A l'heure actuelle, quand les amateurs de jeux vidéo veulent vivre une aventure riche en frissons, l'orientation vers un survival-horror apparaît comme le choix le plus évident. Endroit sombre, musique inquiétante, monstres qui surgissent à l'angle d'un couloir sont les ingrédients d'une recette classique et efficace. Dès lors, certains peinent sans doute à croire qu'un jeu exempt d'action puisse parvenir aussi à faire naître un sentiment oppressant et d'insécurité chez le joueur. Pourtant, en 1994, c'est ce que Shadow of the Comet, jeu d'aventure à base d'énigmes, tente de faire. Et devinez quoi ? Il y arrive très bien.
Le début des années 1990 aura constitué une part importante de l'âge d'or des jeux d'aventure. Après le révolutionnaire Alone in the Dark et le choc de ses graphismes 3D, Infogrames revient avec Shadow of the Comet à une forme beaucoup plus traditionnelle. Si le titre ne vous évoque rien, peut-être devinerez-vous mieux de quoi il s'agit en vous rappelant qu'il est le premier jeu vidéo de la saga Call of Cthulhu. En effet, ce nom imprononçable est celui d'une des plus grosses références dans le vaste monde du jeu de rôle papier. A l'instar de ce dernier, l'univers et l'intrigue de Shadow of the Comet prennent pour base les écrits du romancier H. P. LoveCraft. L'histoire du jeu prend place dans les années 1910. Vous incarnez John Parker jeune journaliste et photographe de son état chargé d'observer et de prendre des photos d'une mystérieuse comète. Pour ce faire, vous vous rendez dans le petit village portuaire d'Illsmouth, lieu idéal pour observer le phénomène dans toute sa splendeur. Si l'astre en question intrigue et fascine, c'est parce que les rares personnes à en avoir été témoins ont toutes sombré dans une folie indescriptible. Pas effrayé pour un sou, le jeune journaliste entend bien enquêter sur ce mystère mais progressivement, ce qui s'annonçait comme une mission simple dans une bourgade paisible va peu à peu le confronter à des phénomènes dépassant toutes les limites de son imagination.
Shadow of the Comet se présente sous la forme d'un jeu d'aventure plutôt classique. Le héros se déplace écran par écran, latéralement et verticalement. Toutefois, la maniabilité diffère quelque peu de ce que l'on a l'habitude de voir car le jeu dans sa version disquette n'était jouable qu'au clavier (la version CD sortie un peu plus tard permettra quant à elle de jouer aussi bien à la souris qu'au clavier). Notre ami Parker se déplace à l'aide des flèches directionnelles ce qui occasionne des déplacements assez rigides d'autant plus qu'il est impossible de se mouvoir en diagonale. Par ailleurs on pourra aussi pester occasionnellement contre la vitesse de déplacement du personnage parfois ressentie comme un peu lente notamment lors de certains aller-retours ou de séquences durant lesquelles il vous faudra agir dans un temps limité.
Mis à part ces petits détails qui demandent un temps d'adaptation afin de s'y habituer, déambuler dans les différents décors d'Illsmouth et de ses alentours se révèle être un vrai plaisir que l'on devra principalement à une ambiance incroyablement présente. Les premières secondes de l'intro suffisent à elles seules à nous plonger dans cet étrange univers empreint de solitude, de malaise, de paranoïa, de démence où se côtoient sectes maléfiques et lourds secrets de famille. Autant de thèmes en parfaite adéquation avec ce que l'on peut retrouver dans les écrits de LoveCraft ou le jeu de rôle papier évoqué précédemment. L'ambiance doit également beaucoup aux fabuleuses musiques composées par Philippe Vachey, en osmose parfaite avec l'univers, alternant silences lourds, passages pesants et pointes dramatiques. Sur le plan esthétique, le jeu réutilise le moteur graphique de Eternam proposant des graphismes 256 couleurs très soignés pour l'époque. Mais ce que l'on retiendra avant tout est l'aspect artistique des environnements reproduisant à merveille le côté années 1910 tant à travers l'architecture des bâtiments que dans le look des personnages. Par ailleurs, la plupart des dialogues entre les individus sont illustrés par des gros plans fort bien dessinés des visages de vos interlocuteurs.
Éléments inhérents à tout jeu d'aventure, les énigmes sont au cœur du gameplay de Shadow of the Comet. De manière classique, il sera principalement question de fouiller les moindres recoins de votre environnement et de parler aux bonnes personnes afin de collecter objets et informations indispensables au bon déroulement de l'aventure. Ici, les interactions sont réalisables par le biais d'une série d'icônes apparaissant à la demande en haut de l'écran et présentant les quatre principales actions possibles (Parler, Prendre, Utiliser, Examiner). L'association de divers objets entre eux sera également nécessaire pour résoudre certaines énigmes. Si cette interface apparaît comme légèrement simplifiée par rapport à des titres comme Day of the Tentacle ou les Voyageurs du Temps qui proposaient des menus d'interactions plus chargés, la navigation au clavier peut parfois s'avérer un brin pénible notamment lors des allers-retours successifs dans l'inventaire nécessaires lors de l'utilisation de plusieurs objets au même endroit. On critiquera également l'ambiguïté de certaines icônes pouvant prêter à confusion. Mais en termes de confort de jeu, Shadow of the Comet dispose tout de même d'une fonctionnalité assez sympathique. Lorsque Parker voit un objet a priori intéressant à ramasser, une série de pointillés apparaît entre sa tête et l'objet en question. Ceci solutionne de façon bienvenue les problèmes de lisibilité de certains éléments modélisés par un petit tas de pixels informe se confondant parfois avec le reste du décor. Autre outil important, un journal de bord est là pour faire la synthèse de votre progression voire vous donner quelques menus indices ou pistes de réflexion sur la marche à suivre.
En parallèle des objets à récupérer et à utiliser, les dialogues avec les personnages doivent aussi faire l'objet d'une attention toute particulière. Les habitants d'Illsmouth sont une source précieuse d'informations utiles que vous pouvez leur soutirer par des phases de dialogues interactifs vous proposant de choisir entre diverses questions ou réponses. Si certaines d'entre elles sont d'intérêt mineur, il vous faudra en revanche vous montrer particulièrement prudent lors de conversations avec des personnes peu recommandables. Mises en garde ou menaces de mort à peine voilées, la venue à Illsmouth de Parker et son caractère un peu trop curieux ne manqueront pas de lui attirer les mauvais regards de certains autochtones. En dialoguant avec ces personnes, un mauvais choix dans les répliques proposées pourra parfois vous être fatal. Par exemple, accepter de suivre un individu louche chez lui ne manquera pas de vous mettre en danger. Ainsi règne au sein d'Illsmouth un véritable sentiment d'insécurité et de méfiance envers chaque habitant qui se cumule à merveille avec l'atmosphère de plus en plus angoissante distillée par la progression de l'intrigue.
Comme la plupart des autres titres du genre, la progression se veut particulièrement linéaire. Ainsi, il vous sera impossible d'avancer tant que vous n'aurez pas placé l'élément qu'il faut là où il faut ou parlé à une personne clé. On passe donc parfois beaucoup de temps à errer sans trop savoir où aller dans le but de chercher tant bien que mal le détail à côté duquel on est passé précédemment. Cette situation se présente d'ailleurs assez souvent malgré l'aide du journal de bord, compte tenu de la difficulté générale du jeu qui s'avère être particulièrement élevée, comme beaucoup de jeux de l'époque, me direz-vous. Certes, la plupart des énigmes posées possèdent une explication logique et on la trouve souvent en se frappant le front du plat de la main et en disant «Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt» mais force est de reconnaître que certains problèmes sont alambiqués à l'extrême. A titre d'exemple on citera entre autres la composition d'un mélange de produits chimiques répondant à des doux noms comme l'hydroquinone, l'hyposulfite de soude ou encore le fameux métabisulfite de potassium nécessaire au développement de photos. Les substances doivent toutes être utilisées dans un ordre bien précis, et la moindre erreur condamne à recommencer toute l'opération depuis le début. Aucun indice n'est donné, on nage dans le délire le plus total et la tentation d'aller piocher bêtement la réponse dans une solution complète du jeu est grande.
On pestera également lors de la lenteur des déplacements de Parker durant un passage dans une crypte truffée de pièges complètement imprévisibles (effet anxiogène garanti) et de bestioles peu amicales avec lesquelles le moindre contact sera synonyme de mort prématurée (oui, parce que figurez-vous que les araignées, les chauves-souris et les rats sont mortels dans Shadow of the Comet). Heureusement, il vous est possible de sauvegarder à tout moment et de manière illimitée ce qui limitera vos crises de nerfs, pour peu que vous songiez à le faire régulièrement. Peu accessible voire frustrant par sa difficulté et les soucis d'ergonomie des contrôles, Shadow of the Comet n'en reste donc pas moins passionnant et saura vous faire frémir pour peu que l'on accepte de composer avec ses défauts. Notez que la version CD-ROM reste plus intéressante que son homologue sur disquette grâce à une prise en main un peu plus confortable, une bande-son de meilleure qualité, et des dialogues en VO parfaitement impliqués rappelant les meilleurs films de Vincent Price.
- Graphismes17/20
Reprenant le moteur d'Eternam, Shadow of the Comet propose des graphismes 256 couleurs très soignés pour l'époque, même si le côté «soupe aux pixels» a pris un sacré coup de vieux aujourd'hui. L'atmosphère des années 1910 est très bien retranscrite grâce à un travail artistique appuyé et les gros plans sur les visages des interlocuteurs durant les dialogues sont d'excellente facture. On pourrait critiquer les animations des personnages peut-être un peu raides et un certain manque de charisme du côté de l'ami Parker mais cela reste un détail.
- Jouabilité15/20
Les déplacements du personnage et la navigation dans l'inventaire ne sont pas des modèles d'ergonomie mais ces soucis de prise en main présents dans la version disquette sont (partiellement) solutionnés dans la version CD jouable à la souris. La plupart des énigmes sont bien construites même si quelques-unes sont d'une complexité tout simplement délirante.
- Durée de vie14/20
Le jeu n'est pas si long en soi mais sa difficulté générale saura vous faire trébucher à maintes reprises. Le caractère ultra-scripté de la progression pénalise beaucoup la rejouabilité. Pourtant Shadow of the Comet est un jeu dans lequel on peut prendre plaisir à se replonger de temps en temps, ne serait-ce que pour profiter de son ambiance exceptionnelle.
- Bande son18/20
Les musiques signées Philippe Vachey sont délicieusement angoissantes, servent formidablement bien le propos et participent grandement à l'ambiance. La version CD profite de doublages anglais d'excellente qualité.
- Scénario17/20
L'intrigue «Cthulhesque» très sombre et mystique mixe plusieurs éléments tirés de divers ouvrages de LoveCraft. Les connaisseurs apprécieront. Le tout est emmené par une narration qui distille le suspense où il faut et quand il le faut pour nous inciter à aller toujours plus en avant et percer le mystère de la comète. Bref, on entre dans l'histoire comme dans du beurre, à tel point que l'on pourrait presque avoir du mal à en sortir.
En dépit de quelques soucis de gameplay pouvant agacer et de la difficulté franchement gonflante de certains passages, Shadow of the Comet s'impose comme un très bon jeu d'aventure. Brillant dans son déroulement, profitant d'une ambiance oppressante et horrifique suintant à chaque instant, d'un scénario en béton et d'une narration parfaitement maîtrisée, voilà un titre que les amateurs du genre se doivent de connaître, si toutefois ce n'est pas déjà fait.