Lorsqu’on se souvient, émus, d’un vieux jeu qui nous a marqués, on évoque bien souvent un élément de gameplay particulier, une musique entêtante qui fait remonter en nous le baume de la nostalgie, ou bien des graphismes éblouissants nous ayant scotchés des heures durant. Mais très rarement, on évoque ces ancêtres virtuels pour tout le mythe qui s’est tissé autour de leur développement, pour la prouesse d’un homme, animé d’une ambition créatrice si féroce, qui s’enferma deux années entières pour produire, seul, une œuvre qui allait renverser notre perception d’un média tout entier, et hisser son jeu au rang d’art mineur, pour l’éternité.
Another World, sorti initialement sur Amiga fin 91 dans une version courte et mal calibrée, s'offre un deuxième lancement un an plus tard par le biais des versions consoles 16 bits, portées par Interplay. L'implication de l'éditeur américain apporta divers changements, notamment l'ajout majeur de musiques, composées par Tommy Tallarico (qui deviendra plus tard le cofondateur du Video Games Live) afin d'épauler les compositions de Jean-François Freitas. La difficulté du titre a également été revue à la hausse afin de donner virtuellement plus de temps de jeu aux consoleux, les cartouches coûtant plus cher que les disquettes. C'est dans ce même ordre d'idées que le niveau supplémentaire de la version Dos fut lui aussi ajouté à l'aventure console. Il en sort un jeu plus dur à terminer, mais également plus long ; de là à dire que les versions consoles étaient les plus gamers, il n'y a qu'un pas.
Another World raconte l'histoire de Lester Knight Chaykin mais narre également, et de manière inconsciente, le périple d'Eric Chahi durant le développement de son jeu. Alors que Lester s'enferme dans son laboratoire pour une expérience utilisant un accélérateur de particules, Eric s'enferme dans son garage pour expérimenter une nouvelle technique de représentation graphique, à base de polygones. Mais à l'extérieur du bureau de Lester l'orage gronde, et un éclair s'engouffre dans le cyclotron, emportant le jeune scientifique vers une destination inconnue… De l'autre côté de l'écran, c'est un éclair de génie qui frappe le programmeur français, l'emportant dans une longue épopée de création, dont le final lui est encore inconnu. A l'instar de J.R.R. Tolkien, Eric Chahi trace son récit à l'aveugle, sans savoir où son imagination va le mener. C'est également le sort de Lester, qui s'enfonce dans ce monde dont il ignore tout, mais dans lequel il ressent le besoin inéluctable d'avancer. L'absence de plan narratif apporte une intensité folle dans la succession des scènes, et ce qui pouvait passer à première vue pour une erreur de novice devient rapidement la clé de la montée en puissance du titre. Plus on avance dans l'aventure du scientifique, plus les péripéties fusent telles les idées dans la tête du développeur. Mais l'ensemble de la narration reste compact et totalement cohérent, grâce notamment à une ligne émotionnelle bien précise, un sentiment que l'auteur a gardé comme ligne de mire du ressenti global de son jeu. Car il faut bien l'avouer, l'histoire d'Another World est plus suggérée qu'autre chose, et c'est son ambiance si onirique qui permet à chacun d'interpréter une scène, un arrière plan, ou même une musique, afin de laisser libre court à son imagination.
C'est donc dans cet univers à la fois envoûtant et dangereux que l'on s'enfonce, sans vraiment savoir où aller, et l'on fait connaissance avec notre grande amie : la mort. Qui n'est pas resté coi en regardant Lester sombrer dans le lac, sans percuter qu'il étant temps de le manœuvrer pour l'en sortir ? Très rapidement le mécanisme de l'échec se met en branle, nous accompagnant à chaque nouveau tableau, à chaque interaction avec le décor. Erreur après erreur, on avance dans cet environnement mortel, jusqu'à notre premier contact avec une vie extraterrestre, malheureusement malveillante. Prisonnier dans une imposante forteresse, Lester fait la rencontre de son compagnon d'infortune, un alien, captif de sa propre espèce. Ensemble ils devront surmonter les obstacles, affronter leurs geôliers, et trouver un moyen de s'enfuir de cette région damnée.
Ce qui frappe dès qu'on pose les mains sur Another World, c'est l'absence totale d'interface et d'objectif. A aucun moment on ne vous indique la marche à suivre, et vous ne trouverez aucune indication de vie, ou de score ; tout ceci réuni renverse les codes établis du jeu vidéo depuis des dizaines d'années ! Ce vent de fraîcheur en termes de gameplay s'appuie sur une mécanique de jeu contextuelle ; il n'y a que très peu de routines (sauter, courir, tirer), l'essentiel de l'aventure s'appuyant sur des actions uniques comme exécuter un mouvement de balancier pour faire tomber une cage, ou appuyer au hasard sur les touches d'un tableau de bord pour se sortir d'une mauvaise passe. Ce parti pris brise toute notion de monotonie, et apporte au jeu d'Eric Chahi énormément de dynamisme, d'autant que l'action devient plus frénétique au fil de l'aventure. Les phases d'action sont particulièrement malines, comme l'est l'utilisation de votre pistolet laser qui comporte trois tirs différents ; du tir primaire à la barrière de protection, pour finir au gros kaméha capable de pulvériser tout ce qui se présente. Vous devrez sans arrêt jongler avec ces trois tirs pour venir à bout de vos ennemis, qui ne rateront pas une occasion pour vous vaporiser dans un bruit d'os peu ragoûtant.
Terminons en évoquant l'univers visuel et sonore d'Another World. Utilisant une technique à base de polygones, n'occupant que peu de mémoire, le jeu s'offre des animations réalistes et fluides, ainsi que des cinématiques qui ponctuent l'aventure. La teinte bleutée apportée aux graphismes s'allie à un design épuré, rendant l'ensemble particulièrement envoûtant. La variété des décors appuiera cette sensation de voyage ; passer d'un panorama riche en détails au minimalisme d'un tunnel se fera de manière naturelle, sans jamais donner l'impression d'un contraste trop prononcé. Issus d'une bidouille sonore d'Eric Chahi et Jean-François Freitas, les bruitages d'Another World sont à la fois réalistes mais également très justes dans leur utilisation. Des éboulements de rochers aux voix digitalisées des aliens, tout est mis en œuvre pour nous immerger toujours plus dans l'univers du jeu. S'ajoutent à cela les compositions de Tommy Tallarico, imposées par Interplay, qui ont au moins le mérite de ne pas dénaturer l'ambiance initiale.
Alors qu'aujourd'hui l'industrie vidéoludique avance avec la lourdeur d'un pachyderme arthritique, traînant les énormes coûts de développement et la peur du risque comme des boulets fixés à même la peau, il est rafraîchissant de regarder quelques années en arrière, et de voir que même seul, ou presque, on pouvait créer un jeu vidéo de qualité, à l'ambiance unique. La scène indépendante nous montre que c'est encore possible, alors on peut se plaire à rêver, et se laisser porter vers un autre monde…
- Graphismes16/20
Le style épuré des dessins, la qualité des animations, ainsi que la richesse des arrière-plans, Another World tient plus d’une peinture d’art moderne que d’un jeu vidéo de 1992. Cette identité visuelle reconnaissable entre toutes apporte à l’œuvre d’Eric Chahi le souffle et la fraîcheur nécessaires pour en faire une référence artistique, à l’abri des affres du temps.
- Jouabilité14/20
En ne se basant que sur peu de routines, Another World parvient à renouveler constamment son gameplay, proposant de ce fait une aventure contextuelle des plus rafraîchissantes. L’utilisation du pistolet s’avère astucieuse, mais la rigidité des actions rend les combats assez ardus. Les phases de plates-formes sont évidemment millimétrées, ce qui pourra frustrer beaucoup de joueurs dans leur progression.
- Durée de vie12/20
Faisant partie de l’élite des jeux à l’apprentissage par l’échec, Another World pourra vous prendre une demi-heure à boucler comme il pourra vous résister ad vitam aeternam. La durée réelle est effectivement bien faible, mais plus que le temps qu’on y passera, c’est avant tout l’intensité de l’expérience qui perdurera.
- Bande son16/20
Que ce soit la musique, les bruitages, ou encore l’atmosphère pesante qui se dégage de ce monde si inhospitalier, tout ici est réuni pour servir le propos d’Eric Chahi : le son, plus que les mots, nous raconte et nous dépeint un univers, un monde empli de tristesse, et d’une réalité cruelle. De ce point de vue-là, c’est une réussite incroyable !
- Scénario14/20
De l’aveu même de son auteur, Another World n’est en aucun cas un jeu à scénario. L’ambiance a primé sur la narration, et le fil de l’histoire est au final bien mince. A chaque joueur de laisser libre cours à son imagination, afin de poser ses propres mots sur une poésie visuelle et sonore.
A l’heure où ces lignes sont écrites, Another World fête sa majorité, et démontre sa maturité par l’aura et l’âme qu’il dégage, encore aujourd’hui. Plus qu’un simple jeu, c’est avant tout une légende, de par son développement, mais également par l’expérience qu’il a procurée à tant de joueurs différents. Pour avoir su avec brio casser des barrières ancestrales, pour le voyage qu’il nous aura fait entreprendre… Merci, Mr Chahi.