Après s'être fait la main sur Gardiens de la Terre du Milieu, Monolith Productions revient avec un nouveau jeu inspiré de l’œuvre du maître J.R.R. Tolkien. Le père de la fantasy médiévale a créé un univers aussi riche que profond, et a laissé, à sa mort, la porte grand ouverte pour que d'autres esprits féconds apportent leur participation au travail de toute une vie. La Terre du Milieu : L'Ombre du Mordor fait-il honneur à la légende à laquelle il s'attaque ? Nous allons tenter de le voir.
Traiter de la Terre du Milieu, quand on sait à quel point les descendants de Tolkien sont chatouilleux sur la question, est une tâche ardue. Après une première expérience plus ou moins réussie, Monolith Productions relance la machine avec un jeu plus ambitieux : il s'agit de proposer aux gamers, et aux fans de l'auteur du Seigneur des Anneaux, un jeu action-aventure, en open world, visuellement proche des films de Peter Jackson. Pour cela, les développeurs ont d'abord dû choisir une époque, un moment dans la longue chronologie établie par Tolkien ; leur choix s'est porté sur une période particulièrement importante du Troisième Age : Le retour de Sauron ! Vaincu par la Dernière Alliance des Elfes et des Hommes il y a presque 3.000 ans, le second Seigneur des Ténèbres, réduit à l'état d'ectoplasme, a accumulé suffisamment de force pour que ses ennemis comprennent qu'il n'était pas mort. Il s'en retourne donc au Mordor, entraînant avec lui des nuées d'orques et de créatures tout aussi immondes... C'est là que le jeu commence.
Un jeu destiné aux connaisseurs... ou pas ?
Cette petite introduction me permet de débuter sur un point particulier du jeu, celui de son scénario et de son univers. En tant que puriste, je sais qu'il est difficile de traiter de l'univers de Tolkien sans commettre d'erreurs : l'histoire de la Terre du Milieu est touffue, quelquefois complexe, tant l'auteur a multiplié les écrits et les notes, parfois contradictoires. Pas évident, ensuite, de produire un jeu qui respectera son travail ! Néanmoins le jeu a réussi à m'étonner à de nombreuses reprises, que ce soit par le langage et les formulations employées, très proches de l'esprit des livres ou des films ; de nombreuses allusions sont faites aux Temps Anciens, au Silmarillion, et à des personnages que le grand public, ne connaissant la mythologie de Tolkien qu'à travers les films de Jackson, ne comprendront pas. On sent qu'il y a eu un travail de recherche et c'est très bien !
En revanche, on note bon nombre d'erreurs qui ne seront pas remarquées par les non-initiés, mais qui révulseront les plus grands fans de la saga. Même pas besoin de rentrer dans les détails, et donc de vous spoiler pour vous expliquer ceci, rien que le pitch de base du jeu suffit. Le héros, Talion, est un Rôdeur, et monte la garde à la Porte Noire du Mordor. Soit. Seulement, on comprend rapidement que le jeu prend place entre les années 2951 et 3018 du Troisième Age. Des dates qui correspondent au retour de Sauron en Mordor, et au début de la Guerre de l'Anneau. A ce moment-là, la Porte Noire n'est plus officiellement gardée depuis 1.000 ans (au moins), notamment à cause d'une terrible épidémie de peste. C'est peut-être un détail pour la majorité des joueurs, mais le titre est bardé de petites inexactitudes de ce genre, qui finissent par agacer : comment un jeu peut-il être si précis par moments, et commettre de telles erreurs ?
La représentation du Mordor, elle aussi, pose question. La première partie du jeu se déroule en Udun, l'extrémité nord-ouest du Pays des Ombres. Vous rappelez-vous de la description faite du fief de Sauron par Boromir, lors du Conseil d'Elrond, dans la Communauté de l'Anneau ? « C'est une terre dévastée et stérile, recouverte de braises et de cendres et de poussière, l'air que l'on y respire n'est que vapeur empoisonnée », voilà ce que nous dit le fils du Gondor. Et il faut reconnaître que le jeu ne colle pas franchement à cette définition. Tolkien a toujours décrit le pays comme maudit, dangereux, corrompu à jamais par Sauron, couvert des cendres crachées par la Montagne du Destin. Et là... certes, l'endroit est assez sombre et on n'y piquerait peut-être pas un petit roupillon, mais on pourrait s'attendre à une ambiance plus glauque, plus sombre. C'est d'autant plus frappant lorsque l'on arrive à Nurn, incroyablement verdoyante, presque paisible, si l'on met de côté les orques qui y pullulent. Nurn est certes une contrée plus fertile que le reste du pays, d'après les écrits, mais là... Bref, ce Mordor proposé par Monolith Productions n'est pas bien inquiétant, et c'est dommage !
On n'entre pas si facilement en Mordor
Enfin, ça c'est ce que dit Boromir. Notre ami Talion, lui, n'a aucun souci pour se mouvoir sur les terres du Seigneur des Ténèbres. Il faut dire qu'il a avec lui un allié de poids : le spectre d'un puissant elfe, dont je tairai le nom : je vous laisse la surprise de la découverte ! Figurez-vous que notre ami Rôdeur et toute sa famille se sont vaguement fait trucider lors du retour des orques, qui étaient bien bougons de les trouver si près de chez eux. Ce sont des choses qui arrivent quand on fait un métier à risque. A sa mort, il est maudit par la Main Noire de Sauron, un des plus puissants serviteurs de ce dernier (et manifestement d'origine numénoréenne) et se retrouve lié à ce fantôme elfique. Ensemble, ils chercheront à se venger en tuant les responsables. Eh oh, vous venez de comprendre le nom de notre héros, félicitations ! La mort de la Main Noire devrait également mettre fin à la malédiction qui a attaché nos deux compères, en tout cas c'est l'avis de l'elfe.
Grâce à ce dernier, qui, pour le petit indice, est un descendant de Fëanor, notre bougre acquiert bon nombre de capacités qui lui permettront d'atteindre son objectif. L'Ombre du Mordor est un jeu en open world, attendez-vous donc à avoir à accomplir de nombreuses tâches, et pas seulement des assassinats, pour progresser et améliorer votre personnage. Mais les débuts sont difficiles pour notre héros, qui se fera vigoureusement meuler la face à chaque faux pas. Le jeu embarque de facto un léger côté die-an-retry assez appréciable. La difficulté est élevée (parfois un peu trop, on y reviendra) et le jeu peut se montrer punitif. En tant que macchabée mobile, Talion ne peut techniquement pas mourir. Techniquement. Lorsqu'un orque vous « tuera », vous réapparaîtrez un peu plus loin, sans avoir perdu quoi que ce soit. Et vos ennemis vont vite comprendre que vous êtes un homme assez peu mortel et ils se prépareront en conséquence à votre hypothétique retour. C'est très amusant, et on se prend vite au jeu. Attendez-vous, dans la première heure de jeu, à mourir un paquet de fois, parce que vous allez vouloir essayer diverses approches !
Voyageons léger, allons chasser de l'orque
C'est une des features qui a été bien mise en avant par les développeurs : le Nemesis System autorise des interactions et une évolution des plus intéressantes avec et pour nos amis verdâtres. Vous aurez à tuer de nombreux orques, mais les plus importants sont les capitaines orques, ainsi que les chefs de guerre orques. Chaque capitaine est unique, et peut évoluer, prendre du grade au fur et à mesure que vous le rencontrerez. Une défaite leur sera bien évidemment profitable, à vous de faire attention, même si vous êtes immortel. On s'amuse donc à écouter les réactions de ces bidasses puants à chacune de nos retrouvailles, puisqu'ils n'hésitent pas à vous provoquer au sujet de votre précédente défaite, ou simplement à faire des allusions à ce qui s'est déroulé pendant le dernier combat. C'est franchement bien fichu, et pour le coup le jeu est assez épatant. Ces capitaines sont soigneusement mis en scène, à chaque rencontre, avec cris guerriers, les petits ralentis qui vont bien... On s'y attacherait presque, si certains n'étaient pas aussi accrochés à la vie. Si jamais vous réussissez à les éliminer, vous pourrez modifier l'ordre en place dans leurs rangs. Un décès peut notamment signifier l'arrivée d'un nouveau capitaine, plus faible, plus facilement influençable, puisqu'à terme vous pourrez corrompre ces créatures et les joindre à votre cause, grâce aux pouvoirs de notre ami aux oreilles pointues.
Le système montre néanmoins assez vite ses limites et l'on se rend compte que les missions capitaines ne sont pas aussi... capitales que cela. On finit vite par ne chasser que lorsque cela sera nécessaire pour débloquer la prochaine mission qui fera avancer le scénario du jeu, et c'est dommage. D'autant plus que comme je le disais plus haut, la difficulté est parfois assez mal dosée et les situations que l'on vous propose sont parfois un peu grotesques, comme nous allons le voir.
Ezio Auditore en balade dans le Mordor
On ressent très vite l'une des inspirations majeures de L'Ombre du Mordor : la saga d'Ubisoft, Assassin's Creed. Le jeu se construit, s'articule plus ou moins de la même manière (enquêtes, assassinats, enquêtes, assassinats, une petite quête secondaire pour varier un peu, etc.), en tout cas dans son premier tiers. Mais les déplacements, le pseudo free-run, la grimpette sur les murs, les assassinats à la discrète, les sauts... Comme dans les Assassin's Creed, on a une IA assez débile (capitaines mis à part) par moments, incapable de vous voir alors que vous passez devant elle, à 5 mètres, ou parce que vous vous êtes caché... dans une cage. Véridique ! On a même une simili vue d'aigle, qui est en fait une vision du monde spectral, celle de Frodon lorsqu'il met à son doigt l'Anneau ; avec cette « vision », on peut voir les ennemis, les alliés, les objectifs, marquer certains ennemis. C'est l'un des problèmes de ce jeu qui, assez souvent, nous donne l'impression qu'on le connaît par cœur, sans même y avoir joué. Heureusement, c'est assez bien fait ; les amateurs d'assassins à capuche devraient y trouver leur compte, et les autres trouveront un gameplay un peu plus fouillé qui sera plus à même de les satisfaire.
Un soleil rouge se lève, beaucoup de sang a dû couler cette nuit
L'un des points forts du jeu, c'est très certainement son système de combat. Rappelant la trilogie des Batman Arkham, il est même plus jouissif encore, grâce à ses bruitages et au challenge qu'il peut représenter. Rarement décapiter de l'orque n'aura été aussi amusant, ni même aussi gratifiant. Contrairement à un Assassin's Creed, où les ennemis ont une fâcheuse tendance à prendre leur ticket et se mettre en ligne pour recevoir leurs torgnoles, les orques de L'Ombre du Mordor sont vils et agressifs, et n'hésiteront pas à vous attaquer à plusieurs en même temps, en hauteur, par derrière.... Dans les premières heures de jeu, on évite même de se battre, mais notre personnage gagne des points d'expérience et peut améliorer, via un petit arbre de compétences, ses capacités au combat. Dans la même idée, il peut gagner et se servir des runes sur ses trois armes (épée, arc et dague) pour bénéficier d'effets bonus qu'il faudra savoir utiliser. Une fois que l'on aura acquis suffisamment d'expérience, on hésitera un peu moins à se jeter dans la mêlée et à faire de sublimes combos pour taillader de la vermine à verrues. Talion, s'il peut se montrer assez terne d'un point de vue personnalité, n'a aucune pitié pour ses ennemis, et les démembre avec rage, sans aucune forme de compassion. Enchaîner les coups demande néanmoins réflexe et précision, d'autant que les développeurs n'ont pas jugé bon d'inclure au gameplay un système de lock, qui aurait été le bienvenu dans certains cas particuliers.
Esthétiquement abouti
Parlons peu, parlons bien : L'Ombre du Mordor est un joli jeu. Tout est modélisé avec beaucoup de soin, et même s'il n'éblouit jamais vraiment, le titre bénéficie de graphismes très soignés. Les animations sont fluides, les effets de lumière sur l'eau boueuse sont remarquables, et la luxuriante végétation de Nurn, notamment, fait plaisir à voir. Bon point pour les graphistes de Monolith, qui ont fait du bon boulot, d'autant que l’optimisation de cette version PC est exemplaire. Prévoyez tout de même de l'espace de stockage pour les 9 Go nécessaires à l'installation des textures HD. Ceci étant, on apprécie d'autant plus l'aspect visuel du jeu quand on remarque que Peter Jackson et Weta Workshop, le studio d'effets spéciaux et d’accessoires du réalisateur, ont bien influencé le titre. L'influence n'est pas totale, puisque par moments certains costumes, ou même les architectures, dénotent un peu de l'imagerie (magnifique) qu'ils ont créée pour Le Seigneur des Anneaux et Le Hobbit. Mais elle est bien présente. De fait, le jeu, d'un point de vue technique et esthétique, est presque parfait. Le seul défaut que l'on pourra noter, finalement, est au niveau de la construction des niveaux que vous traverserez. On a l'impression que les dévs ont simplement créé des prairies, nivelé par-ci par-là, posé quelques ruines de temps en temps pour permettre à Talion de faire de la grimpette... Bref, ça se répète pas mal, et ça manque donc clairement d'imagination. Certains n'y prêteront pas attention, d'autres trouveront que cela ne fait que renforcer ce sentiment de répétition.
Répétitif et pas aussi libre que ça
C'est là le principal vrai défaut du jeu. A la manière du premier Assassin's Creed, le jeu se montre répétitif, d'abord à cause de ce qui vous est demandé, mais aussi parce que l'évolution de votre personnage et les situations qui vous sont présentées vous poussent à répéter de trop nombreuses fois la même suite d'actions. Le jeu vous propose toujours plusieurs formes d'approche, dont l'infiltration, qui est très utile dès le début du jeu. Mais dès lors que votre personnage se renforce, et qu'il vous est possible d'éliminer assez facilement des ennemis isolés ou en groupes réduits, vous vous contenterez la plupart du temps de les exterminer et d'avancer bêtement. Problème : à côté de ça les situations dont vous avez à triompher sont parfois mal pensées. Par exemple, il m'est arrivé plusieurs fois de devoir prendre un orque en otage, pour faire sortir de sa tanière le chef de guerre qu'il sert. Pour cela, vous devez simplement saisir l'orque en question, et le laisser brailler pendant 20 secondes, chrono en main. S'approcher de la cible n'est pas forcément difficile (encore que), ce sera beaucoup plus problématique lorsque vous constaterez que le type en question est entouré de petits camarades, qui le défendront et n'hésiteront pas à rameuter toute la garnison voisine pour vous péter la margoulette. C'est souvent sur un coup de bol que vous réussirez à attraper le bougre et à arriver au bout du terrible décompte de 20 secondes.
Dans le même genre, il vous sera demandé d'approcher un chef de guerre et de le corrompre. Il faut donc d'abord faire apparaître cette saleté, par exemple grâce à la méthode susmentionnée (la méthode vous est imposée par le jeu, aléatoirement), arriver à l'approcher, alors qu'il est entouré de dizaines de copines toutes assez énervées, et l'endommager suffisamment pour le saisir, et lancer la commande qui le soumettra à votre volonté... le tout, en survivant ! Vraiment frustrant, surtout que les capitaines et chefs de guerre peuvent tout à fait s'enfuir, et s'évanouir dans la nature, même si vous leur collez aux talons. On finit vite par mettre un peu de côté la traque des capitaines, surtout lorsque l'on s'est rendu compte que nos petites manipulations dans l'ombre n'ont un impact que très limité dans le jeu. Pourtant elles sont au cœur du jeu et vous serez souvent obligé d'en passer par là pour atteindre les chefs de guerre, et ceux qui sont au-dessus d'eux, les serviteurs de Sauron responsables de la mort de Talion et de sa famille. Le scénario en pâtit aussi puisque son évolution peut être longue et trop espacée dans le temps, à cause de vos échecs et de la difficulté à triompher de certaines épreuves. A Nurn notamment, impossible d'avancer dans votre quête de vengeance tant que vous n'aurez pas corrompu les cinq chefs de guerre, qui, au passage, peuvent tout à fait mourir, trahis par un autre orque, vous forçant à tout recommencer. Un peu lourd !
Points forts
- Des graphismes soignés
- Contrôler Talion est un véritable plaisir, surtout en combat
- On pourrait passer ses journées à faire sauter des têtes d'orques
- Les références subtiles à la mythologie tolkiennienne
- Une mise en scène léchée
- Une bonne durée de vie
- Le côté die-and-retry, amusant et bien pensé
- Plus un orque vous tuera, et plus vous le traquerez pour obtenir votre vengeance
- Le Nemesis System : on en vient à connaître et détester certains ennemis !
- Bonne optimisation sur PC
- Le "Ash nazg durbatulûk, ash nazg gimbatul..." du menu principal, oui, oui
- On retrouve certaines voix des films de Peter Jackson
Points faibles
- L'évolution de Talion pousse le joueur à tout régler à coups d'épée
- Le Nemesis System n'a pas une si grande influence que ça sur le jeu, finalement
- Trop proche d'Assassin's Creed par endroits
- Répétitif
- Des décors peu variés, et peu inspirés
- Certaines situations sont exagérément difficiles car mal pensées
- Le scénario, un peu vide finalement
- On aurait bien aimé bénéficier d'un lock-on pour les combats
- Les capitaines et chefs de guerre qui disparaissent tout simplement de l'écran lorsqu'ils fuient le combat, même si vous les poursuivez. On aimerait pouvoir en faire autant
Si le portrait dressé de La Terre du Milieu : L'Ombre du Mordor peut paraître un peu sévère, c'est surtout parce que le jeu repose sur des bases intelligentes, très prometteuses et originales, et qu'il ne délivre jamais l'expérience attendue. A la manière du tout premier Assassin's Creed, on sent et on comprend la volonté et les idées de Monolith Productions, mais cela manque encore un peu de développement, de profondeur. Du reste, le jeu est assez complet, plutôt long, bénéficie d'un système de combat terriblement addictif et de graphismes soignés. On regrettera simplement le manque d'inspiration pour les décors, l'IA chancelante et l'aspect parfois bêtement répétitif de l'aventure, passé la dizaine d'heures de jeu. Le titre devrait néanmoins plaire aux fans de Tolkien, qui prendront plaisir à en savoir plus sur Talion, son équipier elfe et le retour de Sauron en Mordor. Les autres y trouveront un jeu action-aventure en monde ouvert bien réalisé et assez exigeant, qui devrait mettre leur talent à rude épreuve. En attendant une Ombre du Mordor 2, plus aboutie ?