Nombre d'entre vous doivent se souvenir de la quête poético-macabre d'Ico, où les notions même d'interactivité disparaissaient au profit du simple ressenti. Sentir la peur de Yorda, sonder son coeur par des battements irréguliers et maladroits, écouter sa plainte dans un souci de protection frissonnant. Toutes ces sensations devaient conduire à l'une des expériences les plus troublantes abordées dans le jeu vidéo. Sorte de lumière subite dans un paysage relativement stéréotypé, l'oeuvre de Ueda semblait se terminer sur une énigme, un non-dit touchant n'ouvrant que sur une sorte de jolie tristesse. Shadow Of The Colossus en est en quelque sorte la matérialisation. L'ensemble de ces sentiments enfouis ressurgit ici avec une puissance désarmante, donnant à ce titre une aura qui se raconte.
Imaginez ce que peut être une errance déprimée, au creux d'une solitude tellement intense qu'elle coupe du monde et de soi-même. Chaque pas, chaque souffle est un fardeau de plus à transporter vers une fatalité. Ce destin, fait de pleurs et de doutes, s'abat sur le jeune Wanda, condamné par ses sentiments pour une femme aux longs cheveux bruns. Veillant passionnément sur le corps sans vie de sa bien-aimée, le guerrier frêle au regard vide n'avance que dans un unique but. Selon les légendes transmises au sein de son peuple, un seul endroit dans le monde permet d'accéder à la voix des dieux, écoutant le priant sereinement. Loin de se plier aux caprices des mortels, ces divinités ne possèdent qu'un seul et unique pouvoir, celui de conduire une âme égarée dans ses chairs d'origine. C'est à l'instant précis du contact de ses doigts avec la pierre glacée de l'autel que Wanda pénètre dans une odyssée homérique qui le conduira à détruire les 16 colosses peuplant ces terres abandonnées. Personne ne sait quel est le rôle de ces monuments vivants, semblables aux piliers obscurs d'un gigantesque temple. Mais la question ne se pose pas. Seule l'envie sauvage de revoir les bras immaculés de sa compagne guide le jeune héros. C'est ce sentiment de perte de repères, de force de vie sans aucune réflexion qui rend l'inconscience de Wanda puissamment émouvante. Néanmoins on ne se rend pas bien compte de ce que signifie le pacte nécessaire à la résurrection de la jeune fille inerte avant d'admirer béatement le premier colosse. Seul un bruit lointain ébauche la rencontre lors des premières secondes. Puis viennent les secousses, terrifiantes, comme si la terre elle-même désirait s'extraire de son linceul. Ensuite ce que l'on prend pour un pan de montagne apparaît être une simple jambe, massive, stupéfiante, angoissante. Le temps de détourner le regard vers un vol d'oiseaux sombres, les yeux se posent à nouveau vers cette colline qui se meut devant nous, irréelle et imprenable. Pourtant, la peur s'estompe pour faire place à une excitation optimiste. Il est certain que cette immense créature, habile mélange de pierres et d'organes, est une des parties du rêve. Chaque mort est un pas de plus vers le désir de Wanda.
Alors que l'on pourrait aisément croire que Shadow Of The Colossus se limite à une extermination en série de monstres quasi mythologiques, il suffit d'un seul plan pour comprendre le fond véritable de l'oeuvre de Ueda. Esseulé, légèrement courbé sur son cheval, le héros juvénile est littéralement écrasé par une plaine démesurée, rappelant les paysages tétanisants de Mongolie. Faisant corps avec le ciel, la terre est comme un tableau sec et vieilli. Elle semble avoir attendu des milliers d'années sans connaître d'évolution, sans avoir vu germer ne serait-ce qu'une plante. Capturée dans le temps, elle semble n'attendre que votre venue pour extirper ses démons et vous forcer à lutter contre elle. Et ce ne sont pas les rares animaux à vivre dans cette contrée, qui vous fourniront une quelconque preuve de la bonhomie de l'environnement. Ce que cherche à vous faire ressentir ce vide, c'est une solitude douloureuse, qui vous force à ne vous focaliser que sur un seul et unique point, la vie de votre bien-aimée. Effectivement, cela peut être étrange de ne croiser sur sa route que des déserts, des forêts et des montagnes sans autre présence que la vôtre et celle des colosses. Toutefois, que serait devenu la notion épique, l'envie entêtante de défaire une véritable incarnation de puissance sans ces moments de calme apaisants ? La grande force des affrontements avec les créatures minérales est justement cette exhalaison de fureur soudaine. A l'image de l'Odyssée d'Ulysse, Shadow Of The Colossus vous fait naviguer sur une mer d'huile, ménageant ses effets, jusqu'à exploser en vous opposant à un dieu. Ce travail d'ambiance est d'une rare intelligence, assumant totalement le fait de ne pas aller dans le sens qui plairait le plus aux joueurs lambda, avides de rixes multiples. C'est de ce fait en connaissance de cause que le titre de Sony tente ce pari éminemment risqué qui fonctionne au-delà des espérances, parvenant à définir de la manière la plus forte la notion d'abandon ou plus précisément de perte. Rien ne nous raccroche à l'espoir, tout représente la mort et la destruction dans un écrin d'or fin.
En effet, et ce dans la droite lignée d'Ico, le travail artistique réalisé sur Shadow Of The Colossus est une merveille. Rares sont les jeux à susciter des frissons par la simple vision d'un paysage, voire par la représentation d'une atmosphère. Composé de décors particulièrement variés, le soft de Sony ne se contente pas de chercher à fournir un photoréalisme probant. Non, dans sa volonté première de toucher aux sentiments, il modifie l'univers avec des oscillations entre des nuances de gris et de brun, sublimées par des touches vertes ressortant dès que la végétation fait son entrée. En fait, SOTC adapte à un environnement extérieur la recherche de caractère initiée avec Ico. Chaque pas demande pratiquement un arrêt afin de contempler une feuille d'arbre, les rayons du soleil perçant entre des piliers, ou même la beauté simple d'une teinte. Même si cela a déjà été répété maintes et maintes fois, le monde exposé ici paraît sortir d'un rêve où ses contours ne seraient pas définis. Votre regard ne s'arrête jamais, il fuit seulement par la mer qui entoure cet univers. Shadow Of The Colossus est clairement le seul jeu dans lequel le panorama nous est rendu accessible par sa beauté fulgurante et surtout par sa proximité. Le bonheur enfantin de se dire : "Si seulement je pouvais aller ici" et d'en avoir la possibilité immédiate est un cadeau indiscutable et saisissant. Ce titre n'est pas une course contre-la-montre à la recherche d'un ennemi à abattre. C'est purement et simplement un espace de liberté lumineux, dans lequel le premier plaisir est d'observer et d'imaginer. Une joie bien entendu complétée par la magnificence des colosses, incarnations majestueuses de tous ces monstres décrits dans les livres d'enfants et les romans d'aventure que l'on croyait éteints avec nos vagues souvenirs. Animées avec une maestria sans commune mesure, ces créatures tantôt hommes tantôt animales transpirent de vie. Réagissant naturellement à vos attaques et sollicitations, elles dévoilent pourtant un regard paralysant, réussissant à percer votre confiance par un manque d'expression sincèrement dérangeant. Souffrantes et furieuses, ces entités rocheuses sont chacune une énigme à part entière, vous demandant de longs moments de réflexion avant de découvrir un maigre point faible.
Combats littéralement démentiels, ces duels sont un peu la quintessence du sentiment épique. Porté par sa détermination inébranlable, Wanda semble réellement se battre contre une force qui le dépasse. Luttant à chaque seconde pour se raccrocher à la moindre prise, ballotté négligemment par les mouvements de dégagement des colosses, vous goûterez le plus petit pas vers la victoire comme un événement légendaire. Seulement pourvu d'une épée et d'un arc, votre but est d'atteindre le "symbole de vie" de chaque titan en vous servant des parties accessibles de son corps pour poursuivre votre ascension. Toutefois, il vous sera nécessaire de découvrir en premier lieu comment mettre en défaut votre opposant, afin qu'il vous révèle à son insu la méthode pour l'abattre. Un concept exceptionnel qui relance constamment l'intérêt et offre surtout une dimension supplémentaire à un simple affrontement. Il faut apprendre à connaître son ennemi, par ses mouvements, ses attitudes face à un stimuli et évidemment par ses actions routinières. A des lieux du massacre barbare, cette façon d'appréhender une telle situation permet de construire une relation de respect avec le colosse, considéré alors comme un égal ayant aussi le droit de vivre. Un message très intéressant relayé par les évènements de clôture du soft, donnant une idée de la vraie nature de ces monstres monolithiques. Une scène de fin qui réussit d'ailleurs le tour de force d'être l'une des plus émotionnelles qui soit, brassant toutes les attentes du joueur avant de les briser avec fracas. Une démonstration s'adressant directement à la sensibilité avec une sobriété remarquable et ne pouvant laisser indifférent. Merveilleux. Au final, et vous l'aurez compris, Shadow Of The Colossus est l'un de ces titres différents, courageux, profonds, condensant les passions pour en faire son sang. Véritable expérience, il surpasse ce qu'Ico avait pu apporter et devient par la même une icône de l'intégration artistique du jeu vidéo.
- Graphismes19/20
Bonheur de tous les instants, Shadow Of The Colossus n'en est pas moins soumis aux aléas de son support. La PS2 se fait en effet bien vieille, on sent que cette dernière expérimente souvent des difficultés à supporter l'ensemble des éléments du titre de Sony. De ce fait, le framerate chute très souvent et des bugs de collision apparaissent à de nombreuses reprises. Pourtant, mêmes ces défauts ne parviennent pas à masquer l'inventivité plastique dont est investi le jeu. Donnant à voir ce que nous masquait Ico, SOTC touche à l'oeuvre d'art interactive.
- Jouabilité18/20
Doté d'un concept fabuleux, le titre de Sony se laisse porter également par une prise en main rapidement accessible, permettant de ressentir l'héroïsme des affrontements dès les premières heures de jeu. Réussissant à communiquer la faiblesse de Wanda, qui n'est somme toute qu'un être humain, le gameplay de Shadow Of The Colossus vous plonge immédiatement dans un univers rarement approché. Et même si quelques problèmes de caméra cruellement présents vous donneront parfois des sueurs froides, la fureur et la beauté des combats suffiront à vous convaincre de la qualité ludique du soft.
- Durée de vie14/20
Malgré le plaisir intense pris lors de la quête, et les nombreuses heures passées à découvrir le vaste monde, il ne vous faudra pas plus d'une quinzaine d'heures pour terminer le soft. Une durée de vie un peu légère, mais qui souffre un peu moins de son statut lorsque l'on voit le degré d'addiction que provoque le jeu. Vous reviendrez souvent dans les hautes plaines profiter encore un peu du monde se dévoilant sous vos yeux et défier pour le simple plaisir les divers colosses. De plus, vous débloquerez un mode time-trial en finissant l'aventure.
- Bande son19/20
Que dire sur cette bande-son si ce n'est qu'elle dépasse toutes les attentes, parvenant même à éclipser ses concurrentes d'un revers de la main. Orchestrée avec un talent fascinant, elle entre en osmose avec le titre et le joueur, libérant ses accès de calme et de fureur avec une beauté étourdissante. Que ce soient les longues plaintes au violon ou encore les thèmes épiques donnant des frissons à chaque montée, le travail réalisé sur la musique laisse sans voix. Espérons que le compositeur Kow Otani s'attelle désormais à plus de projets.
- Scénario19/20
Paraissant à première vue classique et surtout décharnée, l'histoire de Shadow Of The Colossus est l'une des plus émouvantes qu'il m'ait été donné de voir. Faisant ressentir à chaque instant la détresse du héros par des plans précis et simplement par le contexte même, la mise en scène appuie le scénario avec passion jusqu'à le faire éclater dans une scène finale indescriptible tant elle parle directement aux sentiments du joueur. Intense, intelligente et menée avec brio, elle en émouvra sûrement certains aux larmes.
Chef-d'oeuvre d'Ueda, Shadow Of The Colossus, malgré ses défauts liés à la technique, se place comme le titre rapprochant enfin le jeu vidéo de l'oeuvre à part entière. On pourrait facilement le couvrir sous des armées de superlatifs élogieux, mais le soft de Sony se ressent simplement. Il est impératif de le parcourir pour comprendre totalement ce qu'il véhicule. Objectivement magnifique et ludiquement fabuleux, son âme véritable est subjective. Sorte de livre ouvert sur l'imagination et le rêve, ce dernier mérite une lecture attentive et passionnée. Tournez la page.