Ecrire un bon scénario est un exercice difficile, particulièrement lorsque celui-ci est destiné à structurer un jeu vidéo. En effet, croiser la psychologie des personnages et le gameplay de façon efficace, c'est-à-dire sans provoquer de situations frustrantes pour le joueur, peut parfois s'avérer compliqué. Si l'on en croit le commentaire de Dave Gilbert critiquant avec cinq ans de recul le premier épisode de sa série, The Blackwell Legacy est rempli d'erreurs de débutant en matière de game design et de choix narratifs. Pour autant, le jeu en devient-il mauvais et indigne d'intérêt ? Pas vraiment, au contraire, comme nous allons le démontrer.
Entre une carrière d'écrivain qui peine à décoller, des maux de tête épouvantables et le décès de sa tante Lauren, dernier membre connu de sa famille, on peut dire que Rosangela Blackwell a des raisons de se lever du pied gauche. Quand en plus, elle apprend que sa tante et sa grand-mère souffraient toutes deux d'une démence rare qui pourrait bien être héréditaire, se trouve forcée d'enquêter sur le suicide d'une adolescente pour un journal de seconde zone, et, cerise sur le gâteau, voit sa routine solitaire troublée par l'apparition de Joey, un spectre bavard et provocateur qui la suit partout, on peut comprendre qu'elle ait l'impression de perdre un peu la boule. Inutile de paniquer pourtant, tout ceci est parfaitement normal, puisque loin d'être constituée d'hystériques, sa famille se transmet en fait depuis deux générations le don de pouvoir voir et parler aux âmes torturées, ainsi que de les envoyer vers l'au-delà. Une fois remis des émotions causées par toutes ces découvertes, nous pouvons nous attaquer sérieusement à la véritable destinée de notre héroïne.
Une protagoniste particulière
The Blackwell Legacy se présente comme un point and click très classique. Même si les bases du gameplay évolueront un peu dans les épisodes suivants, les enquêtes se passent généralement de la même façon : Rosa note un certain nombre d'informations dans son calepin (qu'elle peut combiner deux par deux pour faire des déductions), trouve des objets clés et s'en sert pour interagir avec les personnes susceptibles d'apporter de nouveaux éléments à même de répondre aux questions qu'elle se pose. Elle devra ainsi en apprendre plus sur les défunts qu'elle essaye d'aider, afin de gagner leur confiance et de les pousser à réaliser qu'ils ne sont plus de ce monde en se remémorant leur mort. La tâche peut sembler aisée à première vue, en réalité elle est loin d'être facile pour deux raisons. La première est qu'une simple journaliste sans aucune autorité ni légitimité qui enquête sur des morts n'attire pas la confiance des gens. La seconde est que notre héroïne semble souffrir de quelques problèmes relationnels et de communication pour le moins handicapants, comme on s'en rend très vite compte.
En effet, si vous espérez avoir entre vos mains un avatar parfaitement malléable qui obéira gentiment à vos ordres, ira où vous voulez, parlera à qui vous voulez comme dans un jeu classique, vous vous trompez : on se heurte dès le début à l’asociabilité de Rosa qui fait qu'elle n'ose par exemple pas aller adresser la parole à quelqu'un devant une foule. Il faut donc user de moyens détournés pour isoler la cible et pouvoir lui parler. En plus de cette occasion pour glisser des énigmes généralement surmontables mais menant parfois à des situations étranges, il faut noter que la peur (le dégoût ?) de l'autre ressentie par notre personnage a aussi tendance à provoquer de l'antipathie à son égard. Ainsi, les dialogues se passent rarement comme on les imagine, et il faut mentir et manipuler beaucoup de personnes pour compenser l'incapacité de Rosa à prendre des gants ou à faire bonne impression. Si cet aspect a été critiqué par le créateur du jeu lui-même comme étant rebutant et désagréable pour le joueur, on peut néanmoins applaudir la personnalité unique et plausible qu'il a réussi à camper. Pour tempérer son propos, on peut également ajouter que l'héroïne de cette aventure étant ce qu'elle est, il est logique qu'elle ne plaise pas à tout le monde, mais ceux qui tomberont sous son charme se délecteront de découvrir ses tentatives d'approche ratées, mises en exergue par des dialogues foisonnants et bien écrits.
Une narration très (trop ?) riche
Un deuxième aspect du jeu qui peut en rebuter beaucoup est la narration parfois inégale. Pour faire court, l'histoire de la famille Blackwell, des causes de leur don et de l'existence mystérieuse de certains spectres sont au centre du scénario qui parcourt les quatre (bientôt cinq) épisodes de la série. Celui-ci étant le premier, il se doit de bien poser l'univers afin que le joueur comprenne ce qu'il s'est passé avant et ait envie de continuer l'aventure. Le dévoilement du contexte passe ici par des dialogues interminables avec Joey et le psychiatre de la défunte tante, ou encore par la découverte d'une correspondance, c'est-à-dire de vingt-cinq lettres manuscrites à lire d'un bloc. Si les dialogues et le background sont souvent passionnants, la densité de certains échanges crée un vide durant lequel le joueur, démangé par sa souris et l'envie de jouer, voudrait qu'ils passent plus vite quitte à remettre les révélations au surlendemain. La quantité des informations n'est pas en cause, puisque l'histoire est limpide et sans faiblesses, mais leur répartition est mal équilibrée et casse parfois le rythme. Sans compter que certains dialogues pouvant nous sembler optionnels sont en fait fondamentaux pour avancer dans l'histoire, et risquent de bloquer les plus pressés et les distraits qui oublieront de parler à tout le monde et d'explorer tous les cheminements disponibles. Ces longs moments statiques sont fort heureusement contrebalancés par quelques séquences plus dynamiques demandant au joueur de cliquer assez vite au bon endroit pour éviter un policier dans le noir, ou encore attirer un chien au bon endroit. Ces scènes sont hélas bien trop rares, et prennent du coup un arrière-goût d'expériences inachevées qui nous feront regretter que le jeu ne comprenne pas plus d'enquêtes pour les exploiter.
Ceux qui aiment la lecture y trouveront donc leur compte et prendront plaisir à recommencer l'aventure pour explorer toutes les options de dialogue et essayer de débloquer certains succès et informations difficiles à obtenir. On ne peut que louer cette tentative d'étirer une durée de vie par ailleurs pas bien longue (de deux à trois heures maximum pour terminer ce premier épisode). On aurait préféré une répartition de la narration plus espacée occasionnant plus d'énigmes et permettant d'exploiter de façon plus appuyée un gameplay parfois anecdotique. Cependant, le rôle encore mineur que joue Joey dans la résolution des enquêtes ou les énigmes, dont la solution est parfois surprenante, s'explique aussi par le contexte de l'histoire qui nous place face aux balbutiements d'une relation collaborative et de la pratique d'un métier extraordinaire que ne maîtrise pas encore Rosa. La suite de la série l'a d'ailleurs démontré par l'amélioration significative de cette relation entre narration et gameplay suivant la prise d'habitude des protagonistes.
Bien que son style graphique rétro bien pixellisé ne soit pas du goût de tous, et que la musique semble parfois avoir un peu vieilli, The Blackwell Legacy nous offre donc le début indispensable d'une saga qui a aujourd'hui fait ses preuves. On ne peut que recommander ce premier épisode à ceux connaissant déjà une partie de la série (qu'il enrichit de détails et d'informations sur la famille Blackwell), ou aux amateurs de point and click avec un bon scénario. Attention cependant, une maîtrise minimum de l'anglais est recommandée puisque aucune traduction ne semble envisagée.
Le jeu est identique à la version PC. Le test est donc repris sur la version originale de l'article publié le 28 avril 2014.
Points forts
- Un bon scénario
- De bons doublages
- Des énigmes sympathiques
Points faibles
- Des dialogues et des informations textuelles parfois lourdes et mal réparties
- Uniquement en anglais
- Durée de vie un peu courte
En quoi les défauts de The Blackwell Legacy sont-ils des avantages ? Cet épisode montre bien à quel point il est difficile de faire coller scénario original et gameplay. Le résultat est pourtant satisfaisant dans l'ensemble puisque la densité des informations reçues et les situations parfois maladroitement amenées correspondent en fait très bien au déroulement de l'histoire et aux vérités abruptes auxquelles doit faire face l'héroïne. On a donc deux choix : soit les refuser en bloc et ne pas aimer ce jeu, soit entrer totalement dans l'univers et le personnage et accepter cette mise en bouche parfois un peu amère mais néanmoins plaisante et unique.