Apparu au début des années 90 avec des titres aussi emblématiques que Fire Emblem, Langrisser ou Shining Force, le genre du tactical-RPG a vite acquis une popularité certaine auprès d'un public japonais et américain déjà friand de jeux de rôle traditionnels. Outre les grands noms tout juste mentionnés, une série aura su faire son trou de façon particulièrement remarquable : Ogre Battle, créée par Yasumi Matsuno pour le compte de la société Quest. Premier volet à paraître sur Super Nintendo en 1993, The March of the Black Queen surprend la communauté des joueurs par sa richesse et son originalité. Deux ans plus tard débarque sur le même support Tactics Ogre : Let Us Cling Together, qui remporte à nouveau tous les suffrages à l'aide d'un caractère toujours plus adulte et singulier. C'est précisément sur le modèle de ce dernier que Matsuno et son équipe, débauchés par Square suite au succès de leurs productions passées, envisagent un épisode de Final Fantasy entièrement tourné vers le T-RPG. C'est la genèse de Final Fantasy Tactics.
Alors que le cataclysme Final Fantasy VII n'avait pas fini d'ébranler les consciences et de façonner son propre culte, il fallait une sacrée dose d'audace pour oser sortir dans son sillage un titre d'un genre sensiblement différent, plus posé et réfléchi. Un titre se basant sur une narration à la sobriété prononcée, en contradiction flagrante avec le grandiose des aventures de Cloud et ses compagnons. Hironobu Sakaguchi, papa de Final Fantasy, choisit pourtant de faire confiance à Matsuno et ses collègues et, de fait, Final Fantasy Tactics partage bien plus de points communs avec les précédents jeux du créateur (notamment Tactics Ogre) qu'avec n'importe quel épisode de la grande saga de Squaresoft paru jusqu'ici. Si le jeu brille sur à peu près tous les plans, il est un domaine où il excelle particulièrement : la narration. Commençons donc par introduire le background, qui se révèle bien plus sombre que l'excellent character design d'Akihiko Yoshida pourrait le laisser supposer de prime abord. Ivalice, terre de pouvoir et de conflits, peine à se remettre d'une guerre de cinquante longues années ayant ébranlé ses fondations politiques et économiques, tandis que la misère sociale grandit en même temps que la crainte d'un avenir qui ne s'annonce guère plus lumineux. La lutte pour le pouvoir oppose deux éminents chefs militaires et s'articule autour d'une héritière au trône impliquée bien malgré elle dans une situation qui la dépasse. C'est ainsi que s'engage un nouveau conflit, bien plus occulte et insidieux que la guerre ouverte qui s'achève à peine, celui opposant les Lions Noirs et leurs homologues Blancs.
A la manière de Final Fantasy XII dont l'intrigue prend place dans le même univers (mais à une époque différente), le récit nous est conté à travers la chronique documentée d'un historien moderne qui s'efforce de faire la lumière sur les événements du passé. Le joueur prend donc en main la destinée de Ramza Beoulve (oublié de l'histoire dont les actions semblent pourtant en avoir modifié le cours) et le voit dans un premier temps évoluer aux côtés de son ami d'enfance Delita. Ecoeuré par la mesquinerie de la noblesse dominante, accablé par un événement qui cause la mort d'une personne qui lui est chère, ce dernier en vient à se séparer de notre héros afin de mener à bien coûte que coûte son propre idéal de justice. Dès lors, c'est une trame sombre et complexe qui va se développer progressivement tout au long des quatre chapitres du jeu, impliquant des dizaines de personnages et dont la réflexion d'ensemble porte sur des thèmes aussi variés que le droit naturel, les privilèges de classes ou encore la fonction sociale de la religion (sujet que Final Fantasy X abordera plus franchement encore, soit dit en passant). Il faut bien voir que FFT ne se veut aucunement consensuel ou bêtement convenu, il prend au contraire un malin plaisir à désorienter le joueur au moyen d'un scénario mature et anti-manichéen qui ne lui laissera pas d'autre choix que de s'impliquer en même temps que les protagonistes qu'il dirige. Sans toutefois lui laisser d'option quant au parti pris de ces derniers, puisque l'histoire reste linéaire et entièrement déterminée, le jeu propose une fresque médiévale dont la profondeur et l'intensité dramatique ne seront pas sans évoquer quelques-unes des plus grandes tragédies shakespeariennes.
A propos de cette référence à l'immense dramaturge anglais, il faut préciser qu'elle prend véritablement tout son sens, non dans cette version originale adaptée une première fois pour sa sortie américaine en 1997, mais à travers la mouture PSP parue dix ans plus tard qui réhabilite admirablement le texte d'origine. Merveilleusement bien écrite, dans le langage soutenu et désuet qui devrait être celui du jeu d'après son contexte, cette dernière adaptation surclasse à l'évidence la précédente qui s'était avérée grossière et approximative au point de simplifier considérablement le sens même des dialogues. Un comble au vu de la richesse narrative inestimable que le jeu renferme. Aussi, si l'on devait adresser un seul reproche au titre de Matsuno en ce qui concerne le scénario, nous pointerions certainement du doigt la seconde partie de l'aventure. En effet, alors que les problématiques sont au départ d'ordre strictement social ou politique, la magie et la fantaisie n'apparaissant que par petites touches subtiles, l'intrigue a tendance à délaisser progressivement cette posture "réaliste" pour rejoindre des chemins beaucoup plus traditionnels du RPG nippon – avec pour enjeu ultime l'inévitable sauvetage du monde. Précisons tout de même que l'ensemble ne tombe jamais dans la facilité ou le grotesque et parvient sans mal à fasciner de bout en bout. Pour ceux que cela étonnerait de compter pas moins de trois paragraphes consacrés à l'histoire et à l'univers du jeu, ajoutons que, sans rentrer bien évidemment dans le détail du cheminement, il a semblé nécessaire de montrer en quoi ces éléments figurent parmi les plus remarquables de l'œuvre en question et en constituent tout bonnement l'un des deux pôles majeurs.
La seconde facette de FFT réside évidemment dans son système de combat et d'évolution. Cet épisode Tactics brille par un système de Jobs hérité de FFIII et FFV, mais également des T-RPG de l'époque Quest, et se révèle tout bonnement être l'un des plus poussés et passionnants qui soient. Concrètement, le jeu comporte quatre phases distinctes et successives : la préparation, les combats, les déplacements sur la carte et les passages en ville. La richesse du système se mesure aisément au temps considérable passé dans les différents menus et sous-menus à équiper, organiser et améliorer son groupe de personnages - pouvant du reste compter jusqu'à 16 membres. A chacun d'entre eux est assigné un job particulier, sachant qu'il en existe évidemment une multitude, de l'Écuyer au Samouraï en passant par le Mage noir et l'Invocateur. Débloquer de nouveaux métiers nécessitera d'augmenter le niveau de ceux dont on dispose déjà, ce qui se fait indépendamment du niveau d'expérience. Chaque job renferme un certain nombre de compétences précises de différentes natures (techniques de combat, de riposte, de soutien et de déplacement) qui devront être apprises en dépensant des Job Points avant d'être activées manuellement dans le menu prévu à cet effet. Le nombre d'emplacements disponibles est quant à lui limité à un par type de compétence. L'intérêt dudit apprentissage, outre le fait de pouvoir recourir immédiatement à la compétence en question, est surtout d'acquérir définitivement cette dernière et ce sans tenir compte des changements de classes. Le joueur devra donc choisir entre spécialisation et polyvalence pour chacun de ses combattants de façon à être en mesure de gérer n'importe quelle situation.
En ce qui concerne les batailles proprement dites, la première étape consiste à sélectionner les unités qui y participeront, généralement au nombre de cinq, ainsi que leur emplacement de départ les unes par rapport aux autres. FFT est doté d'un système de combat au tour par tour relativement classique mais dénué de point d'action : la règle invariable est que chaque unité peut, dans un même tour, agir puis se déplacer une seule fois (pas nécessairement dans cet ordre). La fréquence d'action dépend quant à elle de la caractéristique de vitesse de l'unité en question, et le joueur a la possibilité d'accéder à tout moment à la liste des tours à venir. Comme dans tout jeu tactique qui se respecte, le terrain constitue une donnée essentielle qu'il s'agira d'analyser soigneusement afin d'en repérer les aspérités, hauteurs et autres obstacles naturels. De même, la présence de cases aquatiques, dont la profondeur variable peut s'avérer handicapante, est un paramètre à prendre absolument en considération au moment d'élaborer sa stratégie, tout comme – c'est une évidence – la position et la spécialité des unités adverses. A l'inverse de Fire Emblem où voir mourir l'un de ses combattants revient à le perdre définitivement, le joueur dispose dans FFT d'un sursis de trois tours afin de réanimer la victime d'une manière ou d'une autre (objet, magie...) avant qu'elle ne disparaisse à jamais. Et c'est heureux car le challenge est clairement à la hauteur et la mort guette en permanence. Longs et passionnants, les combats ne souffrent en vérité que d'une seule faiblesse, malheureusement récurrente et plutôt ennuyeuse puisqu'elle concerne le placement de la caméra. Le point de vue de cette dernière est en effet très fréquemment obstrué par tel ou tel élément du décor (bâtiment, monticule de terre...), et même si la possibilité de modifier la perspective selon quatre angles et de la surélever légèrement atténue largement cette contrainte, elle est loin de la dissoudre complètement. Pour l'amour du jeu, on s'y fait cependant assez vite.
Chaque victoire nous ramène à la carte d'Ivalice d'où l'on pourra accéder à la prochaine destination (zones de combat, villes et autres lieux) ou bien revenir en arrière, par exemple pour provoquer quelques rencontres aléatoires. Il faut savoir que l'itinéraire sur la carte est tracé automatiquement et le plus souvent unique, ce qui signifie que le joueur n'aura a priori aucune véritable marge de manœuvre quant à la marche à suivre. Loin d'échapper à cette limitation, les villes la radicalisent encore davantage puisqu'elles ne proposent de visiter, et de manière statique (par l'intermédiaire de menus), qu'un certain nombre d'endroits déterminés. La taverne, d'abord, permet de se tenir informé des derniers potins qui circulent à travers la province. L'échoppe est le rendez-vous immanquable des acheteurs compulsifs où ils trouveront en abondance armes, armures et autres objets, autrement dit le nécessaire de tout voyageur en herbe. A ce propos, l'attribution des pièces d'équipement s'effectue de manière classique et permet notamment d'influer sur la puissance offensive, la quantité de HP et la valeur d'esquive de ses personnages, sachant que le nombre et la nature des items que chacun d'entre eux peut revêtir dépendent du job actuellement sélectionné. Enfin, c'est du côté de la guilde des guerriers qu'il faudra aller voir afin de recruter – moyennant finances – de nouveaux guerriers qui viendront consolider votre petite troupe. Cela ne devrait cependant pas arriver trop souvent au vu de la quantité de protagonistes, importants ou secondaires d'un point de vue narratif, qui vous seront offerts au cours de votre aventure. En vérité, gérer son équipe devient problématique à mesure que celle-ci s'agrandit ; il s'agira alors d'effectuer des choix afin de privilégier un nombre limité d'unités sous peine de voir stagner le niveau du groupe tout entier.
Si Final Fantasy Tactics ne réalise pas de prouesse technique particulièrement étourdissante, surtout après la claque administrée par le septième volet quelques mois plus tôt, il bénéficie en revanche d'un design d'ensemble juste extraordinaire. Une esthétique inoubliable que l'on doit essentiellement à Hiroshi Minagawa, en charge de la direction artistique, et Akihiko Yoshida, responsable de l'impressionnante galerie de personnages. Impossible également de passer sous silence l'exceptionnelle bande originale du titre, fruit d'une collaboration providentielle entre deux grands noms de la musique de jeu vidéo. Au bout du compte, c'est tout bonnement une prestation historique que réalise ce premier FF orienté tactique, bien qu'il n'ait plus grand-chose en commun avec la licence phare de son éditeur – au-delà de l'appellation et de quelques éléments superficiels. Comme quoi, l'audace paie lorsqu'elle se conjugue avec le talent et l'authenticité.
- Graphismes14/20
Pas d'étincelles ici, juste un visuel sobre et élégant qui se marie parfaitement à l'intrigue. Les arènes en trois dimensions, sommaires mais décentes, remplissent impeccablement leur office, tandis que les sprites des personnages s'avèrent superbes et très joliment animés. Certains attendaient sans doute davantage d'une Playstation encore en début de cycle et pleine de toutes sortes de promesses ; il n'en reste pas moins que, pris dans un ensemble aussi riche et profond, cet aspect du jeu apparaît quasiment secondaire. On retiendra surtout une patte artistique suintant de classe couplée à un character design à nul autre pareil.
- Jouabilité18/20
Impossible de trouver à redire à propos du système de métiers dont l'essence même le rend intemporel. Concernant les batailles, deux petits reproches toutefois : la caméra, loin d'être optimale en l'état, aurait gagné à être nettement plus maniable. Il est d'autre part quelque peu regrettable de pouvoir, et de devoir abuser du système de gain d'expérience en utilisant à outrance des items ou sorts de faible puissance afin de renforcer ses guerriers. Enfin, d'aucuns se sentiront peut-être frustrés par la restriction imposée en termes de déplacement, quand bien même celle-ci n'ôte rien à la richesse ludique incommensurable du soft. Mais qu'importe, le constat s'impose de lui-même et ne laisse aucune place au doute : FFT offre un plaisir de jeu intense et continu du début jusqu'à la fin. Point.
- Durée de vie18/20
Du béton armé. Le joueur aura fort à faire à travers les quatre actes que comporte le titre, d'autant que le niveau de difficulté est loin d'être négligeable. Ensuite, au-delà de l'envie de recommencer l'aventure pour la seule partie narrative, un petit nombre de quêtes secondaires (dont celle permettant de recruter un certain guest en provenance de FFVII) vous sera accessible en fin de parcours. Et pour les plus persévérants, sachez que maîtriser parfaitement la vingtaine de jobs disponibles ne serait-ce qu'avec un seul combattant relève pratiquement du stakhanovisme, imaginez un peu une équipe au complet...
- Bande son17/20
Il faut véritablement rendre hommage aux compositeurs Hitoshi Sakimoto et Masaharu Iwata pour leur contribution essentielle à une narration magistrale. L'histoire, sombre et déchirante, trouve en effet un écho remarquable dans les mélodies aux couleurs semblables qui habillent admirablement les scènes de dialogues. Les batailles ne sont d'ailleurs pas en reste, accompagnées tantôt d'envolées épiques et lumineuses, tantôt de complaintes affligeantes et lugubres ; deux sentiments qui se retrouvent bien souvent en un seul et même morceau. Une musique noble et subtile qui enchante à tout instant. Seul minuscule bémol à apporter, certains thèmes de combats aléatoires ont tendance à se faire entendre un peu trop régulièrement.
- Scénario18/20
Il serait impensable d'ignorer le scénario de FFT tant celui-ci occupe une place primordiale au sein de l'expérience de jeu. Le ton employé est ici à l'image de la mise en scène : grave, adulte et flegmatique. Le plus remarquable étant peut-être la simplicité avec laquelle cette tragédie se déploie, la retenue de sa démarche. Point de sentimentalisme dégoulinant, mais une ribambelle de sprites au moins aussi habités que ceux d'un FFVI et une trame probablement rythmée par Apollon lui-même, dieu de la mesure. Notez bien cependant que cette première excursion en Ivalice ne saurait être appréciée pleinement par nous autres occidentaux qu'à travers une version ultérieure parue sur PSP, transposée dans la langue de Shakespeare de la plus belle des manières. A défaut de traduction française...
Juché au pinacle du tactical-RPG depuis ses débuts en 1997, Final Fantasy Tactics concentre le meilleur de ce qu'un jeu vidéo est susceptible d'offrir. Pourvu d'une histoire profonde et maîtrisée, d'un potentiel ludique insubmersible et d'une réalisation au charme puissant, ce titre exceptionnel entre immédiatement au panthéon des œuvres les plus marquantes jamais engendrées par le média vidéoludique. Une telle expérience, passablement austère et exigeante, nécessite cependant de s'y investir un tant soit peu ; ce qui apparaît d'autant plus délicat que tous les joueurs ne sont pas réceptifs à ce genre particulier et plus ou moins marginal – surtout en Europe – qu'est le jeu de rôle tactique. En dépit de quelques soucis de caméra et d'une absence totale d'exploration inscrite au cœur même du game design, les amateurs auront en revanche trouvé ici leur Saint-Graal.