Attendu comme le messie par les adeptes du jeu de rôle papier L'Oeil Noir, dont il adapte les règles de la 4ème édition, Drakensang était aussi surveillé du coin de l'oeil par tous ceux qui désespèrent de trouver un successeur à Baldur's Gate. S'il ne se montre pas aussi incontournable que cette illustre référence, le titre de Radon Labs épate par la richesse et l'efficacité de son système de jeu.
Si vous ne connaissiez pas L'Oeil Noir, sachez que la popularité de ce jeu de rôle papier originaire d'Allemagne dépasse là-bas celle d'un certain Donjons & Dragons. Actuellement pratiqué dans sa 4ème édition outre-Rhin et dans les pays anglophones, il reste moins connu en France, où seule la toute première édition avait bénéficié d'une traduction. Sa parution en 1985 dans le cadre de la collection des Livres Dont Vous Etes Le Héros avait malgré tout permis d'en initier plus d'un, le plus souvent par accident, au jeu de rôle sur table. Le fait est que de nombreux rôlistes (vous savez, ces étranges barbus aux cheveux longs qui mangent des pizzas et portent des tee-shirts Metallica) ont fait leurs premiers pas en Aventurie avant d'aller traîner leurs guêtres dans les Royaumes Oubliés. Les vieux briscards de L'Oeil Noir seront donc ravis de s'adonner à Drakensang qui, même s'il n'en est pas la première adaptation vidéoludique (on se souvient des Realms of Arkania dans les années 90), exauce leur voeu le plus cher : celui d'avoir enfin « leur » Baldur's Gate.
Dès la création de personnage, Drakensang montre à quel point les règles de L'Oeil Noir ont su s'étoffer au fil des années, sans pour autant se départir d'une rusticité assumée. Dans la première édition, cette phase jugée trop simpliste et trop limitée valut souvent aux joueurs de L'Oeil Noir les quolibets des inconditionnels de Donjons & Dragons. S'il reste impossible d'y choisir librement sa combinaison de classe/race/sexe, la 4ème édition donne accès à plusieurs professions en fonction de l'ethnie sélectionnée, les humains étant comme toujours les mieux pourvus. S'il vous faudra faire une croix sur un voleur elfe ou un lanceur de sorts nain, la vingtaine d'archétypes différents (guerrier, pirate, cambrioleur, mage de combat, amazone, forestier, sapeur...) vous permettra sans doute de trouver votre bonheur. Nombre d'entre vous regretteront en revanche l'impossibilité de modeler l'apparence de votre personnage : il vous faudra compter sur les nombreux équipements disponibles pour le marquer de votre empreinte. Mais à côté de ces limites en matière de customisation graphique, la personnalisation statistique est totale grâce au mode Expert qui vous autorise à modifier à loisir ses caractéristiques de départ. Bien que le bouton droit de la souris vous permette, comme dans Baldur's Gate, d'accéder à leur description, cette option reste déconseillée aux novices.
Le système de jeu de L'Oeil Noir est en effet bigrement complexe, ce dont témoigne la feuille de personnage, sans doute la plus fouillée jamais vue dans un RPG informatique. Entre les qualités (Agilité, Courage, Charisme...), les valeurs de base (Vitalité, Énergie Astrale...), les talents (Furtivité, Botanique, Connaissance des poisons, Etiquette... : plus de vingt sont disponibles, répartis dans cinq domaines qui font la part belle aux compétences sociales), la maîtrises des armes (de mêlée et à distance), les coups spéciaux utilisables en combat, les sorts et les recettes d'artisanat, ce sont pas moins de six pages de caractéristiques qu'il vous faut gérer. Elles viennent à l'appui d'un système de progression qui dépoussière les mécanismes des jeux de rôle traditionnels. A chaque performance accomplie (combat remporté, énigme résolue, quête menée à bien), vous remportez à la fois des points d'aventure (PA) et des points d'expérience (PE). Les PA aident à franchir les niveaux, qui ne font que déterminer la valeur maximale de vos différentes caractéristiques. Pour améliorer ces dernières, qui n'augmentent pas automatiquement, il vous faut dépenser les PE accumulés, sachant que plus haute est la valeur, plus il vous en coûte. Drakensang vous offre donc une latitude totale et particulièrement gratifiante dans le développement de vos personnages.
Si l'on parle de "personnages" au pluriel, c'est parce que votre avatar pourra rapidement s'adjoindre la compagnie d'autres aventuriers. Là où Drakensang marque des points, c'est que ces compagnons n'attendent pas bêtement d'être recrutés au fin fond d'une auberge : chacun dispose d'un solide background qui vous amène à les rencontrer dans le cadre de la trame principale ou à l'occasion de quêtes secondaires. Qu'il s'agisse de Dranor le voleur, à qui ses talents de séducteur valent souvent des ennuis, ou de Forgrimm le guerrier nain qui noie son chagrin dans la boisson depuis la mort de son maître (et qu'il vous faudra dessaouler pour qu'il accepte de vous accompagner), vos comparses ne se limitent pas à vous raconter leur histoire mais vous entraînent souvent dans leurs déboires ! Sachez que votre petite communauté peut accueillir jusqu'à quatre personnages ; si vous donnez congé à l'un d'eux, il ira vous attendre sagement dans votre demeure et continuera à gagner une petite partie de l'expérience accumulée par le groupe afin de ne pas être trop "largué" quand vous ferez à nouveau appel à lui. En revanche, beaucoup regretteront que Drakensang n'inclue pas une gestion d'alignement (qui fait défaut à L'Oeil Noir) : même s'il arrive à vos personnages d'interagir les uns avec les autres, aucun ne peut vous quitter pour motif de désaccord avec un autre.
Drakensang vous accorde en contrepartie un contrôle absolu sur vos personnages, de leurs caractéristiques à leur inventaire en passant par leur déplacement. La jouabilité est entièrement paramétrable : vous pouvez diriger vos troupes en cliquant sur le décor via une vue aérienne, à la manière d'un Baldur's Gate ; mais vous pouvez aussi prendre le contrôle d'un de vos personnages en utilisant les touches du clavier, dans une vue à la troisième personne qui a le mérite de vous immerger pleinement dans l'action et de vous éviter tout problème de caméra. Si vous optez pour ce mode de contrôle, le reste du groupe vous suit à distance, ce qui peut se révéler utile pour jouer les éclaireurs dans les donjons truffés de pièges. Vos personnages auront souvent l'occasion d'utiliser leurs compétences, qu'elles soient physiques ou sociales. Ainsi, face à un PNJ qui refuse d'accéder à votre demande, utiliserez-vous les talents de baratineur de Dranor ou la capacité d'intimidation de Rhulana ? De manière générale, les quêtes secondaires sont bien écrites et bénéficient de scripts solides. Si quelqu'un a besoin d'un objet que vous possédez déjà, la suite du dialogue en tiendra compte (vous pourrez lui donner sans passer par l'acceptation d'une quête). Certains PNJ réagiront même au contenu de votre sac à dos, comme ce cuisinier qui "sent" le fumet des queues de rats que vous avez accumulées dans les donjons.
Qu'en est-il de la trame principale ? Bien qu'elle soit l'oeuvre des auteurs du jeu de rôle papier (qui déclarent avoir rédigé un script de plus de 1000 pages !) et qu'elle se laisse suivre sans déplaisir, son aspect convenu et son manque de souffle épique empêchent de la considérer comme un point fort du jeu. En gros, vous recevez une lettre d'un vieil ami, Ardo de la Verraterie, qui vous demande de le rejoindre en urgence dans la cité de Ferdok où il réside. Parvenu sur place, vous apprenez que votre ami vient d'être assassiné. Ce crime odieux s'inscrit dans la lignée d'une série de meurtres rituels sur lesquels vous allez alors enquêter. Le scénario vous confrontera rapidement à une vieille prophétie truffée de dieux courroucés, d'épreuves à accomplir et de dragons à occire, qui vous conduira aux quatre coins de l'Aventurie. La progression linéaire dans un univers très découpé, qui emprunte davantage à un Baldur's Gate qu'à un Gothic (on passe de zone en zone via des voyages rapides avec rencontre aléatoire à la clé), confère à Drakensang un aspect old-school prononcé. Mais il s'en dégage, comme dans le jeu de rôle papier, un charme ineffable renforcé par l'identité graphique marquée de ses décors et de ses personnages. Le bestiaire, dans la grande tradition du médiéval-fantastique, vous opposera à des loups, des gobelins, des ogres et autres amibes géantes.
C'est l'occasion d'évoquer le système de combat, dont la fidélité respectueuse au jeu de rôle papier nuit quelque peu au dynamisme. En effet, les affrontements ne sont jamais qu'une retranscription visuelle d'une succession de jets de dés, qu'une option vous permet d'ailleurs d'afficher comme c'était le cas dans un certain Baldur's Gate. Et tant qu'on en est à le comparer avec son illustre modèle (promis, c'est la dernière fois), sachez que Drakensang propose une option de pause active durant laquelle vous pouvez passer vos ordres à chacun de vos personnages. Sachez toutefois que derrière ses mécanismes éprouvés, le jeu de Radon Labs s'autorise quelques recours à la modernité, comme en témoigne cette barre de compétences issue des MMORPG, qui vous permet d'accéder rapidement à vos potions, sorts et coups spéciaux. Ces derniers, qui doivent être appris chez un entraîneur dédié, ont le mérite de vous laisser actif durant les combats. Vous serez par contre déçu par les sorts disponibles, à la fois peu spectaculaires et peu efficaces, mais il faut savoir qu'à l'instar des Terres du Milieu, l'Aventurie a la particularité de restreindre l'usage et la puissance de la magie. On se montrera bien plus sévère sur le pathfinding, dont l'inefficacité conduit les protagonistes à de nombreux mouvements inutiles lors des combats. C'est surtout pénalisant dans les zones très peuplées, comme ce donjon truffé de rats qui vire rapidement au cauchemar.
D'aucuns pourront se montrer surpris de voir la jauge de vitalité des personnages remonter à l'issue de chaque affrontement. Mais il faut savoir que Drakensang abandonne le traditionnel concept de points de vie pour emprunter un système plus réalistes basé sur les "états". Vos héros reçoivent des blessures de gravité plus ou moins prononcée, susceptibles de les mettre hors de combat, qu'il faudra par la suite soigner moyennant bandages, onguents et utilisation de compétences de soin. Les autres états possibles vont de l'hébétement à l'empoisonnement en passant... par la saleté : après avoir combattu un groupe d'amibes, veillez à vous laver le corps au savon sous peine de voir vos compétences sociales subir un gros malus ! Sur les cadavres encore fumants de vos ennemis, vous trouverez bien entendu de quoi vous équiper ou vous enrichir, mais il est également possible aux personnages disposant du talent Zoologie de dépecer les corps pour en extraire des ingrédients utiles pour vos recettes. Le jeu propose en effet un système d'artisanat très complet qui vous permet de fabriquer vos armes, vos flèches ou encore vos potions (à confectionner au moyen des plantes qu'il est possible de cueillir un peu partout). Il faut pour cela se rendre à un établi dédié (autre emprunt aux MMORPG), sachant que vous pourrez même en installer dans votre propre maison !
Drakensang regorge donc de ces possibilités et de ces petits détails qui font les grands jeux de rôle. Il n'est pourtant pas dénué de défauts, dont les plus dommageables ne manqueront pas de rebuter une partie des joueurs potentiels (nous vous conseillons d'essayer la démo disponible). Tout d'abord, il vous est impossible de revenir dans la plupart des zones déjà visitées : pensez à boucler toutes les quêtes secondaires avant de partir. Cette contrainte n'a rien de particulièrement logique ni de particulièrement agréable. The Witcher vous imposait les mêmes restrictions, mais au moins contrebalançait-il sa linéarité par une immersion à toute épreuve, renforcée par un cycle jour/nuit, des conditions climatiques variables et la possibilité de pénétrer dans n'importe quel bâtiment pour fureter un peu. Rien de cela dans Drakensang, qui déçoit de surcroît par sa gestion médiocre de la furtivité : un échec dans une tentative de vol à la tire ne vous vaut que quelques grommellements de la part de votre victime. Bref, en dépit de ses mécaniques de jeu solides, le titre de Radon Labs souffre de quelques carences préjudiciables en ce qui concerne l'influence de vos personnages sur le monde environnant. Heureusement, la plupart d'entre vous finiront par s'accommoder de ces quelques défauts qui ne suffisent pas à entacher l'expérience de jeu, d'une richesse à laquelle on n'était plus habitués.
- Graphismes16/20
Drakensang intègre des personnages très expressifs et bien animés (même si leur déplacement souffre d'une certaine rigidité) dans des décors jolis et variés à l'identité graphique prononcée (l'atmosphère des Marais de Moorbridge est saisissante). Du coup, la technique un peu datée passe au second plan. Le pack de textures haute définition proposé à l'installation devrait toutefois rassurer les plus exigeants, d'autant que le jeu affiche une fluidité exemplaire.
- Jouabilité17/20
Le système de jeu est d'une complétude et d'une efficacité qui sauront convaincre les rôlistes de tout poil. Dommage que l'influence de vos personnages sur le monde environnant reste perfectible. La maniabilité est pour sa part irréprochable si l'on excepte l'obligation de jouer à la troisième personne pour ne pas souffrir de problèmes de caméra. Notons que le jeu profite de sa sortie tardive dans nos contrées pour afficher une absence totale de bugs.
- Durée de vie15/20
La quête principale offre entre 40 et 60 heures de jeu selon que vous vous acquitterez ou non des nombreuses quêtes secondaires et que vous utiliserez ou non le système d'artisanat disponible (il est tellement plus gratifiant de fabriquer ses propres flèches que de les acheter !). Drakensang n'inclut par contre aucun mode multijoueur et son potentiel de rejouablité se voit sabordé par la linéarité de la trame principale.
- Bande son15/20
Les thèmes musicaux, dont les sonorités est-européennes rappellent The Witcher, sont très agréables à entendre. L'ambiance sonore évoque quant à elle celle d'un Baldur's Gate : les harangues des marchands dans les villes et le bruissement des feuilles en extérieur favorisent l'immersion. Sans être exceptionnelles, les voix françaises ne portent pas préjudice au jeu, si bien qu'on aurait aimé qu'une part plus importante des dialogues soit doublée.
- Scénario14/20
Si la trame principale de Drakensang vaut largement la piètre campagne solo d'un Neverwinter Nights, elle manque par contre du souffle épique d'un Baldur's Gate. On lui préférera les nombreuses quêtes secondaires variées et bien écrites, qui font intervenir des personnages hauts en couleur dans des situations souvent cocasses (l'attaque des brigands dans les Monts de Sang est hilarante). La traduction française est réussie et l'univers se montre respectueux du jeu de rôle papier dont il est issu.
Drakensang marque le retour du jeu de rôle à l'ancienne, qui privilégiait le fond sur la forme. Adaptant avec brio les règles de la 4ème édition de L'Oeil Noir, il propose un système de jeu d'une richesse peu commune, permettant au joueur de développer ses personnages et de gérer son petit groupe comme il l'entend. Il souffre malgré tout d'une certaine linéarité et de quelques lacunes en matière d'immersion. Ceux qui feront l'effort de s'accommoder de ces défauts ne le regretteront pas. Pour peu qu'ils soient corrigés dans sa suite déjà en chantier, Drakensang pourrait même devenir une nouvelle série de référence dans le domaine du jeu de rôle sur PC.