Le « retour aux sources » oscille constamment entre un mauvais trip nostalgique ou une savante remise au goût du jour. Quand l'opération est assurée par l'un des rois du point'n click, on peut avoir la quasi-certitude que c'est la seconde option qui sera retenue. Et là, c'est Tim Schafer qui est aux commandes...
Pour ceux qui auraient loupé le train, commençons par un petit rappel des faits entourant Broken Age. Derrière celui qui fut d'abord connu sous le nom de Double Fine Adventures se cache l'un des maestro du point'n click de LucasArts, Tim Schafer, l'un des créateurs de titres aussi cultes que Monkey Island, Day of the Tentacle, Full Throttle ou encore Grim Fandango, bref, un maître du jeu d'aventure corsé et rigolo. C'est à Tim Schafer et à Double Fine Adventures que l'on doit l'explosion du phénomène du financement participatif via Kickstarter, lorsque ce dernier a demandé des fonds pour produire un point'n click à l'ancienne, vous savez, le genre dont soi-disant personne ne veut plus si l'on écoute certains éditeurs. Après un développement que l'on imagine un tantinet chaotique, le jeu s'est finalement vu scindé en deux actes dont le premier, déjà disponible à ceux ayant financé le projet, sera accessible à tous le 28 janvier. La suite, ce sera sans doute au printemps, livrée gratuitement bien évidemment. Donc pour l'heure, penchons-nous sur ce premier chapitre qui fait figure de prologue et plante surtout un scénario plus riche qu'il n'en a l'air.
Grandir ou mourir
Broken Age raconte l'histoire parallèle de deux personnages, deux adolescents prêts à s'émanciper, à se rebeller contre ce qui les empêche de prendre leur envol, de vivre leur vie ou simplement de la conserver. Shay est un jeune garçon vivant reclus à bord d'un vaisseau spatial dans lequel sa vie est intégralement orchestrée par une intelligence artificielle surprotectrice qui lui sert de mère. Prisonnier de cette infernale routine quotidienne, Shay ne rêve que d'aventures et d'indépendance, de couper le cordon, de s'enfuir de l'ennui d'une vie sans saveur. Vella, quant à elle, vit sur une planète inconnue dont les différents villages sont régulièrement visités par une créature nommée Mog Chotra, directement sortie d'un bouquin de Lovecraft, à laquelle on sacrifie lors d'une version sanglante du Bal des Débutantes quelques jeunes filles qui se pâment de l'honneur qui leur est fait. Mais Vella, rebelle qui choisit de lutter pour sa vie, parvient à s'échapper... Un garçon qui veut échapper à l'emprise de sa "mère" trop présente et une fille qui veut échapper à sa famille prête à la sacrifier avec joie... Et c'est tout ce que vous saurez de l'histoire qui, malgré ses airs un peu trompeurs de petit conte simpliste pour enfants, recèle plusieurs indices discrets laissant supposer que le conte en question pourrait se révéler plus riche que prévu.
Tim Schafer est un auteur de talent, et on le ressent sans l'ombre d'un doute en découvrant Broken Age : Acte 1, dans les détails masqués du scénario d'abord, certains dialogues ouvrant la voie à de futures révélations, mais aussi dans l'écriture desdits dialogues souvent savoureux et drôles, au premier ou au second degré. Ils sont en outre extrêmement bien doublés, notamment par deux têtes d'affiche du cinéma : Jack Black, qui n'en est pas à sa première collaboration avec Schafer (Brutal Legend), et Elijah Wood. Notez qu'il n'existe pas de doublages français mais que le jeu bénéficie de très bons sous-titres, même si certains jeux de mots passent évidemment un peu à la trappe. De quoi apprécier d'autant plus le décalage entre les sujets abordés et le ton très léger et loufoque de l'aventure et de la galerie de personnages qu'on y croise. L'écriture et un attachement immédiat à l'univers sont les deux véritables points forts de Broken Age.
Un bon gros curseur...
L'idée de Broken Age était de revenir aux sources du point'n click en 2D, et c'est réussi. L'interface épurée se contente d'un inventaire dans lequel on piochera des objets à associer et d'un curseur tout droit sorti des années 90. Bon, ne tournons pas autour du pot, les énigmes de Broken Age ne vont pas vous mettre la tête à l'envers, elles sont très abordables voire parfois évidentes, le jeu évitant de tomber dans ce qui faisait à la fois la force et le travers des jeux LucasArts d'antan : une difficulté touchant occasionnellement à l'absurde. Comme on le disait, c'est l'histoire et l'univers qui priment ici plus que le challenge. Certains le regretteront et c'est compréhensible, mais en pratique, on n'en souffre pas vraiment, à l'instar d'un The Walking Dead qui a carrément laissé cet aspect au placard pour se focaliser sur sa narration.
Malgré tout, le feeling des 90's est présent dans la mise en scène (bien que largement modernisée), l'interface, les dialogues et dans une progression particulièrement bien rythmée. Même si ce dernier point est surtout vrai pour l'aventure de Vella, plus riche en tableaux divers et variés et en personnages que celle de Shay. Notez d'ailleurs que s'il est possible de passer d'un personnage à l'autre à l'envi, rien ne pousse vraiment à utiliser cette fonction et l'on a donc tendance à enchaîner les deux histoires. Certains détails laissent pourtant envisager que le second acte donnera lieu à plus d'alternance, dans la veine de Day of the Tentacle. En attendant, petit conseil perso : mieux vaut commencer par Shay.
… dans une peinture animée
Si Double Fine a su conserver le feeling d'un vieux point'n click, le studio a néanmoins eu le bon goût de ne pas céder aux sirènes un peu trop bruyantes du pixel art vintage à la mode, lui préférant une direction artistique naïve inspirée des illustrations de contes, une peinture animée pleine de détails et au trait fin, un monde loufoque, étrange, loin du notre mais qui se permet de lui emprunter certains éléments. Et si on a déjà mentionné la qualité du doublage, on ajoutera que les thèmes musicaux sont également splendides. A ce niveau, la seule fausse note se relève dans l'intégration du mode rétro caché dans les options, complètement raté et même limite affreux, une sorte de bouillie maladroite de pixels adoucie par un effet de flou peu ragoutant. Au final, le seul regret que l'on peut avoir, c'est que le jeu se soit retrouvé coupé en deux et surtout que ce premier acte aux airs de prologue ne dure que 4 heures. De quoi frustrer les joueurs et mettre leur patience à très rude épreuve en attendant la suite...
Points forts
- Le direction artistique splendide
- L'écriture
- L'univers attachant et original
- Doublages et musiques impeccables
- Le scénario qui cache bien son jeu
- Un final très prometteur
Points faibles
- Seulement 4 heures
- La division en deux, frustrante
- Le switch entre persos pas vraiment utile (voire perturbant)
- Les énigmes trop faciles
Il faut reconnaître que les premiers pas dans Broken Age sont déstabilisants, surtout si on commence par l'aventure de Shay (ce qui est malgré tout recommandé). Mais plus on avance dans ce premier acte, plus on est conquis par son univers original et attachant, sa galerie de personnages étonnants et son scénario dont on perçoit les subtilités au détour d'une ou deux lignes de dialogues. Drôle, prenant, enchanteur, beau, bien écrit, même s'il est court et trop facile, on cède à son charme en se disant que l'attente de la très prometteuse suite va être longue et pénible.