1994. L'immense Peter Molyneux (Populous), dont le talent alors intact n'a pas encore été écorné par une mégalomanie fâcheuse, publie aux côtés des autres trublions de Bullfrog l'inoubliable Theme Park. Le britannique compte bien hisser son bébé au niveau de la marmaille voisine de Will Wright (Sim City, Sim Earth…) tout en le parant de l'humour so British qui caractérise déjà ses productions de l'époque. Inutile de tergiverser : le défi est relevé avec brio.
Theme Park se présente comme un city-builder typique des années 90. Mais oubliez les centrales électriques : ici, point de réseau d'acheminement de l'eau et nulle zone industrielle à aménager, mais des montagnes russes monumentales, des stands de frites en pagaille, des buvettes, des maisons hantées, des animateurs affublés qui d'un costume de poulet, qui d'un déguisement de pingouin, et, au bout de la chaîne, des valoches de bifton par camions entiers. Le jeu vous place en effet à la tête d'un parc d'attractions qu'il vous revient de mettre sur pieds, sans dissimuler une seconde l'objectif strictement financier de cette entreprise, dans un cynisme coloré dont les délices grinçants se rappellent au joueur à chaque clic. Et ce, avec d'autant plus d'efficacité que le contexte renvoie en permanence aux plus innocents de ses rêves enfantins.
Le joueur se voit donc offrir en début de partie un vaste terrain vierge et un pécule confortable. Il lui revient de dépenser le second avec sagesse pour couvrir le premier d'attractions en tous genres et de boutiques au service souriant et aux tarifs prohibitifs. Il doit ensuite relier ces différentes pompes à fric d'un réseau de chemins étudié pour conduire le chaland d'une caisse enregistreuse à l'autre, disposer une végétation luxuriante pour que les clients dilapident leurs économies avec le sourire, enfin installer files d'attente, toilettes et panneaux indicateurs afin que tout ce beau monde allonge la monnaie dans les meilleures conditions. Retirant sa casquette d'aménageur du terrain pour se coiffer de celle de comptable, le joueur peut ensuite fixer le prix et même la composition des plats servis dans son parc : noyez les frites de sel et les gourmands se rueront à la buvette, où ils se contenteront vraisemblablement de sucer la montagne de glaçons dont vous aurez bourré les gobelets. C'est moins savoureux que le soda, mais business is business, et on n'a pas trouvé mieux pour faire tintinnabuler le tiroir-caisse à souhait.
Ces précieux deniers en poche, le joueur enfile alors sa blouse et se rend dans la section Recherche : les billets ne pleuvent en effet que dans les parcs d'envergure et ce n'est pas avec un carrousel rouillé et une buvette branlante que vous assurerez votre retraite au soleil. Il est donc indispensable d'investir dans de nouvelles attractions, de nouveaux magasins, et de faire phosphorer les têtes d'œuf pour développer des attrape-gogos de plus en plus éblouissants. Le but ? Roucouler sur tous les tons pour attirer les pigeons de tous les pays. Et si l'ornithologie coûte cher, soyez sûr que l'investissement se justifie largement. Un rapide passage au vestiaire et voilà le joueur sapé comme Jérôme Kerviel, prêt à spéculer sur l'avenir de ses concurrents. Le jeu dispose en effet d'une fonction Bourse qui, si elle paraît anecdotique au départ, se révèle vite au trader sournois une source de revenus conséquente : on achète, on revend, on ricane et enfin, Rolex au poignet et sourire all bright aux lèvres, on encaisse.
Mais le jeu vous oblige également à endosser le costume de chef d'entreprise : il vous faut recruter des mécaniciens, des techniciens de surface, des vigiles, des animateurs. Il faut aussi gérer les stocks : en effet, les obèses se suivent et se rassemblent devant la baraque à frites, et vos réserves fondent aussi vite que les glaces bas de gamme que vous vendez à prix d'or. Et soudain, voilà que les syndicats s'en mêlent, que les grossistes renégocient leurs tarifs : autant d'occasions de lancer un mini-jeu aussi simple que réjouissant durant lequel, dans un contre-jour propice aux transactions occultes, vous devez tendre la main dans la mesure de votre générosité pour saisir celle de votre vis-à-vis, tandis que le temps imparti est matérialisé par une assiette de biscuits qui se vide à une allure vertigineuse. Enfin vient l'heure de nouer la cravate de magnat : votre parc roule tout seul ? Revendez-le pour en monter un autre dans un pays voisin, puis un troisième, et mettez-vous en plein les poches. On le voit : la garde-robe conséquente qu'offre le jeu n'est pas de trop, tant le joueur est conduit à mouiller la chemise. Mais que les businessmen du dimanche se rassurent : il est possible d'ajuster la complexité de la simulation, le niveau le plus facile vous laissant aménager le parc selon votre fantaisie sans vous soucier de rien d'autre ou presque. De plus, la vitesse du temps est modulable, vous laissant toujours le loisir de peser vos décisions avec toute la réflexion requise.
Sur le plan technique, Theme Park a admirablement bien vieilli. Le style délicieusement cartoon n'a pas pris une ride, et une providentielle option Haute Résolution disponible d'origine supplée au « remake HD » à prix coûtant qui est de nos jours l'honteux ordinaire que des éditeurs médiocres ménagent à leurs illustres aînés. L'ensemble est par ailleurs très vivant et très coloré : les visiteurs se bousculent, ballon de baudruche au poing, les employés vaquent à leurs tâches – suivant un pathfinding parfois brouillon – les minots ouvrent grand la bouche de bonheur sur les toboggans, tout ce beau monde s'en va consommer dans une farandole bariolée au rythme d'une bande-son à l'avenant, reproduisant pour le bonheur de nos oreilles les compositions joyeuses et entraînantes typiques des parcs d'attraction ainsi que le brouhaha gai et continu d'une foule surexcitée.
Jeu de gestion profond et maîtrisé dans ses mécaniques, Theme Park est avant tout jubilatoire dans son propos. En effet, on ne peut que rire jaune devant cette foule qui se rue en riant d'aise vers des tonnes de graisse qu'elle vomit bruyamment à la sortie des attractions, pour l'unique plaisir du marionnettiste avide de bénéfices rondelets qu'incarne le joueur. On a souvent salué le cynisme souriant de Bullfrog en invoquant Dungeon Keeper. Dans ce dernier, du moins, la malveillance est explicite. Ici, on conduit des troupeaux de familles vers leurs ruines financières et sanitaires sous les feux d'artifices et au son de musiques de cirque. Theme Park est un jeu dont la subtilité n'a rien à envier à Sim City, mais dont le propos grinçant et le comique scatologique offrent une dimension presque pamphlétaire qui en constitue le fondement et l'esprit.
- Graphismes16/20
La vue de trois-quarts offre un décor mignon tout plein, peuplé d'une foule bigarrée et très vivante. L'option Haute Résolution permet en outre de se débarrasser d'une pixellisation qui a heureusement fait son temps. Par ailleurs, comme l'écran principal, les différents menus demeurent très lisibles malgré la profusion d'éléments affichés. Une esthétique convaincante et efficace qui a remarquablement traversé les années.
- Jouabilité18/20
On aménage et on gère son parc d'attractions en quelques clics, faisant virevolter le curseur d'un écran à l'autre sans difficulté. Des raccourcis claviers sont de plus à la disposition des gestionnaires cocaïnés jugeant que la souris se déplace trop lentement à leur goût. Un modèle d'ergonomie et de limpidité.
- Durée de vie15/20
Comme tous les city-builders de qualité, Theme Park dispose d'une durée de vie théoriquement infinie ; le contenu, toutefois, connaît bien sûr des limites, et l'intérêt s'émousse naturellement une fois découvertes toutes les attractions, boutiques, et mécaniques de jeu. Ceci vous occupera déjà plusieurs dizaines d'heures, et la possibilité d'acquérir de nouveaux terrains pour construire d'autres parcs relance quelque peu l'intérêt. Enfin, le jeu est suffisamment agréable et riche pour offrir une rejouabilité, certes occasionnelle, mais toujours plaisante.
- Bande son13/20
Prises séparément, les différentes compositions du titre sont de bonne qualité. Hélas, le choix malheureux consistant à attribuer un morceau distinct à chaque attraction, et à jouer celui correspondant au manège au centre de l'image, fait qu'on passe d'une piste à l'autre chaque fois qu'on fait défiler l'écran. L'ambiance musicale tourne alors rapidement à l'enchaînement ininterrompu de mesures incohérentes. Les effets sonores sont satisfaisants, mais absolument pas filtrés, de sorte qu'accélérer le temps provoque une insupportable cacophonie. Plutôt bonne en soi, la bande-son pâtit donc malheureusement de choix de designs discutables.
- Scénario/
Pari remporté haut la main par l'équipe de Bullfrog, qui signe avec Theme Park l'un des jeux de gestion les plus marquants et les plus pérennes (des déclinaisons de qualité diverses voient régulièrement le jour sur de nombreuses plates-formes) du jeu vidéo. Profond, attachant, doté de surcroît d'un humour corrosif et d'une identité visuelle unique, le soft a du souffle et de la personnalité. Enfin, la possibilité d'ajuster la complexité de la simulation ouvre l'expérience aussi bien aux patrons du dimanche qu'aux businessmen les plus exigeants. Un jeu qui a marqué les années 90 et élevé son créateur, Peter Molyneux, un peu plus haut encore dans l'Olympe des très grands game-designers.