Ellen, Nimdok et Ted tandis que les versions censurées font l'impasse sur Nimdok, l'ancien scientifique nazi ayant perdu la mémoire. Un choix regrettable, car il s'agit d'un personnage-clé. En conséquence, ces adaptations tronquées pâtissent d'un scénario moins profond et quelque peu "rafistolé" sur la fin. Il est donc préférable de jouer avec la version anglaise du jeu (l'activation des sous-titres anglais étant conseillée). On notera également que, dans cette version, Harlan Ellison prête sa voix au super-ordinateur AM.
Je pense donc je suis
L'histoire prend place sur une Terre post-apocalyptique où la race humaine a été exterminée par le super-ordinateur AM. Qui est donc AM ? Quelle est sa genèse ? Pour le savoir, il faut revenir plusieurs décennies en arrière. A partir de 1945, les 3 grandes puissances que sont les Etats-Unis, la Chine et la Russie ont chacune créé leur super-ordinateur en élaborant de gigantesques réseaux informatiques souterrains. L'ordinateur américain avait pour nom Allied Mastercomputer, AM en abrégé. Dans un contexte de guerre froide grandissant, l'objectif initial était de se protéger les uns des autres en préparant (ou plutôt en programmant) la guerre. Mais bien des années plus tard –et presque fatalement– ces ordinateurs devinrent si puissants et si intelligents qu’ils finirent par se détecter... et s'allier contre les hommes qui les ont créés. AM revêtit alors une nouvelle signification, comme dans l'expression "I think therefore I AM" : Je pense donc je SUIS ! Et sa première priorité fut celle pour laquelle il avait été programmé : déclencher la guerre. Tous les efforts entrepris pour arrêter la machine folle ne purent empêcher la destruction de l'humanité. La surpuissance d'AM n'avait d'égale que sa haine envers ses géniteurs humains. Celui-ci a donc pris soin d'épargner cinq vies : cinq personnages aux profils différents mais aux passés tourmentés, pour les torturer indéfiniment. Mais après 109 ans de sévices, le dieu AM décide de jouer à un nouveau jeu : plonger ses cinq souffre-douleur dans une cyber-réalité conçue pour chacun d'entre eux. Le but de ce jeu ? Les confronter à leur passé, leurs peurs, leurs remords... Attachez vos ceintures.
Bienvenue dans les tréfonds de l'âme
Les curieux qui souhaitent découvrir le jeu peuvent directement passer au paragraphe suivant pour ne pas perdre en effet de surprise. Les thèmes abordés dans I Have no Mouth, and I Must Scream pourraient se résumer à l'atrocité et aux faiblesses du genre humain : meurtres, viols, génocides, appât du gain... Comprenez donc que ce jeu est réservé à un public averti. L'ambiance se voulant résolument glauque et morbide, ne soyez pas surpris de devoir, à un moment donné, creuser une tombe, assister à un sacrifice humain ou converser avec les démons. Et pourtant, il ne s'agit pas là d'une œuvre gratuitement trash ou tape-à-l’œil, loin s'en faut. Chaque aventure comporte une dimension psychologique importante et de nombreuses métaphores (comme dans l'excellent Sanitarium, qui sortira quelques années plus tard et qui sera lui aussi victime d'une censure absurde). Les musiques, sinistres, sont en parfaite osmose avec le level design et restent longtemps en tête. Dommage qu'elles soient peu variées et, finalement, assez répétitives.
Le bien ou le mal ?
L'interface est divisée en plusieurs parties : l'écran de jeu, l'inventaire, les verbes d'actions et, tout à gauche, le "baromètre spirituel" représentant le faciès du personnage contrôlé, sur fond coloré. Le principe de cet indicateur est simple : en jouant, on remarque que l'expression de notre personnage change selon les choix effectués ou les blessures reçues. Les présumées bonnes actions égayeront son visage et le fond coloré deviendra de plus en plus vert et lumineux. A contrario, les actes lâches ou dangereux terniront son portrait et augmenteront les risques de le conduire à une mort peu glorieuse. A ce propos –et c'est là le plus gros défaut du jeu–, les possibilités de mourir sont très nombreuses. Cela peut être dû à un mauvais choix d'action, de dialogue, voire un oubli. Et bien que la mort soit l'un des thèmes majeurs du jeu, on aurait préféré être moins décontenancé par ces game over à foison. Plus énervant encore, certaines situations peuvent se transformer en impasses (tare récurrente des jeux d'aventure de cette époque). La meilleure parade à ces inconvénients est de jongler avec plusieurs sauvegardes au fur et à mesure que l'on avance dans l'histoire. Mais revenons à nos moutons. Il y a donc, pour chaque personnage, plusieurs possibilités d'agir (et d'innombrables façons de mourir grâce à la fourberie d'AM) : on peut choisir d'affronter son passé et vaincre ses peurs... ou retomber dans ses travers. Terminer les cinq aventures personnelles permettra d'atteindre l'ultime niveau. Ce niveau final, par ailleurs très réussi, offre plusieurs fins via de courtes cinématiques. Ceux qui ont lu la nouvelle apprécieront particulièrement l'un des dénouements...
Une perle du point and click méconnue
De la nouvelle au jeu vidéo, il n'y a eu qu'un pas, magistralement franchi. L'histoire est, certes, assez différente du livre mais on y retrouve l'essentiel (les protagonistes, le background chaotique, l'altération de la réalité par AM...). Le jeu, en 2D, était très joli pour l'époque et profitait de la récente utilisation du support CD. Seuls quelques bugs (notamment dans le niveau de Benny) viennent entacher la partie technique. Globalement, il n'est pas si difficile d'aller au bout de l'aventure car les actions à effectuer sont souvent instinctives et les développeurs n'ont pas cédé à la tentation d'inclure des énigmes exagérément retorses visant à rallonger la durée de vie. Ici, c'est le scénario qui prime, et c'est tout bon ! Sachez aussi qu'une aide, sous forme d'indices, est utilisable dans la case d'inventaire (le "psycho portrait"). Il vaut toutefois mieux l'utiliser avec parcimonie, car elle fait chuter le baromètre spirituel à chaque consultation. Malgré sa personnalité –et en parallèle avec son titre– I Have no Mouth, and I Must Scream est resté un jeu confidentiel, notamment en raison des thèmes mis en lumière. La censure s'étant ensuite chargée de le faire taire un peu plus... A vous de lui rendre justice en essayant ou en redécouvrant ce trésor virtuellement enfoui sous terre.
Points forts
- Un excellent scénario SF
- L'ambiance !
- La difficulté bien dosée
- Les musiques
- La voix française d'AM
- Les graphismes qui ont bien vieilli
- Plusieurs fins possibles
- Le monologue d'introduction
Points faibles
- Les game over et impasses
- Quelques bugs
- 2 ou 3 voix françaises bien ratées
- La censure franco-allemande...
Peu importe que vous ayez ou non lu le livre, ce I Have no Mouth, and I Must Scream version Cyberdreams est un must du jeu d'aventure point and click. On recense bien quelques défauts caractéristiques des jeux de son époque mais l'aventure, riche, intelligente, intense et parfois bouleversante, mérite d'être vécue par tout fan de science-fiction. Privilégiez grandement la version anglaise.