Peu de gens le savent mais D2 fut le tout premier jeu annoncé officiellement sur la Dreamcast de Sega. Bien avant Shenmue ou encore Sonic Adventure, c'est bien lui qui a eu l'immense honneur de faire briller le potentiel graphique de la machine à travers les premiers extraits relayés par de nombreux magazines spécialisés de l'époque. Etant donné qu'il n'est malheureusement jamais sorti sur le territoire européen, il fallait se tourner vers l'import de la version américaine ou japonaise pour avoir une chance de s'y essayer. Mais pas de panique ! Que les retardataires se rassurent, voici un article tout beau tout propre destiné à vous faire découvrir D2, un jeu bourré de défauts et de maladresses mais disposant d'une atmosphère, d'un scénario adulte, profonds comme on en n'aura rarement vu dans un jeu vidéo.
Mais la sortie du titre sur Dreamcast était loin d'être une évidence. La route fut en effet longue et semée d'embûches puisque D2 était supposé sortir exclusivement sur la Panasonic M2, la console qui devait succéder à la 3DO (laquelle avait accueilli en son temps D premier du nom). Finalement, la Panasonic M2 n'est jamais sortie en magasins, rendant la première version de D2, pourtant développée à 50 %, obsolète et la destinant à disparaître dans le néant. Pour Kenji Eno, l'extravagant concepteur à la tête du studio Warp qui est à l'origine du titre, il était hors de question de baisser les bras ou de travailler sur un simple portage du jeu sur Dreamcast. Nouvelle intrigue, graphismes retravaillés et mécanismes de jeu chamboulés du tout au tout, cette nouvelle mouture de D2 qui tient sur quatre énormes GD-ROM exploite avec brio les possibilités techniques de la machine de Sega.
Et de l'intrigue, parlons-en justement. D2 conte les mésaventures de Laura Parton, une jeune femme dont le prénom doit être familier à bon nombre de joueurs puisque cette actrice virtuelle a déjà été l'héroïne de deux précédents jeux. Elle avait d'abord fouillé les plus sombres recoins d'un château dans le jeu horrifique D premier du nom avant d'explorer une station spatiale dans Enemy Zero sur Sega Saturn. Ne cherchez pas de liens scénaristiques entre ces deux premiers épisodes, il n'y en a strictement pas. Ce n'est pas D2 qui va faire exception puisque le contexte dans lequel évolue Laura est une fois encore totalement différent. Vous voilà donc à bord d'un avion qui survole les immenses plaines enneigées du Canada pour une destination inconnue. Soudainement, des terroristes prennent le contrôle de la situation et menacent les passagers avec leurs armes. Parallèlement, dans un coin de l'appareil, un mystérieux chamane cantonne d'étranges invocations jusqu'à ce que… une météorite vienne percuter l'avion, le contraignant à s'écraser au beau milieu des montagnes canadiennes. Un tel accident en pleine prise d'otages, voilà une bien étrange coïncidence…
Ayant par on ne sait quel miracle survécu au crash, Laura est retrouvée inconsciente dans la neige par Kimberley, une autre rescapée qui décide de vous abriter dans un chalet abandonné. A peine a-t-elle repris conscience que Laura doit accepter la triste réalité : non seulement elle est perdue au beau milieu de nulle part sans aucun moyen de communication avec le monde extérieur, mais en plus la région semble en proie à un étrange virus et ses habitants, tout comme les passagers de l'avion, entament une étrange transformation les faisant muter en créatures belliqueuses à la manière d'un Resident Evil. Avec pour seules armes un fusil sniper et une mitrailleuse automatique (qui traînaient on ne sait pourquoi dans le chalet), Laura met le nez dehors et part en direction du lieu du crash à la recherche de survivants. Un point de départ qui l'amènera à vivre une longue et mouvementée aventure à laquelle se joindront de nombreux personnages hauts en couleur.
Lors de ses premiers déplacements dans les vastes étendues enneigées, le joueur sera tout d'abord frappé par la beauté exceptionnelle du moteur 3D et la profondeur de champ qui n'a que peu à envier aux plus gigantesques niveaux de Sonic Adventure. Ces phases, se présentant sous la forme d'un jeu d'exploration à la troisième personne, seront synonymes de longues balades solitaires pour vous rendre d'un point à un autre. Mais l'ambiance a beau être paisible et la région à première vue inhabitée, attendez-vous à avoir régulièrement de la compagnie de la part des monstres qui rôdent dans les environs. Générés aléatoirement à la manière d'un RPG, les affrontements déclencheront une phase de shoot à la première personne où les mots « subtilité » et « stratégie » n'auront pas lieu d'être, le but étant de vider votre chargeur sur le monstre ou le groupe de monstres qui vous agressent. Laura restant immobile lors de ces combats, vous ne pourrez que tourner sur vous-même et contrer les assauts ennemis. Autant dire que si l'adversaire est seul, il n'a strictement aucune chance. Si par contre ils attaquent en groupe, il faudra veiller à tous les garder à l'œil pour les empêcher d'approcher et éviter de se laisser dépasser par les évènements.
Ne vous attendez cependant pas à découvrir un bestiaire d'une grande variété. Bien au contraire, les types d'ennemis se comptent sur les doigts d'une seule main et se divisent en trois catégories : ceux qui marchent, qui volent ou qui creusent dans le sol. Chacun ayant des capacités distinctives, il conviendra juste d'étudier leurs mouvements pour qu'ils n'aient plus aucune chance de vous arrêter. A l'issue de chaque affrontement, Laura recevra des points d'expérience destinés, le cas échéant, à la faire monter au niveau suivant et à augmenter ses capacités physiques (PV, défense, puissance offensive etc.). Mais encore une fois, ne cherchez ici aucune subtilité et rassurez-vous, les séances intensives de leveling ne seront pas le moins du monde nécessaires. Contentez-vous de suivre la trame scénaristique sans vous poser de questions et vous aurez toujours le niveau. Pas d'affolement non plus lors des affrontements contre les nombreux et impressionnants boss qui pullulent dans le jeu, ces derniers présentant toujours un point faible qui, une fois mis à jour, ne leur laissera plus aucune chance de salut. L'arme de base possède des munitions en quantité illimitée et est amplement suffisante pour venir à bout du jeu. Pour ceux qui voudraient « varier les plaisirs », Laura diversifiera son arsenal en cours de partie (fusil à pompe, grenades…) mais il faudra trouver des munitions plus ou moins dissimulées dans ce monde enneigé.
Entre deux combats, attendez-vous également à croiser la route de formes de vies beaucoup moins hostiles. En effet, de mignons et dociles animaux sauvages batifolent allègrement dans la neige et vivent leur petite vie à l'abri des soucis. Enfin, c'était avant que la terrible Laura ne s'en mêle. Il est en effet possible à tout moment de dégainer votre sniper et de vous livrer à des petites séances de chasse. Outre les questions d'ordre éthique que soulève ce genre d'activités, ce sera un bon moyen d'accumuler de la nourriture et de l'utiliser pour regagner de la vie. Une idée qui ne manquera pas de rappeler le système de survie de Metal Gear Solid 3, en moins poussé, certes, mais des années avant la sortie du jeu de Hideo Kojima. Ainsi, des lièvres, des oiseaux, des élans et bien sûr les mythiques caribous se baladent dans les parages et ne demandent qu'à être massacrés pour notre plus grand plaisir. Plus la bestiole est grosse, plus elle rapportera de rations de survie, mais plus elle sera attentive et aura de chance de prendre la poudre d'escampette. Signalons aussi que les animaux sauvages réapparaîtront exactement aux mêmes emplacements à chaque fois que vous rentrerez dans une bâtisse. Il ne faut pas cogiter longtemps avant de comprendre que c'est là une merveilleuse occasion de récolter de la nourriture en quantité illimitée, rendant la progression encore plus aisée.
Finalement, la dernière phase de gameplay concerne l'exploration des bâtiments du jeu, comme par exemple des chalets ou encore des laboratoires scientifiques. Comme dans D premier du nom, l'action se déroulera à la première personne et Laura se déplacera sur un rail. Appuyez sur la touche avant de la croix directionnelle pour faire avancer le personnage jusqu'à ce qu'il s'arrête à un endroit prédéfini. Il est également possible de tourner sur soi-même et d'examiner certains objets en particulier ou de ramasser divers objets comme des munitions ou des trousses de soin. On constatera que les développeurs se sont amusés à déclencher des petites cinématiques en graphismes in-game d'une quinzaine de secondes pour chaque action effectuée, aussi anodine cette dernière soit-elle. Ainsi, vous aurez par exemple l'immense privilège d'observer l'héroïne marcher tout bêtement dans un couloir sous différents angles de vue. C'est bien joli tout ça mon on ne peut s'empêcher de penser que l'espace CD (ou plutôt GD) aurait pu être utilisé de façon un peu plus ludique, en rajoutant quelques passages jouables par exemple.
D'ailleurs, si vous êtes du genre allergique aux longues et interminables cinématiques, mieux vaut passer votre chemin. Les scènes sont en effet très nombreuses et certaines durent une bonne demi-heure, transformant le jeu en véritable film. Heureusement pour nous, elles ont fait l'objet de beaucoup de travail et contribuent énormément à la progression de l'intrigue, que ce soit lors de longs dialogues ou lors de scènes d'action frénétiques et violentes dignes des meilleures productions hollywoodiennes. Les personnages rencontrés sont nombreux et ont tous un point commun : ce sont des gens profondément tristes au passé lourd que la solitude a transformé en véritables schizophrènes. Certains ont connu un terrible drame familial (comme la perte d'un être cher) et ont depuis totalement sombré dans la folie et le repli sur soi.
L'exemple le plus frappant reste sans doute cet inquiétant pianiste, littéralement barricadé dans une pièce de son immense villa et jouant à longueur de journée le même morceau de musique. Chaque note se doit d'être parfaite et si quelqu'un a le malheur de le déranger, il entrera dans une colère noire. Un sinistre comportement imputable à sa mère qui, quand il était enfant, l'obligeait à s'exercer au piano alors que tous les autres enfants jouaient dehors. Ce genre de scènes dérangeantes se multipliera au fil de votre aventure. Vous devrez par exemple tuer un vieil homme contaminé par le virus qui vous attaquera tout en parlant tendrement à sa petite fille qui occupe constamment ses pensées, ou encore une mère de famille devenue folle qui est convaincue que vous avez assassiné son fils unique. N'oublions pas non plus cette scène mémorable où un boss vous supplie de le tuer. S'il n'est pas exempt de défauts (et c'est un euphémisme), D2, grâce à son univers sombre et tortueux, se révèle être un jeu à conseiller vivement pour tous les possesseurs de Dreamcast en quête d'aventure unique.
- Graphismes18/20
Sublime, somptueuse ou impressionnante sont tant d'adjectifs qui prennent tout leur sens pour qualifier la qualité visuelle de D2. Ne parlons même pas de la profondeur de champ qui s'étend littéralement sur plusieurs centaines de mètres de distance sans aucun brouillard ou clipping. Les mauvaises langues diront peut-être que les paysages sont un peu vides, mais en même temps, qu'espériez-vous trouver d'autre dans les montagnes canadiennes que de vastes étendues de neige ? Les personnages sont aussi bien modélisés et les décors intérieurs remplis de détails, même si le jeu ne parvient pas à détrôner le réalisme d'un Shenmue. Mais arrêtons de geindre, D2 a beau être le tout premier jeu annoncé pour Dreamcast, il n'en reste pas moins un des plus beaux de la machine.
- Jouabilité13/20
Le moins que l'on puisse dire, c'est que les concepteurs ont vu grand, peut-être même un peu trop grand en fait. L'altération entre des passages de shoot, d'exploration de plaines enneigées, de récolte d'indices dans les bâtiments, et de chasse, avait de quoi nous faire miroiter quelques très bons moments. Cependant, aucune de ces phases n'excellera jamais et l'apparente diversité de gameplay laissera rapidement place à une certaine forme de lassitude. Au lieu de coller les unes à côtés des autres des phases rébarbatives et imprécises, peut-être aurait-il mieux fallu fignoler un seul type de jouabilité.
- Durée de vie11/20
Même s'il tient sur quatre gros GD-ROM, D2 devrait se boucler pour la première fois en dix petites heures. Ce constat pourrait être satisfaisant quand on pense à d'autres productions vidéoludiques du même genre, sauf qu'ici, vous passerez une bonne moitié de ce temps à regarder des scènes cinématiques. Pour ceux qui veulent faire durer le plaisir, libre à eux d'explorer de vastes territoires sauvages abandonnés afin de récolter des items (comme des trousses de soin) qui ne seront cependant pas du tout indispensables pour finir le jeu. La rejouabilité est pour ainsi dire nulle, à moins que vous appréciiez refaire les mêmes actions dans le même ordre, écouter les mêmes dialogues et regarder les mêmes cinématiques.
- Bande son17/20
Le jeu n'excelle pas particulièrement par la qualité de ses compositions, mais ce sont surtout les bruitages qui brillent par leur qualité et happent littéralement le joueur dans cette fantastique aventure. Les silences sont fichtrement bien utilisés et sont délicieusement brisés par les râles monstrueux des ennemis, créant une ambiance pesante et malsaine au possible. Les doublages en anglais sont aussi très convaincants et quand on se rappelle de la médiocrité d'Enemy Zero dans ce domaine, on peut vraiment s'estimer heureux. Arto Lindsay, un musicien américain a même écrit pour l'occasion un blues intitulé « Counting the Roses », et ce dernier est juste sublime.
- Scénario16/20
Prenant sa source dans un mystérieux crash d'avion percuté par une météorite, l'intrigue se révèlera assez tirée par les cheveux et on se demandera bien souvent où on veut en venir. La psychologie des personnages, quant à elle, est vraiment poussée et on se surprend à s'attacher à ces personnages anéantis par la solitude et le désespoir. A l'instar de certains réalisateurs de films, Kenji Eno utilise des images gore, la violence extrême et les plus sombres aspects de la personnalité humaine pour aborder des thèmes universels et de société. Et si Laura ne parle (pratiquement) pas durant tout le jeu, c'est sans doute une métaphore pour exprimer une forme de contestation contre les horreurs qui se sont passées et qui se passent toujours dans le monde. Préparez-vous à aborder des sujets aussi sérieux que l'addiction aux drogues, la solitude, les pensées suicidaires, les troubles psychiques, les guerres, le nazisme, la faim dans le monde et bien plus encore. Comme tout est dit sans être dit, il faut souvent lire entre les lignes pour comprendre toute la richesse du scénario, ce qui évite au jeu de verser dans la mièvrerie ou les poncifs du genre.
Pour clôturer la trilogie des aventures de Laura, Kenji Eno a voulu frapper très fort en concevant un titre ambitieux à tout point de vue. Si les aspects graphiques et sonores dépassent les espérances et s'imposent comme des références sur Dreamcast, force est de constater qu'il a eu les yeux un peu plus gros que le ventre en proposant beaucoup de phases de gameplay différentes qui n'excellent à aucun moment. Mais ce qui permet vraiment à D2 de sortir du lot, ce sont ses nombreux personnages tous plus dérangés les uns que les autres qui transforment le jeu en véritable voyage dans les plus sombres méandres de l'esprit humain. D2 est la dernière grosse production de Kenji Eno avant qu'il ne décide de faire une pause. Cependant, on a récemment appris qu'il envisageait de renouer avec ses premières amours : la conception de jeux vidéo. Qui sait donc ce que l'avenir nous réserve ?