Les brumes saturées d'effluves âpres, s'élèvent le long des poutrelles métalliques, rongées par une rouille tenace. Depuis le cataclysme, l'air est de plus en plus vicié. Comment avons nous pu nous croire en sûreté 1200 mètres au-dessous de notre terre natale. Les anciens évoquent parfois des mots qui nous sont étrangers, évoquant des entités drapées de vert. Ils les nomment "arbre". Bienvenue dans l'étouffant monde souterrain de Breath Of Fire : Dragon Quarter.
Attendez-vous à expérimenter ce qu'aucun autre RPG ne vous a fait ressentir. Il n'est qu'une chose qui dirige ce lugubre univers, l'ambiance. Si l'on devait disséquer ce titre, cette dernière occuperait pratiquement 75% de son intérêt. Vous êtes Ryu, membre des Rangers Sheldar, milice armée chargée de protéger le peuple des Génics, sorte de créatures mutantes, ainsi que d'accomplir des missions diverses au sein de tunnels en déliquescence. Cependant le destin de ce jeune homme va évoluer vers des horizons inavoués. Ce jour funeste, accompagné de son ami et partenaire Bosch, le petit ténébreux va devoir faire face à des interrogations et à un choix crucial qui lui permettra peut-être d'apercevoir enfin le ciel. En effet, reclus dans un réseau gigantesque enfoui depuis plusieurs générations à des milliers de kilomètres sous la surface du sol, les habitants malheureux de minuscules hameaux délabrés, rêvent un jour d'enfin revoir une lumière crue, loin de celle chevrotante et migraineuse des néons. Dans un souci d'espérance vaine, le lourd plafond fut peint de bleu. S'écroulant par endroits, perdant sa couleur vive, celui-la même qui aurait dû permettre à cette collectivité d'exister par procuration ne semblait plus qu'un vulgaire placebo. Ultime témoignage de la teinte des cieux.
Véritable incarnation psychologique des hommes survivant en ces terres stériles, les diverses structures dans lesquelles vous évoluerez feront appel à toutes sortes de phobies oppressantes. La claustrophobie découlant logiquement de l'enchevêtrement chaotique de salles dénuées de fenêtres, la paranoïa, ne sachant jamais a qui se fier, la peur, devant les probabilités de rencontres peu amicales, le dégoût, à la vision de certaines créatures, et la névrose due à l'absence potentielle de fuite vers un endroit sauf et avare de couleurs ternes et gangrénées par trop de larmes versées. Vous chercherez souvent une respiration salvatrice, mais vous n'avalerez que poussière. La sensation émanant de ce jeu se rapproche en grande partie de celle commune au légendaire Vagrant Story. Doté d'omniprésents rappels dépeignant une ambiance noire et transpirant de désespoir, votre avancée sera ponctuée de scènes d'agonie. Au détour d'un couloir ocré dont les murs font montre de traces équivoques de bataille, vous découvrirez le cadavre en décomposition, baignant dans son sang, d'une sorte de monstre ressemblant un peu à un croisement entre les cochons au service de Ganon dans Zelda et des dragons. J'en viendrais donc à traiter ce soft en tant que Survival-RPG. Et je vous assure qu'au bout du cinquième corps à la peau déchirée et aux yeux vitreux, vous en déduirez le même raisonnement. D'autant que la psychologie des personnages, en particulier de Bosch, est intéressante sous bien des apects. Guidé par un sens du devoir et une ambition à toutes épreuves, il laisse entrevoir un sadisme latent qu'il laissera exploser lors d'une confrontation, aboutissant à une scène de torture, véritablement gratuite et déstabilisante. Vos trois héros, Ryu, Lin et enfin la mystérieuse Nina (vous reconnaîtrez aisément le manque d'originalité de Capcom depuis Breath Of Fire 2 (le premier étant édité par Squaresoft)), sans abonder dans le sens des clichés habituels propres à ce statut, ne se fondent pas spécifiquement en ce climat malsain. J'émettrais cependant une réserve concernant l'élu principal.
Une fois sa transformation en dragon acquise, ce dernier se soumet à de violents accès de colère lors de certaines situations. Déployant une énergie sans équivalence aucune, seule la haine lui permet de se mouvoir, réduisant à une proie toutes les formes de vie passant à sa portée. Cette instabilité chronique participe grandement au charisme indéniable de cet être énigmatique. De même, Nina, (attention révélation) de par son statut particulier d'expérience ratée, considérée comme une sorte de simple objet permettant de recycler l'air saturé d'oxydes divers, apporte de la crédibilité à une atmosphère pesante de non-dit horrifique et d'imbrications douteuses. Soumis à une espèce de société secrète, dirigée par un être ressemblant dans sa tenue vestimentaire à la petite magicienne ailée (Nina), les différents courants dirigeant les complexes résidentiels paraissent dans leur ensemble peu fiables et désireux de fournir une compensation au peuple tombant en déchéance. Tout le système hiérarchique est basé sur un système de D-Ratio. Plus le premier nombre est bas et plus la personne en question sera mise au ban de la société. Notre héros possédant au départ un faible 1/8192, ses espérances se limitent à la carrière de soldat et à une existence en un agglomérat de bâtisses froides et corrodées. Fans depuis toujours de Final Fantasy 7, vous retrouverez une inspiration manifeste des bidonvilles de Midgar, ainsi que l'aspect dépressif et sans avenir radieux de Corel. L'approche artistique en est très proche et les effluves grises et âcres que reflétaient cette cité-machine, se font ressentir de manière analogue. De même, il est aisé de comparer la présence quasi organique de la citadelle dans Ico, à ce personnage que forme cet amas incertain de tubes brûlés de ressentiments et d'acides. Si le manga intitulé Blame de Nihei Tsutomu connaissait une adaptation vidéoludique, elle paraîtrait sûrement de cette forme-ci. Cette errance philosophique exempte de chemin tracé à l'avance, conduisant à une satisfaction non générale mais personnelle. Un égoïsme flagrant qui n'a de force que dans une situation où le terme espoir ne contient plus de définition intrinsèque.
J'évoquais le fait que Survival-Rpg, devenait un terme approprié pour ce soft. A la vue des possibilités inhérentes à ce titre, ce terme ne peut qu'être renforcé. Les développeurs ont argué le fait que grâce au système, que je vais vous exposer ci-après, le fondement du jeu émanait littéralement à chaque partie. En fait, le principal sujet de tension réside dans la façon de sauvegarder. Pour ce faire il vous faut obtenir des "jetons sauve", fort rares au demeurant, qui vous octroient la possibilité d'enregistrer auprès d'un télécordeur. L'écueil est que ceux-ci se dissimulent profondément et le plus souvent à deux bonnes heures d'écart du précédent. Autant vous dire que votre adrénaline atteindra des sommets inespérés plus d'une fois. Mais ceci ne serait qu'une vulgaire broutille si le titre était du niveau de Final fantasy 10 au niveau de la difficulté. Cependant, il n'en est rien. Extrêmement ardu, BOF Dragon Quarter se destine sincèrement à un cercle de joueurs assidus, habitués aux RPG comme Fire Emblem ou encore FF Tactics. D'autre part, les objets se révèlent excessivements chers à l'achat, vous obligeant à économiser en armes et par là même en puissance d'attaque ou en défense. Fort heureusement, il vous arrive (rarement) de découvrir une mâne imprédictible, blottie dans une caisse. Mais le plus fort à l'échelon psychologique reste le D-Ratio. Mais qu'est-ce ? Me direz-vous si vous êtes encore là. Et bien il s'agit d'un compteur apparaissant simultanément à votre première métamorphose en dragon. Débutant à 1%, sa capacité s'arrête à 100%.0 Je vous souhaite de ne jamais voir ce chiffre qui signifie purement et simplement votre mort. Représentant la capacité maximale qu'a votre corps de supporter cette divine énergie, il est normal qu'un seuil soit fixé. Néanmoins, il ne vous est en aucun cas possible de faire décroître cette jauge. Semblable à une épée de Damoclès, son augmentation est relative aux actions que vous effectuez. En configuration d'homme-dragon (l'aspect est en effet plus proche du quatrième volet que du troisième durant la mutation), chaque coup spécial augmente le Ratio de 5 %.0 Autant vous prévenir, ne faîtes appel à cette forme qu'en ultime recours. De même, chaque tour de combat, et chaque pas participent à votre lente désagrégation (0,15 1001201530us les vingt pas).
En parlant des affrontements, ils s'apparentent à un mix entre Parasite Eve et Vagrant Story. Une fois votre ennemi repéré il vous est offert deux choix. Soit vous lui foncez dessus tête baissée, soit vous posez un piège, afin de le frapper dans le dos, tentative nécessaire si vous désirez posséder un tour d'avance. Tous les belligérants ont un nombre d'AP (Action Points) défini, leur servant à se mouvoir et à attaquer. Lors de la sélection de l'un d'entre eux, une sphère verte s'étale sur le champ de bataille, délimitant la distance maximale qu'il est vous est possible de couvrir. En sachant que plus vous vous déplacerez, moins il vous restera d'AP pour espérer effectuer une attaque puissante. Tout est donc affaire de stratégie. Les différents coups sont disponibles via des raccourcis manettes magnifiquement bien pensés et intuitifs. Mis à part leur contraignante difficulté, les combats se révèlent très agréables. Par ailleurs le système de compétences à greffer sur l'arme, bien que classique s'avère pratique et intéressant sous bien des aspects. Il est aussi à noter une possibilité de combos, non plus entre partenaires comme dans Breath Of Fire 4, mais entre différentes attaques de sa collection personnelle. Quels beaux guerriers. Enfin ...
D'un aspect graphique très particulier, le jeu ne plaira assurément pas à tout le monde. Evoluant au sein de décors très souvent avares en détails et regroupant la plupart du temps tunnels et salles sombres mis bout à bout. Sincèrement j'estime cela voulu de la part des graphistes, dans une volonté de plonger encore plus le pauvre joueur en cet étau qu'est l'atmosphère. Les personnages, quant à eux, affublé d'un cel-shadding nerveux et délibérément "crade", promènent leurs gros contours noirs de manière crédible, à l'aide d'animations réalistes, bien que parfois un tantinet raides. Le tout dispose d'un look manga plongeant l'afficionados dans des hautes sphères de plaisir. Blade Runner existe sur PS2, je l'ai vu.
Un dernier hommage, plus que nécessaire, allant directement à l'homme responsable de la magnificence musicale dont ce soft est empreint. Sakimoto Hitoshi est de la partie. Transcendant littéralement le titre, il le propulse au rang des grands RPG de ces dernières années. Jamais un compositeur n'a su rendre aussi palpable une ambiance comme celle présente dans le jeu. La musique vit le jeu, sorte de peinture musicale de Francis Bacon. Inférieure tout de même à ses compositions dantesques contenues dans Vagrant Story, cette bande-son ridiculise concrètement tous les RPG de l'année. On ressent vraiment l'impression que rien n'aurait pu s'adapter de manière si fantastique à l'émotion ténébreuse et psychologique contenue dans cet opus révolutionnaire (sous certains aspects). En un mot, splendide.
Pour finir, ce titre est réellement un coup de coeur. Recherchant à renouveler l'expérience traversée en oeuvrant en un RPG, Capcom est parvenu à nous concocter une des plus grandes polémiques du jeu de rôle japonais. Haïs par certains, ressentiment justifié par le systèmes de sauvegarde et la difficulté, et adulé par d'autres, prônant le climat et la mise en scène intelligente, le juste milieu ne se montre au grand jour que très rarement. J'assume mon choix, et m'attends à recevoir des mails incendiaires, mais l'attrait dont disposera ce titre à vos yeux dépend de votre expérience vidéoludique ainsi que de nombre de facteurs provenant des différentes expériences artistiques auxquels vous avez été confronté. Reste que si vous n'aimez pas la science-fiction, les espaces clos, le survival-horror et que votre RPG de référence est Final Fantasy 9, n'achetez pas ce titre, vous risqueriez de ne pas l'apprécier à sa jute valeur. Tout n'est qu'un éternel questionnement.
- Graphismes15/20
Des environnements parfois vides, des personnages aux contours épais à des lieues de la finesse d'un Zelda, mais participant activement à l'immersion dans la dépression générale et la noirceur intrinsèque du titre. Si pour vous RPG signifie grandes landes boisées, vous serez très déçu. Un énorme travail sur les éclairages et les textures sales et accusant le poids des ans.
- Jouabilité17/20
La navigation dans les menus que ce soit durant les combats ou durant les phases de déplacement ne pose aucun problème. Le seul petit défaut est peut être la distance que l'on a du mal à appréhender lorsque l'on veut prendre un ennemi par surprise.
- Durée de vie15/20
Le jeu se termine en une trentaine d'heures, mais grâce au système de Scénario Overlay, il vous est possible de reprendre depuis le début du jeu avec toutes vos compétences s'il vous arrive de mourir durant l'aventure. Vous aurez alors l'occasion de découvrir des scènes cachées complétant un scénario touffu. De plus, la difficulté étant ce qu'elle est, il vous faudra bien du courage pour espérer le terminer du premier coup.
- Bande son19/20
Objectivement une des meilleures bande-son de l'année. Véhiculant un nombre effarant de sentiments divers, les compositions musicales de Monsieur Sakimoto doublent la cohésion et l'intérêt d'un titre au départ fort novateur. Une démonstration de force tout simplement.
- Scénario16/20
Au niveau où j'en suis, de nombreux mystères ne sont pas éclaircis, mais le tout demeure attirant au possible. Une société secrète, responsable des pouvoirs de Ryu et de la création de Nina, un groupuscule militaire cherchant à se défaire de nos héros, un personnage principal ombrageux. Tout cela immerge profondément et ce relativement rapidement. Sûrement une des forces du jeu.
Résolument initiateur d'un nouveau genre de jeu de rôle, Breath Of Fire : Dragon Quarter, attire les foudres sur son pauvre corps meurtris. Accusé d'être déficient du point de vue graphique, laborieux concernant les sauvegardes, ainsi que lacunaire dans le D-Ratio, celui-ci condamné au purgatoire, connaît des horizons bien mornes. Néanmoins je réfute toutes ces accusations, en le plaçant comme vecteur imposant d'une volonté de renouveau salvateur. Basé sur l'ambiance et sur son système de combat intuitif, il provoque les mêmes réactions qu'un certain Vagrant Story à l'époque de sa sortie. Je le déconseille donc aux non habitués des RPG, ainsi qu'aux personnes ne connaissant que la série Final Fantasy. Ce n'est pas de la prétention, c'est juste que la déception sera manifeste. Un grand jeu, dans la veine de ce que savait faire Square à la belle époque. Un dernier mot, merci Sakimoto.