Il n’y a pas à dire, Kickstarter est vraiment un excellent moyen de trouver les fonds nécessaires au financement de jeux adressés à des communautés bien spécifiques. Enfin, tout est relatif, puisque ces projets réservés à des publics très ciblés connaissent souvent un engouement tel qu’ils font exploser le compteur à dollars. Ce fut dernièrement le cas de Torment : Tides of Numenera ou de Project Eternity avec leurs 4 millions de billets verts récoltés respectivement. Peut-on alors vraiment parler de jeux de niche avec un tel soutien des joueurs ? Le vieil adage ne nous dit-il pas “quand on aime, on ne compte pas” ? Une maxime pouvant s’appliquer à merveille à l’engouement des fans lorsqu’il s’agit de propulser sur le devant de la scène des projets au genre souvent délaissé par l’industrie classique du jeu vidéo.
Même si les contre-exemples existent, il est plus aisé de réussir sur une plate-forme de financement participatif lorsque l’on possède un nom connu dans le milieu. C’est en capitalisant sur un passif d’anciens de chez BioWare ayant travaillé sur le MMORPG Star Wars : The Old Republic que le trio de Stoic Studios a réussi à convaincre plus de 20.000 backers à investir de l’argent dans The Banner Saga, un RPG tactique se déroulant dans un univers viking. Attention à ne pas le confondre avec The Banner Saga Faction, son homologue free-to-play disponible depuis février 2013 sur Steam et uniquement centré sur les affrontements multijoueurs. Chose surprenante, là où la plupart des titres proposent en premier lieu une campagne solo pour préparer le joueur au mode multi, Stoic prend ici les choses à l’envers en réservant l’aspect narratif et solitaire à la version commerciale du jeu. Les habitués de Faction ne seront donc pas surpris de retrouver le même système de combat au tour par tour tandis que les néophytes découvriront un jeu se voulant facile à prendre en main mais difficile à maîtriser.
Car j’étais sur le route toute la sainte journée…
L’histoire de The Banner Saga est construite autour du périple de deux caravanes aux destins croisés. Le splendide monde nordique du jeu est plongé dans le trouble depuis que le soleil s’est figé au beau milieu du ciel. Et comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, les Dredges, d’anciens guerriers faits de pierre, sont de retour et comptent bien anéantir toute forme de civilisation. Une situation particulièrement préoccupante forçant les Humains et les Varls à entamer des exodes massifs de population pour échapper au danger ou tenter de trouver des réponses à tant de mystères. Car les Varls, ces imposants guerriers cornus à la longévité exemplaire, ont déjà vaincu les Dredges par le passé. Ils entretiennent donc une relation certes amicale mais finalement assez tendue avec les Humains, peuple qu’ils considèrent comme jeune et dénué de sagesse. Et pourtant, ils seront tôt ou tard obligés de combattre ensemble pour assurer leur survie. On suivra ainsi deux caravanes, l’une composée du futur roi humain Ludin accompagné de quelques Varls et l’autre de Rook et de sa fille Alette, deux chasseurs à la tête d’un cortège fuyant leur village ravagé par les Dredges.
Après une très belle introduction façon dessin animé bénéficiant d’un doublage en anglais convaincant, le jeu débute une alternance de phases qui rythmera inlassablement toute la suite de l’aventure. On peut en distinguer plusieurs : les scènes de dialogue durant lesquelles il sera nécessaire d’effectuer des choix cruciaux, les longues marches où les prises de décision seront légion, les moments de repos dans les campements durant lesquels on s’occupera de la gestion des troupes et enfin, les phases de combat au tour par tour. Une progression cyclique, voire routinière, qui pourra décourager quelques joueurs.
Choisir, c’est renoncer
Tout l’enjeu de The Banner Saga consiste à entretenir l’implication du joueur sur la destinée des cortèges humains et varls en le mettant sans cesse face à des choix parfois lourds de conséquences. Concrètement, l’avancée de la caravane se fait de façon totalement automatique invitant au passage à admirer la beauté des environnements. Ne cherchez pas bien loin, la patte artistique fait écho à l’esthétique de certaines productions Disney de l’époque, et plus particulièrement celles impliquant le travail d'Eyvind Earle, artiste ayant collaboré à des productions telles que La Belle au bois dormant. Ce parti pris graphique se ressent fortement tant sur les décors que sur les personnages et constitue l’un des atouts essentiels du jeu. The Banner Saga attire irrésistiblement le regard grâce à ce choix artistique très marqué collant admirablement bien à l’ambiance viking et froide du jeu. Ajoutez-y une bande-son d’Austin Wintory, le compositeur des musiques de Journey pour obtenir un habillage visuel et sonore digne d’une production de grand studio.
Pour autant, qui dit marche automatique de nos réfugiés ne dit pas forcément scénario déterminé d’avance. Chaque rencontre ou événement sera l’occasion de prendre des décisions. On pourra par exemple être amené à croiser la route d’un groupe d’exilés demandant à rejoindre nos rangs. A nous alors de choisir en prenant plusieurs points en considération : plus de monde signifie plus de bouches à nourrir et donc la nécessité de posséder plus de vivres. Mais ces nouveaux venus apporteront aussi des renforts à nos forces militaires. Alors on pèse le pour et le contre à chaque instant et on espère que nos choix ne nous porteront pas préjudice. Car ces nouvelles recrues pourront très bien s’avérer être de vils bandits et décamper quelques jours plus tard en emportant quelques précieuses ressources dans leur fuite. Et cette situation n’est pas un cas isolé dans The Banner Saga. La moindre escale sera souvent l’occasion de faire de nouvelles rencontres, de combattre ou de participer à des échanges entre protagonistes mis en scène avec un certain goût du minimalisme. Deux personnages, un travelling gauche / droite accompagné d’une petite animation sur une mèche de cheveux ou un regard, le bruit du vent pour seule musique. Cette relative austérité des interactions s’accompagne aussi d’une certaine passivité du joueur devenant spectateur lors des phases de voyage.Et pourtant, même si ces éléments provoquent parfois un léger manque de rythme, ils offrent aux développeurs un moyen de choix de nous impliquer émotionnellement dans la destiné des caravanes en nous laissant supposer de la difficulté d’avancer dans ces terres gelées. On pourra toutefois regretter le manque de clarté de quelques décisions conduisant quelquefois à des conséquences dramatiques alors que la logique nous dictait pourtant le contraire. D'abord entièrement en anglais, le titre bénéficie désormais d'une version française dans le texte, un ajout appréciable.
Un repos bien mérité
Diriger sa caravane implique de se pencher sur la gestion de ses ressources lors des multiples phases de campement. Une petite interface située en haut de l’écran est chargée de donner les informations importantes à surveiller. La valeur la plus importante est sans doute le moral de nos troupes, puisque ce dernier influe directement sur leur efficacité en combat. Le meilleur moyen de maintenir un chiffre convenable est de remporter des victoires ou bien de s’accorder un peu de repos en campant quelques jours. Toutefois attention, rester sur place coûte des ressources et il faudra veiller à en disposer suffisamment pour repartir sur les routes. Il est néanmoins possible de ravitailler le cortège en dépensant des points de renom. Mais encore une fois, ces derniers sont aussi d’une importance cruciale pour augmenter les statistiques de nos héros. On y reviendra par la suite dans le passage dédié aux affrontements, mais chaque combattant pourra être amélioré individuellement grâce au renom.
Le système de progression est plutôt intelligent de ce point de vue, puisque pour débloquer un nouveau rang, il faudra que le personnage tue un certain nombre d’ennemis sur le champ de bataille. Ainsi, on aura tendance à donner le coup fatal avec le héros nous tenant le plus à cœur. Le renom, toujours lui, pourra enfin servir à acheter des objets qui boostent les aptitudes d'un personnage. Bref, gérer sa caravane implique de jongler avec des ressources partagées entre plusieurs usages tous autant nécessaires au bon déroulement de la progression. Je le disais en introduction, le jeu n’est pas forcément très dur à prendre en main et on pourra facilement faire vivoter notre convoi durant quelques jours sans pour autant avoir saisi en profondeur le système de gestion des ressources. Mais arrivera fatalement un moment où les galères commenceront à s’accumuler et où vos actions passées vous coûteront très cher. Un aspect qui fera indéniablement penser à un certain The Oregon Trail, véritable pionner du genre “gestion de caravane” si ce dernier existe bel et bien.
Du sang-froid dans la bataille
Pour son système de combat, The Banner Saga a choisi d’adopter la stratégie au tour par tour. Pour faire simple, les mécanismes sont assez proches de ceux d’un Fire Emblem. Les joueurs de Faction retrouveront leurs marques dès les premiers affrontements tandis que les nouveaux arrivants pourront s’initier grâce à un tutorial chargé d’expliquer toutes les spécificités des rencontres. Les batailles opposent un maximum de six combattants par équipe jouant leur tour selon l’ordre défini par la barre d’initiative située en bas de l’écran. On reconnaîtra d’ailleurs un joueur chevronné en sa capacité à régulièrement la consulter afin de préparer ses futures actions à la manière d’un joueur d’échecs. Chaque unité dispose bien entendu de ses propres caractéristiques et compétences. Les Varls par exemple sont dotés d’une force et d’une défense supérieures à celles des humains, mais occupent en contrepartie quatre cases sur le terrain et n’attaqueront jamais à longue portée. Les Humains font d’excellents archers servant à oppresser l’ennemi à distance. Tout comme dans Faction, chaque personnage dispose de deux jauges distinctes représentant sa valeur d’armure en bleu et son nombre de points de vie en rouge. Une spécificité entre ici en jeu : les points de vie d’une unité représentent aussi sa puissance d’attaque. Ainsi, un héros avec dix points de vie pourra potentiellement occasionner dix points de dégâts à un adversaire. C’est sans compter sur l’armure qui viendra réduire les dégâts subis. Le calcul s’effectue donc comme ceci : dégâts infligés = valeur d’attaque de l’unité moins la valeur d’armure de la cible. Lors de notre tour, il est possible de choisir laquelle des deux jauges attaquer. La question est alors la suivante : mieux vaut-il se focaliser sur le bouclier d’un adversaire pour pouvoir lui causer par la suite d’importants dégâts d’un seul coup, ou plutôt attaquer petit à petit sa jauge de santé pour réduire son score d’attaque et le conduire lentement vers la mort ?
Il faudra aussi compter sur une ressource supplémentaire appelée Willpower (volonté) agissant comme un booster de motivation et permettant d’attaquer plus fort ou de se déplacer plus loin. Chaque unité dispose de son propre capital de volonté mais on aura aussi accès à une jauge commune se remplissant à chaque adversaire tombé sur le terrain. A nous alors de juger du moment opportun où utiliser cette puissance supplémentaire. A noter qu’un héros tombé au combat ne sera pas pour autant mort définitivement mais devra se reposer quelques jours au campement, engrangeant par la même occasion une dépense supplémentaire de ressources. Ce qui est intéressant ici c’est qu’à aucun moment l’échec en combat ne pourra provenir d’une faille dans le gameplay mais toujours d’une erreur de jugement de la part du joueur. Si le système se veut accessible, il faudra tout de même bien se pencher sur certains mécanismes comme les attaques spéciales des héros qui auraient sans doute mérité plus d’explications.
Les prémices d'une trilogie
Côté scénario, The Banner Saga n’est pas ce que l’on peut appeler un jeu accessible au plus grand nombre. En effet, sa trame narrative pourrait finalement se rapprocher de celle d’un Game of Thrones tant les alliances et les décisions politiques lourdes de conséquences sont nombreuses. Cette complexité aura de quoi perdre le joueur peu impliqué dans la lecture attentive de chaque ligne de texte. Lors de la preview, j'avais noté une certaine confusion provoquée par le nombre important de personnages et l’enchaînement incessant des dialogues, eh bien je dois dire que ce sentiment a tendance à s’estomper au fil de l’aventure puisque l’on finit par mieux comprendre les mystères en marche derrière les bouleversements récents du monde. Attention toutefois, ne comptez pas tout apprendre d’un coup puisque le projet est censé s’étendre sur une trilogie dépendant tout de même grandement du succès de ce premier volet. Comptez une bonne douzaine d’heures pour terminer le titre en mode normal. Niveau rejouabilité, ceux qui ont envie de recommencer l’aventure en prenant d’autres décisions pourront sans aucun mal relancer le jeu, tandis que les aficionados du système de combat auront tout intérêt à se tourner vers sa version multijoueur free-to-play.
Points forts
- Graphismes splendides et atypiques
- Des choix véritablement importants et lourds de conséquences
- Combats techniques et stratégiques
- Bande-son envoûtante lorsqu’elle se met en marche
- Une écriture maîtrisée d’une rare profondeur…
Points faibles
- …mais pouvant parfois perdre le joueur
- Une absence de doublage rendant les phases de dialogue austères
- Certaines décisions aux conséquences troubles
- Une bande-son trop souvent timide
The Banner Saga représente donc l’aboutissement d’un projet tenu à bout de bras par trois développeurs indépendants que l’on sent passionnés. C’est un petit joyau froid taillé avec finesse et bénéficiant d’une réalisation splendide ne pouvant laisser de glace. Le jeu s’adresse clairement à un public sachant dans quoi il se lance. Si vous aimez la grandiloquence et l’action effrénée, passez votre chemin, car ici tout est affaire de lent cheminement et d'attention dans les moindres détails. Certains pourront sans doute lui reprocher un manque de rythme et un scénario parfois trop confus, mais il serait dommage de passer à côté si l’appel du Grand Nord se faisait sentir en ce début d’année.