En 1991, Muriel Tramis, une des rares conceptrices de jeux françaises, crée une héroïne qui lui ressemble : Doralice Prunelier, une jeune métisse à la beauté solaire, assumant sa féminité et capable de tenir tête à n’importe qui sans le secours d’un prince charmant falot. Ses aventures, d’abord dépeintes dans le jeu Fascination, dégagent un parfum d’érotisme capiteux, qui se conjugue avec une bonne dose d’humour. En 1993, Doralice poursuit ses péripéties dans Lost in Time. Si la jeune femme n’a rien perdu de sa séduction, on ne peut hélas pas en dire autant de ses nouvelles aventures….
Un beau matin, Doralice Prunelier s'éveille dans un bateau voguant sur les flots, avec un mal de crâne carabiné. Problème : ce bateau esclavagiste semble tout droit sorti du 19ème siècle. Doralice aurait donc voyagé dans le temps, quittant l'époque high-tech de 1992. « Par quel charme suis-je arrivée ici ? » se demande la belle, quelque peu déboussolée... Oui, mais voilà, du charme, il n'y en a pas. Pourtant, Lost in Time, reprenant le personnage sexy de Doralice, l'hôtesse de l'air dévergondée, se présente comme une suite de Fascination, le jeu gentiment érotique de Muriel Tramis. Si Muriel se trouve toujours aux commandes, l'érotisme a quant à lui été balayé. Le ton de cette fausse « suite » s'avère donc radicalement différent, beaucoup plus sérieux et classique. On regrette la grâce sulfureuse de la Doralice d'antan, même si les cinématiques présentent une jeune femme en talons hauts des plus attractives. Encore faut-il la reconnaître, dans l'amas de couleurs pixellisé représenté à l'écran !
Car si Lost in Time était à la pointe de la technologie en son temps, le poids des années pèse lourdement sur ses octets. Il s'agit d'un jeu précurseur, l'un des premiers à intégrer des images filmées, avec des acteurs, dans des décors classiques. Ce type de représentation graphique (appelé Full Motion Video) a connu son heure de gloire dans la deuxième moitié des années 90, avec l'avènement du support CD sur PC. Les développeurs, libérés de l'espace restreint offert par la disquette, créent des jeux de plus en plus cinématographiques. Citons par exemple Gabriel Knight 2, tenant sur pas moins de 6 CD, ou encore Phantasmagoria qui distille ses frissons sur 7 CD. Loin de cette exubérance de galettes argentées, la première version de Lost In Time dut, elle, se contenter de bonnes vieilles disquettes 3,5 pouces. Le jeu fut alors scindé en deux parties, vendues séparément sous les titres de Lost in Time part 1 & 2. Une version CD réunira l'ensemble peu de temps après.
Le « full motion vidéo » en était à ses balbutiements. Il en résulte des vidéos sommaires, avec exploitation jusqu'à la corde des mêmes courtes séquences, passées en boucle. L'encodage propose un niveau de qualité bas et pixéllisé, même si celui-ci a été revu à la hausse pour la version CD-Rom. Si Lost in Time est bien la première aventure interactive employant le « full motion video », elle utilise aussi d'autres techniques suivant les chapitres : des prises de vue réelles (le manoir), des décors en 3D (le bateau), et enfin des décors dessinés à la main, en 2D classique (l'île). Le manque d'homogénéité peut surprendre, alors que les paysages agréables en 2D succèdent à une 3D forcément désuète et cubique. Les lieux à visiter et les personnages croisés s'avèrent peu nombreux au point de donner l'impression d'un jeu conçu à l'économie, faute d'espace suffisant. Bref, si Lost in Time mérite sa petite réputation de pionnier, l'ensemble a plutôt mal vieilli.
Le scénario ne transcende pas vraiment ces contraintes techniques. Malgré tout le respect dû à la grande Muriel Tramis, coauteur de bon nombre d'aventures merveilleuses développées par Coktel Vision (Gobliiins en tête), il faut reconnaître que cette histoire n'a aucun sens. Il s'agit d'un capharnaüm narratif, un fourre-tout mélangeant voyage temporel, esclavagisme et thriller futuriste. Un « machin » sans queue ni tête, à peine développé lors de cinématiques à l'emporte-pièce. D'un sérieux imperturbable, le jeu accumule les rebondissements aberrants, faisant l'impasse sur cet humour coquin et rafraîchissant qui donnait tout son sel à Fascination.
La partie sonore ne démérite pas, même si les musiques manquent un peu de variété. Paradoxe (mais pas temporel celui-là) : le jeu, pourtant issu d'un studio français, propose des doublages exclusivement anglais. Ils sont de qualité, mais prennent quelques libertés avec les sous-titres, ce qui peut perturber les joueurs bilingues. Il vaut pourtant mieux lire les sous-titres, ceux-ci étant nettement plus élaborés et précis que les dialogues anglais.
Reste le point le plus intéressant de Lost In time, les énigmes. En vue subjective, comme Fascination, le joueur devra résoudre des puzzles allant du simple au franchement alambiqué, avec réactions chimiques à la clé. Des énigmes d'un bon niveau qui poussent parfois le joueur épuisé à la méthode du « tout sur n'importe quoi », la fameuse technique consistant à associer les objets entre eux, sur le décor, en abdiquant toute forme de réflexion. À l'instar de Gobliins 2, dont il reprend l'interface point & click, le jeu offre un système de jokers, permettant de débloquer les situations les plus désespérées. Les trois jokers proposés ne sont cependant pas toujours disponibles, le jeu imposant des zones sans aucune aide.
Si on le compare au délicieux Fascination, difficile de ne pas être déçu par Lost in Time. Trop premier degré, trop foutraque pour captiver, le jeu vaut surtout pour ses puzzles qui nécessitent une certaine dose de cogitation (voire pas mal de hasard). Muriel Tramis a déjà fait beaucoup mieux, avec la gracieuse Doralice. Le joueur regrettera sans doute que notre fille de l'air favorite soit devenue si sage, préférant se perdre dans des arcanes temporels improbables, plutôt qu'au septième ciel.
- Graphismes14/20
Certes, le jeu a pris des rides, et les prémices du « full motion video » se trouvent bien à l’étroit dans cette poignée de disquettes (la version CD n’apportant que peu de changements). Mais à l’époque, Lost in Time innovait en utilisant une telle technique. De plus, le jeu multiplie les styles graphiques : 3D, photos digitalisées et dessins 2D, ces derniers étant toujours aussi agréables, même aujourd’hui. Un concept pas toujours probant, mais qui a le mérite de l’originalité.
- Jouabilité14/20
Le point & click dans toute sa simplicité. Le jeu s’inspire d’un autre soft Coktel Vision, Gobliins 2, proposant la même interface et le même système de joker. Une prise en main immédiate, donc, qui ne surprendra pas les amateurs du genre.
- Durée de vie13/20
Le jeu n’est pas bien long, mais certaines énigmes, vraiment difficiles, nécessitent une réflexion intensive, et bon nombre d’essais laborieux. Sans solution, et même en utilisant les jokers, le jeu vous occupera un bon moment.
- Bande son12/20
Les musiques sont convenables, sans plus. Les voix, présentes uniquement dans la version CD-Rom, sont convaincantes et plutôt bien choisies. Par contre, le doublage prend pas mal de libertés avec le texte original (qui apparaît en sous-titres), en le simplifiant au maximum.
- Scénario11/20
D’origine martiniquaise, Muriel Tramis a souvent intégré dans ses jeux, en filigrane, l’histoire des Antilles françaises et de l’esclavagisme. C’est à nouveau le cas dans Lost in Time. Le résultat peine à convaincre, tant le scénario accumule les rebondissements improbables, avec un premier degré qui côtoie dangereusement le ridicule. Dommage.
Avec Lost in Time, Muriel Tramis s’essayait pour la première fois à l’aventure interactive, utilisant les techniques du cinéma. Le résultat, pour précurseur qu’il fut, décevra sans doute les amateurs de Fascination, tant les péripéties épicées de la belle Doralice semblent s’être éventées en chemin. Ce n’était que partie remise. En 1997, Tramis créait Urban Runner, un jeu en « full motion video » d’un tout autre niveau, véritable apogée du genre…