Des couloirs poisseux et oppressants de Rapture, il ne reste plus rien. Mais si l'utopie noyée et gangrenée des deux premiers épisodes de BioShock a définitivement sombré, la puissante volonté de Ken Levine et d'Irrational Games de créer des univers extraordinaires est pour sa part restée totalement préservée. Amis arpenteurs de mondes virtuels, réjouissez-vous car de cette inébranlable volonté est née Columbia, une fantastique nouvelle ville-conte flottant parmi les nuages et dans laquelle vous goûterez tour à tour à la haine, à l'espoir, à la folie mais surtout, au sang.
En 1912, à quelques encablures des côtes de l'état du Maine, une petite barque lutte sous une pluie battante dans des eaux baignées de lune. A son bord, un couple vêtu de cirés jaunes se chamaille tout en conduisant Booker DeWitt vers un grand phare à la silhouette menaçante. DeWitt, c'est vous, et pour une fois, vous n'êtes pas un jeune premier avide d'aventure. Pardonnez du peu, mais vous êtes même une belle ordure, un "détective", pour ne pas dire un homme de main ayant jadis fait son beurre en tabassant les meneurs de mouvements de grève pour de riches patrons, entre autres saloperies.
Vous êtes sans âme, sans conviction, un peu torturé sur les bords, mais vous êtes également endetté jusqu'au cou. De fait, c'est un peu le pistolet sur la tempe que vous avez dû accepter cette mission : retrouver et ramener à New York une jeune femme nommée Elizabeth. Le hic, c'est que la demoiselle est retenue à Columbia, une mystérieuse cité flottante disparue dans le ciel des Etats-Unis depuis quelques années. Oui, n'en doutez pas, le parallèle et surtout les différences avec l'entrée en matière du premier BioShock n'ont rien de fortuit. Et là, si je souhaitais faire vraiment honneur au chef-d'oeuvre qu'est BioShock Infinite, j'arrêterais ici même mon texte et vous sommerais de partir explorer, contempler et mettre à sac ce monde par vous-même. Car oui, si le gameplay est peu ou prou le même que dans les précédents volets, la narration et le monde eux - encore une fois totalement interconnectés - font de ce titre quelque chose d'unique et de brillant. Néanmoins, comme il me faut bien justifier mon salaire et contenter les curieux, partons donc effeuiller ensemble ce BioShock Infinite.
Columbia, ce paradis...
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Bien entendu, le premier et principal protagoniste de cette aventure est sans conteste Columbia elle-même. Ainsi, il y a de fortes chances pour que vos premiers pas dans ses rues vous mettent sur votre séant, car au-delà d'une dimension technique honorable (le jeu tourne sur une version modifiée de l'Unreal Engine 3.0) et des textures pas toujours tip-top, le design général à base d'architecture post-coloniale américaine est à couper le souffle. La ville se révèle aussi ouverte, vivante et lumineuse que Rapture pouvait être confinée, sombre et délabrée. Composée d'îlots flottants reliés entre eux par un réseau de rails et de trams, Columbia ressemble à s'y méprendre à l'antichambre du paradis. Les enfants insouciants jouent dans des rues gorgées de soleil, les couples s'enlacent et discutent dans de somptueux jardins parcourus par des nuées de colibris au vol syncopé et une foire bat même son plein en arrière-plan. On passe également devant quelques curiosités, telles que des chevaux mécaniques et d'autres merveilles technologiques. Mais, comme vous pouvez vous y attendre, malaise il y a. Un malaise qui s'insinue rapidement en vous et qui démontre avec brio qu'une histoire n'a pas forcément besoin de cinématiques pour commencer à naître. Car en effet, tout est trop propre, trop guilleret et trop enchanteur pour être honnête.
… qui cache l'horreur sous ses dorures
Ainsi, très vite, le relatif détachement de DeWitt se trouve heurté par l'omniprésence de la religion et plus précisément par une sorte de culte que tous ces joyeux habitants vouent à un dénommé Comstock, que tous désignent comme le Prophète. On comprend aussi que la ségrégation raciale née dans le sillage sanglant de la guerre de Sécession a bel et bien cours à Columbia, avec tout ce qu'elle a d'ignoble. Le tout baigne en plus dans un patriotisme exacerbé et dans les messages propagandistes prônant la haine du monde d'en bas, la Sodome Inférieure. La cité foisonne d'ailleurs de références à l'histoire américaine. Certaines d'entre elles sont aisément compréhensibles. D'autres moins. Quoi qu'il en soit, l'absence de tout manichéisme donne une saveur particulière à BioShock Infinite. Certes, à Columbia, tout n'est pas parfait. Mais après tout, Booker DeWitt peut-il véritablement se placer au-dessus de la mêlée ? N'est-il pas venu au sein de la cité flottante pour rembourser une dette dont on ne connaît pas la nature ? N'a-t-il pas pour mission d'enlever une jeune fille ? Rapidement, les cartes sont brouillées et on ne sait plus très bien où les scénaristes veulent nous emmener. Le mystère plane. Et nous aussi.
De la vraie exploration ?
Comme dans les précédents volets, BioShock Infinite se savoure lentement. La structure du jeu a beau être linéaire, explorer les environnements reste possible, même si je l'avoue, étonnamment, la plupart des niveaux m'ont paru offrir moins de latitude que certains des quartiers de Rapture. Quoi qu'il en soit, il est plus que recommandé de fouiner un peu partout si l'on veut avoir en sa possession toutes les clés pour comprendre le background et survivre en mode Difficile ou en mode Ultime (ne me faites pas l'affront de jouer en Normal s'il vous plaît). Les décors fourmillent de détails, d'éléments plus ou moins cachés, de lieux que l'on est libre ou non de visiter. On retrouve d'ailleurs le concept des journaux audio à collecter mais aussi l'arrivée de courts mais nombreux films en noir et blanc réalisés avec soin. Il n'est en rien obligatoire de les regarder mais ils donnent une idée du fonctionnement de la société de Columbia. Si vous choisissez de tout explorer, BioShock Infinite ne vous livrera sa conclusion, (par ailleurs magistrale mais que certains trouveront forcément trop cryptique) qu'après une quinzaine d'heures de jeu. Les autres, les criminels, ceux qui aiment à se pourrir l'aventure en fonçant tout droit et en faisant apparaître régulièrement la flèche désignant leur prochain objectif en auront pour une dizaine d'heures, et qu'ils soient maudits !
Un gameplay 100% BioShock, mais avec des trucs en plus
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Mais pour l'heure, DeWitt n'a cure de toutes ces considérations. Il a un job à effectuer, une dette à effacer. Mais bien sûr, tout tourne forcément à la foire au pâté quand dans des circonstances que nous vous laissons le soin de découvrir, le bonhomme déclenche l'ire de la population et des autorités locales qui voient en lui le « faux prophète ». Tout cela va alors déboucher sur les premières fusillades du jeu. Et là, hop, au début, ce n'est pas forcément folichon, car on a tout simplement l'impression de rejouer aux précédents opus, avec des armes similaires, un peu rigides, qui manquent de feeling, même si les choses se sont améliorées. Fort heureusement, cela s'arrange par la suite, comme vous le verrez. Quoi qu'il en soit, pistolet, fusil à pompe, colt à balles explosives, fusil de précision, mitrailleuse, lance-roquettes, lance-grenades, il n'y a rien de bien original, même si tout ce joli matos peut être amélioré plusieurs fois dans des distributeurs, moyennant finances. Les seules différences dans le domaine de l'armement tiennent au fait que désormais, vous disposerez d'un petit bouclier qui se rechargera automatiquement et ne pourrez porter que deux armes à la fois, ce qui vous forcera régulièrement à détrousser du macchabée en cours de baston et donc à bouger davantage.
Cette soif de mouvement s'illustre aussi par l'ajout dans votre équipement de base d'une sorte de crochet aimanté qui pourra non seulement vous servir à latter du malandrin au corps-à-corps jusqu'à donner lieu à d'immondes mises à mort, mais aussi et surtout, lors de certains combats, à vous agripper puis à dévaler les fameux rails qui serpentent dans tout Columbia. Franchement, on se dit au début que c'est un peu gimmick, même si c'est assez classe de pouvoir sauter d'une ligne à l'autre à 200 km/h, sauf que très vite, on apprend à se laisser tomber sur sa cible pour un meurtre instantané, on esquive, on change de direction, on va se planter sur un toit pour sniper... Le level design, fantastique, vous permettra régulièrement d'utiliser ce gadget. Plus tard, ce sera même une condition de votre survie, notamment face au Handyman, le Big Daddy bien nerveux de BioShock Infinite. Attention toutefois à ne pas rester trop longtemps suspendu, il se pourrait bien que ce gars-là décide d'électrifier les rails... Ouais, c'est pas si mal en fait de ne plus avoir l'impression d'être une tourelle sur pattes et de se prendre pour un rapace. Ainsi, ces choix font de BioShock un titre bien plus dynamique que ses aînés, du coup, on touche du bois et on enchaîne les génuflexions afin de remercier Irrationnal Games.
Toniques par coeur
Mais qui dit BioShock, dit évidemment Plasmi... pardon, des Toniques qui fonctionnent à peu près sur le même modèle que ce que nous nous étions injecté dans les veines à Rapture. Car comme notre Gros Papa dans le 2, notre perso porte une arme dans la main droite et se sert de ses pouvoirs avec la main gauche, des pouvoirs qu'on obtient en buvant des fioles disséminées dans tout Columbia, et dont l'usage est régi par une jauge d'Ev... pardon, de Cristal. Evidemment, les combats reposent sur l'emploi simultané des armes conventionnelles et des Toniques : bombes enflammées, décharge électrique (à utiliser de préférence sur une flaque ou après avoir trempé et fait virevolter ses victimes avec le pouvoir Déferlement), nuage de corbeaux, contrôle mental qui fonctionne aussi bien sur les humains que sur les tourelles, à ceci près que ces dernières finiront par vous tirer dessus de nouveau, tandis que les soldats se suicideront avec conviction et délectation. On ne vous parlera pas de tout non plus, pour ne pas vous gâcher la surprise. Mais sachez que tous les Toniques ont deux emplois, qu'ils peuvent être combinés et peuvent tourner votre environnement à votre avantage. Néanmoins, on reste un peu déçu par le manque d'originalité de l'ensemble, surtout lorsqu'on a retourné toutes les possibilités offertes par Rapture en la matière.
Elizabeth entre dans la danse
J'ai honte, oui j'ai honte de ne pas avoir parlé d'Elizabeth avant. Mais le fait est que la belle demoiselle, qui vous accompagnera pendant une grosse partie de l'aventure, est un élément si capital de BioShock Infinite que je préfère là encore vous laisser découvrir par vous-même. Car aussi envoûtant soit-il, le soft ne prend réellement son envol qu'après quelques heures, lorsqu'on rencontre enfin la jeune femme. Elizabeth possède un rôle crucial, tant au niveau du scénario qu'au niveau du gameplay. Elle évolue, elle vit, elle souffre à vos côtés et son visage aux traits volontairement accentués, ses attitudes constituent un incroyable moyen de lier le joueur à son destin. Rivé à son écran, on se prend à s'inquiéter pour elle, on la cherche quand on la perd de vue, bref on s'attache à ce petit bout de femme qui loin d'être statique, voit d'ailleurs sa personnalité évoluer au fil des épreuves. Croyez-moi, je pensais vraiment qu'avoir un personnage géré par l'IA collé aux basques en permanence me gonflerait rapidement. Il n'en est rien. Elizabeth ne pose jamais problème, déchiffre l'univers avec vous, renforce l'immersion en allant par exemple se réchauffer les mains près d'un poêle alors que vous explorez un taudis. Mine de rien, cela contribue énormément à l'atmosphère de ce BioShock.
Elizabeth se révèle en outre d'une rare utilité en ouvrant certaines portes ou coffres verrouillés (pour peu que vous ayez récupéré suffisamment de crochets), en mettant en évidence certains objets, ou en vous distribuant munitions, rations de soins et de cristal pendant les combats à la moindre pression d'une touche, s'il s'en trouve à sa portée. Elle est aussi capable de déchiffrer des codes dans le cadre de petites quêtes secondaires, qui demandent bien souvent de retourner sur vos pas pour dénicher un endroit bien précis. C'est donc une aide précieuse car les ennemis se montrent très agressifs, à défaut d'être intelligents. Mais Elizabeth dispose d'un autre atout non négligeable. Elle sait ouvrir des portails vers d'autres dimensions. Cela permet notamment d'importer dans le présent des éléments en provenance de mondes alternatifs. Un aspect utilisé lors des combats. Ainsi, Booker peut demander à son acolyte de faire apparaître dans des zones précises, affichées en surbrillance dans le décor, des crochets auxquels se suspendre à l'aide du grappin, un muret derrière lequel s'abriter, des tourelles automatiques, des caisses remplies de soins, des armes, etc. Voilà qui apporte, pendant les combats, une dimension stratégique supplémentaire sympathique, mais finalement pas si capitale que ça.
Et sinon, il a des défauts quand même ton jeu ?
Evidemment, jeune freluquet ! Oui, certains pourront reprocher à BioShock Infinite son rythme un peu inégal avec ses séquences de contemplation pure, d'autres, avec déjà plus de raison, pesteront contre ses ennemis globalement débiles qui ont troqué leur cerveau contre une agressivité bien basique. D'autres encore y verront un skin évolué des précédents BioShock, son gameplay de base n'ayant pas tant changé que ça. Les pinailleurs s'attristeront de voir une dimension morale en apparence moins prononcée qu'avant, en oubliant le propos si intelligent que le jeu leur tient pourtant à chaque coin de rue. Les plus bougons lui reprocheront sa linéarité et lui jetteront sans raison valable du Dishonored au visage. Les bourrins diront de lui que ce n'est finalement pas un pur shooter et à ces derniers notamment, je répondrai qu'en effet, BioShock n'est pas un pur shooter, c'est avant tout une histoire et une vision, à savourer en vue à la première personne, avec pas mal de sang au milieu. BioShock Infinite est un de ces rares softs capables de vous retourner les tripes et de vous toucher comme peu d'autres y parviennent, surtout dans le cas de triple A. Messieurs d'Irrationnal Games, chapeau bas.
Points forts
- L'univers original
- L'incroyable dimension artistique
- L'histoire et la narration
- Elizabeth qui nous accompagne : elle constitue un vrai plus en termes d'immersion et de gameplay
- 10 à 15 heures de durée de vie pour une première session
Points faibles
- Le feeling de certaines armes encore un peu mou
- On aurait peut-être aimé encore plus de zones à explorer librement
Il est parfois des jeux qui vous marquent, qui transcendent sans toutefois trahir leur nature de « simple » divertissement pour vous parler plus intimement et vous toucher, et BioShock Infinite est de ceux-là. Servi par un design extraordinaire, soutenu par des combats passionnants en dépit de quelques petits couacs, le titre d'Irrationnal Games donne surtout vie à une grande histoire, magique, prenante et impitoyable. A la fois plus et moins qu'un shooter, BioShock Infinite accroche et fascine tout en offrant une vision d'une rare intelligence, sans concession, sans manichéisme primaire, le tout serti dans un magnifique écrin. Bref, une chose est sûre, ceux qui s'envoleront pour Columbia ne sont pas près de remettre les pieds sur terre.